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4860• Une reprise qui devrait permettre de situer en perspective les relations entre la France et les États-Unis, certes, mais surtout les malentendus autour de l’américanisme, de l’American Dream, et finalement de la modernité. • ïl s’agit d’un extrait du Tome-I de ‘La Grâce de l’Histoire’, et l’on y trouve, évoqués en arrière-plan ou indirectement, les grands composants de notre concept du « déchaînement de la Matière », qui structure toute notre approche de la modernité, de sa chute et notre ‘GrandeCrise’ en pleine galopade catastrophique.
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3 février 2024 (15H50) – Au milieu du fantastique tohu-bohu de la GrandeCrise, nous ont pris l’idée et la nostalgie d’un retour en arrière. Pour autant, cela n’est pas sans analyses et arguments valant aussi bien pour les complications de ces temps de folie que nous connaissons.
Le texte ci-dessous est un extrait du Tome-I de la série sans fin de PhG sur ‘La Grâce de l’Histoire’. Nous ne garantissons nullement que ce texte soit exactement celui du livre finalement édité puisqu’il s’agit du texte terminé et corrigé par l’auteur, après lequel d’ultimes corrections et modifications (notamment sur épreuves) furent encore faits, – mais sans changement d’importance. Le thème choisi est celui des origines des relations entre la France et la naissance des États-Unis, selon la vision d’une relation particulièrement exceptionnelle, – dans le sens de l’entente et de la mésentente, et surtout de la compréhension et de l’incompréhension mutuelles entre les deux.
Un avertissement de l’auteur, qui s’est intéressé à cette pseudo-réédition est qu’il s’agit d’un texte de 2010-2012, alors que subsistaient encore certaines illusions sur les deux pays et quelques souvenirs sur les restes de leurs relations.
Note de PhG-Bis : « Le changement en un peu plus d’une décennie est extraordinairement important, du point de vue de PhG. Quelques pincées de Sarko-Hollande et une boulimie de Macron ont désintégré la France. La grande crise du système de l’américanisme depuis 2015-2016 ont pulvérisé l’Amérique. Les deux pays n’ont plus de relations au sens pleins du terme puisqu’ils n’existent plus, qu’ils ont étréc véritablement ‘cancellés’, – ainsi que leurs passés. Il s’agit véritablement d’archives d’un autre temps, même si ce sont celles de PhG. Par exemple, on peut se demander ce qu’il reste aujourd’hui du Paris présenté dans ce texte, comme havre de liberté et d’harmonie inspiratrice pour les artistes américains, après le passage de la ville à la tronçonneuse-Hidalgo dans une atmosphère de désordre communautaire et d’hystérie-moderniste. »
Il nous semble qu’on peut lire ce texte en soutien de certaines idées qui sont aujourd’hui avancées pour expliquer certaines situations, et aussi pour avoir une bonne mesure du développement de la modernité et de son inévitable chute dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui entraînés.
On peut enfin et surtout reconnaître indirectement des facteurs importants figurant dans notre référence symbolique du « déchaînement de la Matière ». Nous fixons l’époque du déclenchement du phénomène à 1776-1825, avec trois événements et acteurs principaux qui sont tous présents dans ces lignes : la Déclaration d’Indépendance des États-Unis de 1776 se présentant comme source de la “révolution américaine”, la grande Révolution Française de 1789, la révolution du choix de la thermodynamique fixée entre 1784 (première machine à vapeur) et 1825 (apparition de “parti de l’industrie”).
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...Alors, nous saisissons la France et l’Amérique à leur point de convergence irrésistible, en 1774-1776. Dans ce laps de temps, un roi nouveau, Louis XVI, est donné à la France ; une entreprise de réforme est tentée, acclamée et conduite à l’échec, en France ; une proclamation est faite, en Amérique, celle de l’indépendance, et aussitôt répercutée ; une mode est lancée, avec le “bonhomme Franklin” pour vecteur, qui enflamme les salons à Paris. Dès cette convergence prestement transformée en connivence, sans que personne ne s’engage encore, qu’importe, les deux destins sont scellés. L’un conduit à la Grande Révolution Française, l’autre à la Révolution Américaine, – non moins grande, je conseille d’ores et déjà de n’en point douter. Ces diverses entreprises ont, pour l’heure et sans engager le reste en aucune façon, deux intérêts en commun : se bercer de mots élevés et pleins de valeurs morales pour mieux croire à leur propre transmutation, se débarrasser du fardeau anglais.
Louis XVI, jeune souverain qui succède à une fin de règne crépusculaire, qui enchante ses sujets, qui est une figure jeune et pleine d’espérance, ne peut qu’embrasser la religion de la réforme (1) – nous parlons bien sûr de la réforme politique, car c’est bien cela le sujet dont résonnent les salons. D’ailleurs, la France, comme en toute occasion où résonne le discours politique, la France est bonne à être réformée, sinon à être clouée au pilori ; d’ailleurs, encore, il est vrai que la situation n’est pas bonne – une bonne réforme ne serait pas de trop... Ainsi le réformiste est-il appelé par le Roi, dès 1774, dans le chef et sous le visage de monsieur Turgot, que d’aucuns tiennent comme un génie de l’économie politique et de l’économie moderne ; un inspirateur d’Adam Smith, ce Turgot, baron de l’Aulne prêt à soulever des montagnes. Tous les réformistes du Royaume applaudissent à cette décision hardie ; il s’agit des salons et de ce que l’on nommera “les intellectuels” ou le “parti des philosophes”, de ce que l’on commence à nommer “l’opinion publique”, de la noblesse évidemment réformiste dans sa majorité, sinon franc-maçonne, du clergé aux idées avancées, qui ne craint pas de se mettre en question, de la bourgeoisie qui croit son heure venue. Tout ce beau monde frétille et frissonne, persuadé qu’enfin la lumière générale va, sur le royaume, confirmer l’empire des Lumières.
L’emportement est de courte durée. Il apparaît que la réforme de monsieur Turgot, comme toute chose du même nom, implique que les privilégiés céderont un peu, voire beaucoup de leurs privilèges. Le “beau monde” frétille moins et juge les frissons prématurés. Le goût de la réforme le cède à l’avant-goût préoccupant des intérêts menacés, l’ironie et le libelle remplacent les murmures approbateurs et annoncent la rancœur et le raidissement. Monsieur Turgot, qui, en plus, n’est guère diplomate, qui est dédaignant et cassant, qui se heurte à autant de mauvaises volontés qu’il heurte de vanités retranchées, doit bien vite mesurer son échec ; aussi vite que cela, il rend son tablier. En vérité, le “beau monde” préfère aller applaudir le spirituel monsieur de Beaumarchais et ainsi, effrontément, applaudir les lendemains qui chantent entre les lignes de la tirade de Figaro ; on préfère toujours s’en promettre pour le lendemain que s’exécuter le jour même. Pour autant, et parce qu’on a ses humeurs autant que sa dignité, on garde de l’aventure, dans le chef du “beau monde”, l’arrière-goût amer de l’expérience ratée ; que cela soit de sa propre faute ne fait que renforcer l’amertume, à la mesure de la dissimulation mise en place pour maquiller cette faute des couleurs d’un destin contraire. La France se prépare à entrer dans la modernité en expérimentant ce qui fait le trait principal de cette modernité, qui est l’irresponsabilité. Le cas n’est pas du tout, et pas tant, un jugement sur la réforme qui n’eut pas lieu, qu’un jugement sur le comportement qui fit échouer la réforme.
Par ailleurs, il était temps, – car si ce n’est un signe du ciel qu’est-ce qui en est un ? Turgot part le 13 mai 1776 ; moins de deux mois plus tard, le 4 juillet, est dite, proclamée et affichée la Déclaration d’Indépendance. Une préoccupation chasse l’autre, une illusion succède à une ambition, toujours la chose considérée du point de vue français. Turgot s’opposait, pour des raisons comptables et budgétaires, à certain vague projet de soutien des insurgents américains, dans lequel soutien le grand ministre des affaires extérieures Vergennes voit déjà une occasion de prendre une revanche sur l’Angleterre et de l’abaisser. Sitôt passé l’épisode Turgot, les salons se prennent d’amour fou pour les insurgents, et pour le plus exquisément naturel d’entre eux, le “bonhomme Franklin”. Ils continuent d’applaudir à tout rompre monsieur de Beaumarchais qui fait commerce des armes avec ces mêmes insurgents, et se fait leur actif et zélé promoteur.
D’abord, il importe de comprendre le sentiment de la politique française, qui doit être considéré comme une chose au sens où Emile Durkheim parlait des faits sociaux comme de choses ; de le comprendre aussi comme s’il s’agissait d’un esprit, d’une conception même, comme s’il s’agissait d’une personne enfin, à propos de l’Angleterre. Ce sentiment est à l’image de celui de Charles Gravier de Vergennes, comte et grand ministre de la France ; homme mesuré, raisonnable, entretenu d’une vision structurée des relations internationales, et, dans tout cela, un sentiment de passion intercalé ; Vergennes, écrit Gilles Perrault, « hait l’Angleterre comme il aime sa femme : absolument ». Cette haine n’est pas l’empire de la passion qui obscurcit l’esprit, mais l’effet du jugement de la raison concentré dans un besoin d’action, et de la raison scandalisée par l’objet de son observation. Vergennes juge cette nation, l’Angleterre, comme
« inquiète et avide, plus jalouse de la prospérité de ses voisins que de son propre bonheur, puissamment armée et prête à frapper au moment où il lui conviendra de menacer ».
Vergennes “hait” l’Angleterre assez par désir de revanche et esprit de vengeance, après l’humiliation française du Traité de Paris (1763) consacrant la victoire anglaise dans la Guerre de Sept Ans. Il la “hait” au-delà, de façon plus élevée, cette passion complétant l’autre et la justifiant en un sens, parce qu’il la considère comme la perturbatrice des relations policées et équilibrées qui doivent gouverner la situation européenne. Vergennes reproche à l’Angleterre de ne pas respecter le pacte de la bonne entente et de l’équilibre loyal des puissances européennes, cet arrangement entre gentilshommes qui fait la bonne fortune de la civilisation européenne. La jugeant arrogante et imbue d’elle-même, il voit l’Angleterre prompte à user de sa puissance et à dissimuler cet usage derrière le rideau hypocrite de la vertu du Droit. On comprend à quel degré dans ce jugement la possibilité d’un soutien des insurgents d’outre-Atlantique devient, selon cette vision-là, une aubaine qui est presque une obligation de gentilhomme. On ajoute à ce jugement de politique extérieure si conforme à la tradition française du domaine, de la recherche de l’équilibre, de la pacification des antagonismes, de l’arrangement des ambitions avec la mesure de la légitimité, un jugement plus surprenant par sa “modernité” ; on le dirait en avance sur le courant des réalités politiques et proche, assez étrangement si l’on juge les différences de conception des protagonistes, de l’esprit des salons et des philosophes. Déjà présent chez Louis XV finissant, chez Louis XVI et chez Turgot, enfin retrouvé chez Vergennes comme on le voit, ce jugement conclut que le temps est venu d’émanciper les colonies. A la différence de la conception classique – celle de l’allié espagnol dans l’affaire américaine, qui veut affaiblir l’Angleterre sans trop donner aux insurgents, pour appuyer ses prétentions sur le Portugal sans donner de mauvaises idées à ses propres colonies – la France n’est pas indifférente au principe du droit des peuples malgré le danger de renforcer une doctrine qui met indirectement en péril le principe de l’autorité absolue et de droit divin de la monarchie. Il s’agit moins, dans cette occurrence, du soutien à une idée révolutionnaire que du souci, toujours remarquable, de l’équilibre des relations internationales, impossible à bien tenir s’il existe des situations de contrainte.
Mais voici l’essentiel pour notre propos : cette double approche de la crise de la colonie américaine de l’Angleterre va, par simple projection des arguments, honorer les futurs Etats-Unis, dans cette période d’une charnière où se forment les jugement généraux et où s’influencent les psychologies collectives, de la double vertu d’acteur stabilisant des relations internationales et de combattant héroïque de la vertu moderne du droit des peuples. La cause américaine acquiert une puissante légitimité, à Paris bien entendu où se font et se défont les modes et les causes, avec la rencontre rarissime du jugement des philosophes et des salons, et de l’autorité restaurée pour cette cause de la politique royale. Avant même d’exister, les Etats-Unis sont honorables, essentiels et vertueux dans la perception du monde des élites françaises. C’est un point de départ, mais d’une force telle, d’une importance si affirmée, qu’il esquisse à traits déjà presque pleins la perception française de l’Amérique, c’est-à-dire l’idée que la France se fait impérativement de l’Amérique.
Le terrain est ainsi fécondé pour les grands bouleversements de la psychologie. D’un côté, vous viendrait aussitôt à l’esprit que cette remarque conduit à l’observation qu’un tel bouleversement psychologique suggère l’idée que la course est lancée vers la grande Révolution en France ; l’époque est propice, l’esprit y est prompt… Nous en avons déjà parlé, de la Révolution, et elle, si importante pour notre propos d’alors, n’est pour ce propos précisément que d’un intérêt accessoire. Gardons-la pourtant en réserve, car nous y reviendrons, en connexion avec cette autre course dont nous voulons parler, également enfantée par ce bouleversement psychologique, qui n’en est pas moins révolutionnaire. Il s’agit de ce rapport psychologique, de sa course et de ses entrelacs, entre France et Amérique ; ce rapport psychologique complexe qui accompagne l’Histoire et, dans certains aspects essentiels, l’éclaire d’une lumière inattendue, l’interprète bien plus fermement et bien plus largement que les “grands événements” habituels qu’on a coutume de décortiquer selon les visions convenues – ce rapport psychologique qui, dans certaines occurrences et selon un certain sens qui nous concerne absolument, se hisse à la grandeur de l’Histoire et y contribue décisivement.
Nous nous proposons, dans cette voie, de considérer le rapport psychologique franco-américain, avec son extension franco-américaniste, dans une sorte de spécificité établie pour l’occasion ; il s’agit de bien plus que d’une occasion, si l’on s’en tenait au sens étroit du mot ; l’occasion, ici, crée la substance, et nous permet de cheminer vers une situation qui prendra sa place aux côtés de la Grande Guerre et de son issue comme nous l’avons interprétée, et de la poursuivre, pour la substantiver, durant la période des années 1919-1933 qui nous importe centralement, avant d’en terminer en venant jusqu’à nous, où nos diverses préoccupations se trouveront enfin rassemblées. Cette ambition nous conduit effectivement à percevoir ces relations franco-américaines comme un tout, comme une spécificité, comme une chose animée de l’Histoire, une créature typique – cette volonté créatrice se justifiant par le rôle effectivement joué par cette relation, d’une façon souterraine, dissimulée mais si puissante, pour nous faire entendre sans interférences fâcheuses notre propre histoire. Jusqu’ici, en général, ce sont les interférences qui ont séduit et presqu’exclusivement occupé les universitaires besogneux qui reconstituent à leur façon ce puzzle transatlantique.
D’une façon générale et brièvement observée, mais observée en profondeur, selon une perception simple et qui ne serait pas simpliste, la société française où nous l’avons laissée, avec l’échec de Turgot, est dans une situation singulière, à la fois de plénitude achevée et de pourrissement commencé, comme un fruit juteux mais déjà trop mûr qui commence à s’amollir avec la matière morte.
(Par “société française” qui désigne la partie active et influente, celle qui intrigue et imprime sa marque, celle qui chérit ces rapports naissant avec l’Amérique qui nous occupent, nous entendons “les élites” au sens large et jusqu’à la mondanité, ou encore disons “la classe intellectualiste”, ou encore et comme déjà dit, comme l’écrit notamment Joseph de Maistre, le “parti des philosophes” avec ses innombrables annexes qu’on croise au moins dans les salons. Cette précision générale ne nous procure nulle joie particulière, sans aucun doute, bien qu’elle identifie chronologiquement la constance dans l’erreur venue jusqu’à nous, dans le chef d’une catégorie très française que je ne porte pas dans mon cœur ; mais leur responsabilité et leur aveuglement sont bien coûteux pour la France qui m’est chère, ce qui motive la tristesse du propos. Notre joie, la gaya scienza puisqu’il y en a une dans ce cas également comme dans toutes les facettes de ce récit qui demande le renfort de cette humeur pour être conduit, se trouve plus dans la démarche de retrouver la vérité d’une situation que dans le contenu de la réalité qui conduit à ces retrouvailles. On se sera douté de tout cela, mais je m’emploie à dissiper les doutes là où il ne doit y avoir que clarté.)
La société française est celle du XVIIIème siècle vers son terme. Les “Lumières” brillent maintenant de tous leurs feux, elles sont devenues naturelles, évidentes, elles sont, comme on dit, “intégrées” jusque dans la psyché du domaine ; la société française est alors, incontestablement et pleinement, celle des Lumières. Cette société française était également brillante, futile, d’un fort bel esprit, avide de mode et des jours qui passent sans laisser de trace, plutôt du côté de l’écume des jours, décadente, exquisément et profondément dépravée comme l’on joue aux tarots, pour le mystère et la grandeur de la chose, inspirée par les doctrines ésotériques, naviguant entre une spiritualité faisandée et un libre esprit proclamé comme l’on s’émancipe de chaînes imaginaires, attentive enfin plus que tout à son image dans son miroir… Cette société soutenait, plus ou moins vaguement, ce Turgot et sa réforme, parce qu’on ne peut faire différemment qu’être réformiste, à peu près comme l’on se poudre et comme l’on s’apprête devant son miroir. En même temps, ce Turgot l’horripilait, notamment de lui demander des sacrifices. Elle fit en sorte, cette société, de contribuer grandement à son élimination mais, en même temps qu’elle le faisait, en éprouvant une grande frustration de l’échec de la réforme ; j’insiste sur ce point, – frustration, nullement culpabilité ni remords plus tard, car ne se sentant en aucun cas impliquée dans le procès qu’on pourrait faire de l’échec de Turgot. Comme par nature et renforcée par la pratique, cette société-là, je l’ai dit, est experte dans l’art de l’irresponsabilité. Ce qu’elle ne supporte pas, c’est le risque d’être identifiée comme liquidatrice du réformisme représenté par Turgot, le soupçon qui pourrait naître à cet égard (non pour la valeur de la réforme mais parce qu’il est question de “réforme”, qui est du côté de l’insurpassable vertu et, désormais, de la modernité naissante, et qu’on ne peut pas ne pas être du côté de la vertu). Elle souffre de ce soupçon possible, comme d’une contradiction affreuse, d’une frustration, le mot est dit et redit ; elle ne craint rien plus que la mauvaise réputation, l’inconséquence qu’on lui ferait porter comme on fait porter le chapeau, la futilité qu’on lui découvrirait, en lui découvrant le vrai d’elle-même, le reproche alors en forme d’acte d’accusation, de n’avoir pas montré la force d’une fermeté de caractère qui eût poussé à sacrifier ses intérêts à la vertu générale de la réforme. Lorsqu’une frustration d’une telle force est ressentie, nous dit le psychanalyste, il faut en transférer le fardeau ; à la frustration répond le transfert. Ce sera la cause des insurgents.
Il y a transfert de la vertu française, ou de la vertu parisienne pourrions-nous préciser si nous nous laissions aller au goût de la polémique, par les épousailles enthousiastes de la cause américaine. Ainsi sauve-t-on la vertu de la vertu, en l’extrayant des griffes épouvantables des incertitudes des situations intérieures où le vertueux a ses intérêts engagés, pour la remettre dans des mains jugées pures, à sept mille kilomètres de distance. Au regard des lucarnes parisiennes, les insurgents avaient effectivement une pureté édénique, celle de la naissance d’un monde nouveau, une sorte de Paul & Virginie ayant retrouvé leur paradis perdu dans le grand pays en formation du Nouveau Monde. Il naquit un sentiment d’une grande force mais souterrain, jamais explicité, jamais substantivé comme il aurait dû l’être, une émotion pure conservée dans les labyrinthes de la psychologie comme précieux témoignage et source pure de ce transfert ; par le fait, ce transfert acquérant une fonction générique dans l’inconscient collectif de l’intellectualisme français. On pourrait baptiser ce phénomène de l’expression de “seconde découverte de l’Amérique” pour la classe intellectuelle française (parisienne), cette fois une découverte complètement intériorisée, impliquant une construction intérieure de l’objet considéré, une architecture doctrinale qui n’allait plus nous quitter. Elle imprégnait à mesure la psychologie, cette “seconde découverte”, comme pour assurer les fondations de l’architecture ainsi installée ; elle figurait aussitôt elle-même cette américanité qui s’imposerait comme une référence pour la situation française elle-même ; elle transformait enfin en une offrande sacrée, hors de toute attaque et de toute critique, cette idéologie moderniste, de la modernité désormais débarrassée de toute hésitation, si essentielle à cette classe de l’intellectualisme français.
(Il ne s’agit pas d’aussitôt s’installer à son établi d’universitaire pour s’attacher à une étude précise et détaillée, sinon affectueuse, du pro-américanisme ainsi découvert dans la société française, aussitôt contestée par une autre étude qui vous démontrerait impeccablement le contraire. Ce sont des querelles de salons et des querelles de clochers ; juste quelques grains de poussière pour occuper le vent qui passe. Nous parlons d’un sentiment, d’une émotion bien plus profonde, bien plus vaste, qui embrasse le Nouveau Monde pour en faire le dépositaire et la sacralisation de la modernité ; s’y adjoint en effet une épistémologie du “Nouveau Monde parallèle” au vrai, sans rapport avec le réel. Ouverture de cette symphonie nommée American Dream. On n’a pas fini d’en parler dans ces pages.)
De cette façon, les relations franco-américaines sont, pour la psychologie française, d’abord une affaire intérieure française. Dans l’excellente référence qu’est l’étude de René Rémond sur la présence de l’Amérique dans l’opinion française de 1815 à 1852, ce n’est pas la question de cette présence qui est posée, mais les formes diverses qu’elle prend tant cette présence est partout évidente ; et abondent les expressions qui rendent compte du “climat” à cet égard :
« En outre, cette histoire [de l’Amérique] a été étroitement associée à celle de la France, elle forme presque un chapitre annexe de notre histoire nationale. […] …par lui [Lafayette], l’histoire américaine est présente au cœur de la vie politique française. […] Du fait de sa liaison étroite avec notre propre histoire, la connaissance de l’histoire américaine en subit les contrecoups et est sujette aux fluctuations des relations franco-américaines. Ainsi quelques épisodes de la guerre d’Indépendance sont aussi connus que s’ils faisaient partie des fastes nationaux mais le nom du président Madison est pratiquement inconnu. »
Il s’agit effectivement moins de connaissance, de justesse de jugement, de mesure équilibrée, que d’une proximité proche de l’intimité entre les deux pays considérés symboliquement, comme s’ils venaient d’un tronc commun, comme s’il s’agissait d’une intimité qui est presque une identité. Il ne faut pas entendre ce jugement au seul sens politique, y compris par rapport à la situation politique française, et même il faut plutôt se garder de l’écouter trop dans ce sens ; il faut tenter de l’apprécier comme un phénomène psychologique. Les Français perçoivent effectivement l’Amérique, lorsqu’ils s’en occupent plus ou moins précisément, comme une matière avec quelque chose de fondamentalement français, et ce “quelque chose”, sans se manifester comme tel et en fait manifesté par le seul apport de la psychologie, occupe beaucoup de l’esprit et influe fortement sur le jugement ; cela ne garantit ni la justesse ni la mesure du second mais témoigne de la proximité extrême du premier de l’objet de notre préoccupation.
…Pour le reste, et ceci qui sera très vite perçu comme quelque chose d’essentiel dans mon propos, qui en sera plus loin le centre, pour le reste confirmons aussitôt ce que nous avons suggéré plus haut (“Ouverture de cette symphonie nommée American Dream”). Il s’agit d’un Moment psychologique fondamental pour la France, d’un Moment fondamental pour la psychologie française, qui aura ses effets à l’occasion de la Révolution, mais également pour sortir de la Révolution, qui va imprimer sa forte marque dans l’évolution de la perception française de la modernité. La France, dans une intuition qu’on peut qualifier de visionnaire autant qu’annonciatrice de tant de calamités, perçoit parfaitement que l’Amérique qui va naître et que la modernité qui en fait autant ne font qu’une. En même temps, ce Moment psychologique autant que cette intuition visionnaire apparaissent comme des témoins et des acteurs de la levée du grand courant historique qui va prendre son élan à la jointure des deux siècles et que plus rien n’arrêtera jusqu’à nous. Il ne doit faire nul doute que dans cet incident psychologique, psychanalytique, cet accident essentiel du transfert de la frustration française vers l’Amérique d’une réforme inachevée, comme une “symphonie inachevée” qu’on transmettrait dans le but qu’elle soit effectivement achevée, il ne doit faire nul doute qu’on trouve les premières racines, et les plus honorables sans aucun doute, les plus profondes également, de l’American Dream…
Comme on le perçoit à ce point du récit, on reconnaît qu’il y a une forme d’authenticité dans la démarche, une tentative que l’on comprend, qui est à la mesure humaine, malgré les multiples accidents de l’inconséquence française de ce temps si incertain ; il y a à la fois de l’ingénuité et comme une sorte de pureté, renouvelées en dépit de tout et surgies, malgré tant d’accidents déplorables et de chicaneries indignes qui caractérisent cette société française si complètement caractérisée par la décadence. De même, et comme un double sombre apparu sans prévenir, observons aussitôt qu’il s’agit bien de ce même American Dream dont il faut dire déjà qu’il va nous ravager sans pitié et qu’il commence sa marche pour nous conduire vers notre crépuscule, qui est celui des illusions de la modernité dont nous goûtons les fruits amers deux siècles plus tard, cet American Dream qui nous fascine comme une clarté éblouissante cachant le reste, ces ombres affreuses de trous noirs sans fond et sans fin. Quoi qu’il en soit des vertus originelles de l’American Dream des Français, lequel ne sera pas avare d’émulation dans le reste du vieux monde, quoi qu’il en soit des belles intentions sans la moindre simulation, quoi qu’il en soit des beaux esprits et des belles dames à l’esprit bien fait, nous tenons le début de la tromperie et c’est une distorsion fatale de la psychologie, avec l’étrange pouvoir de se transmettre, par influence et suggestion, génériquement certes, mais presque comme génétiquement. Cela deviendra plus tard mais assez vite, il faut bien le mesurer, comme une sorte de réflexe de Pavlov avant Pavlov lui-même, une sorte de penchant du cœur et du sentiment aussitôt habillé par l’esprit, en faveur de l’Amérique devenue une part de nous-mêmes. Certains nomment cela du pro-américanisme mais dit-on qu’on est du parti de celle qu’on croit être sa fille parce qu’on la favorise sans chercher à mesurer ses vertus, qu’on la choisit sans rien décider à cet égard ?
Peut-être y avait-il, dans cette illusion fondamentale qui s’exprimait de façon différente selon les partis, dans cette étrange union nationale qui allait des philosophes ricaneurs et de l’auteur si brillant du Figaro à un Vergennes sérieux comme un pape et aimant sa femme comme son Roi, dans cette union subreptice, souterraine, qui caractérisait le regard français sur les insurgents de l’Amérique prenant en charge la réforme devenue idéale que la France n’avait su faire – peut-être y avait-il une espérance partagée, ultime, désespérée, à la fois inconsciente, instinctive et prémonitoire, qu’on éviterait ainsi le grand choc décisif de la Grande Révolution ? Si la réforme qui ne se fait pas sur les bords de la Seine se fait sur les rives du Potomac, et que c’est la même, et que c’est, rive pour rive, un cours semblable, peut-être la terrible perspective sera-t-elle écartée ?
Placide, ou bien est-ce un peu de ce cynisme tranquille qui, je pense, caractérise les beaux esprits du temps moderniste à son aube radieuse lorsqu’on devine déjà l’ombre de la guillotine, le Prince de Ligne se tourne vers nous et nous interroge, agitant son mouchoir brodé à ses armoiries comme l’on cligne de l’œil :
« N’est-ce pas curieux de voir le ministre le moins gai qu’il y eût jamais en France employer un farceur ? »
Il parle de l’incertain couple que forment Vergennes et Beaumarchais. Là-dessus, comme il sied à l’esprit français et sérieux, l’historiographe met les choses au point :
« [L]a justice impose de saluer la révélation d’un homme émergeant des égouts pour se hisser au niveau de l’Histoire. » (L’on parle de Beaumarchais.)
L’auteur-comploteur se fait marchand de canons pour la cause des insurgents. Il “transfère”, si l’on veut bien accepter de charger le mot déjà utilisé de sa diversité de signification, la puissance (le canon) comme l’acte manqué du vieux continent vers le Nouveau Monde. Il est à l’exemple de la société française, Beaumarchais, futile et spirituel, et “militant” comme l’on dit, presque “droit-de-l’hommiste” par avance, et enfin exalté par ses propres discours ; entendant ce qu’il a magnifiquement écrit dans la tirade de Figaro, soudain interdit, puis s’interrogeant aussitôt, ravi en un sens : “Et si c’était vrai, et en train de se réaliser en Amérique ?” Ainsi le transfert achevé, et découverte aussi vite faite que tout cela n’est pas tombé dans l’escarcelle d’un ingrat, que l’Amérique va nous rendre au centuple, par le rêve qu’elle dispensera, l’investissement de l’utopie que nous avons mis en elle. Il faut savoir, comme l’écrit Perrault avec la pompe qui sied, que ce qui se passe là-bas, mon bon monsieur,
« ce n’est pas une discorde de taxe sur le thé et la mélasse, […] mais la grande et éternelle querelle de l’humanité en quête de liberté ».
L’Amérique et le complexe parisien valent bien un pot de mélasse, si ce n’est une messe.
En réalité, que fait et que pense l’Amérique ? Pour qu’il y ait ces relations qui vont jusqu’à la complicité comme celles qu’on tente de décrire, il faut être deux, et nous n’avons parlé que de l’un des deux, et même lorsque nous parlions d’Amérique nous parlions de la perception française de l’Amérique. La perception française est que la réforme infaisable sur les bords de la Seine se fait sur les bords du Potomac, comme par délégation d’utopie si l’on veut – et nul ne s’étonne si, en traversant l’Atlantique, la réforme devient Révolution. Il se trouve que c’est le cas, du moins dans la construction d’abord psychologique que les Founding Fathers s’emploient à édifier.
Au départ, admettons-le, la querelle est plutôt basse, avec cette affaire de taxes, de thé et de mélasse. Elle aurait pu, elle aurait dû se conclure selon l’esprit de la chose, en bons marchands et selon l’esprit du marchand. Il y avait la place pour cela, et l’on dira qu’on cherche en vain, dans la situation générale des colonies, les conditions “objectives”, comme ils disent, de la Révolution. Certes, il y a des esprits exaltés, cela d’ailleurs dès l’origine puisque les premiers colons étaient de zélés religieux fuyant les oppressions britanniques et autres pour mieux établir la leur sur des territoires vierges. (Les Natives font partie de la virginité de la chose, ce qui permettra qu’en les éliminant, virginité pour virginité, tout se sera passé comme si rien ne s’était passé.) Il y a aussi des avocats, qui savent parler, qui ont une approche rigoureuse de la loi, qui vous démontent la vertu nécessaire en autant d’engagements législatifs et la remontent en autant de démonstrations irrésistibles. Pour autant, revenons-y, tout cela se marie aisément avec un incontestable esprit de marchand qui imprègne les colonies laborieuses, qui domine le tout, qui donne son vrai rythme aux colonies. Puisqu’il est question de taxes, de thé et de mélasse, l’esprit du commerce aurait dû triompher.
Les Anglais se montrèrent brutaux et peu adroits, à l’image de leur façon de voir cette époque qui ne les inclinait guère au compromis ; entre le Traité de Paris de 1763 et jusqu’avant l’aventure désastreuse de la révolte des colonies, l’Angleterre put croire qu’elle avait réduit le monde et que les coloniaux, eux, n’avaient qu’à obtempérer ; on les traita comme tels… La ferveur révolutionnaire des insurgents, exposée dans l’appréciation qui fut donnée de la bataille de l’indépendance, n’était naturellement ni un fondement de la chose, ni une cause exclusive, comme prétendent être les révolutions ; elle fut d’abord un moyen pour s’extraire d’une situation pénible, qu’on transforma en cause et qu’on présenta alors comme le fondement qu’elle n’était pas. Le goût de la rhétorique, la mise en évidence des plus radicaux grâce à l’habileté du publiciste, notamment par les procédés britanniques, le caractère unificateur dans la lutte de cette sorte de doctrine, voilà qui justifiait qu’on usât du mode révolutionnaire comme d’un hymne rassembleur des esprits et briseur des hésitations.
Si elle fit bon usage du mot durant la Guerre d’Indépendance, qu’ils nomment en effet “American Revolution” pour l’occasion, la Révolution fit long feu. La chose est connue et largement référencée. Cédons la plume, pour nous couvrir des attributs de la vertu, à un digne critique du Monde, publiant en mai 1993, résumant la thèse du radicalisme américaniste, depuis longtemps classique, qui sert de feuille de vigne et de coquetterie idéologique à l’activisme mercantile de la Grande République ; cela se fait au travers d’une référence à l’ouvrage de Gordon S. Wood (The Radicalism of the American Revolution), paru à l’époque :
« Ce livre repose sur l’affirmation répétée selon laquelle la révolution américaine fut aussi absolue, dans son essence, que celles de 1789 et de 1917. […] Las, [elle] prit rapidement un autre cours. Dès 1787, rappelle Gordon S. Wood, James Madison, dans un article fameux du “Fédéraliste”, juge inévitable l’affrontement dans une société, fût-elle républicaine, entre “intérêts capitalistes” opposés. […] Au crépuscule de son existence, en 1825, Jefferson ne pouvait que se lamenter : “Tout, tout est mort.” Sous-entendu : de la société dont lui et d’autres avaient rêvé. »
On comprend bien tout cela, – mais on s’interroge, néanmoins : qu’est-ce que cette “essence”-là, l’essence absolutiste de cette révolution, qui n’arrive même pas à se manifester, qui est tout de suite bafouée, maquillée, ridiculisée ? D’autres ont la plume encore plus vive, qui laissent de côté ces emphases de la Révolution perdue avant d’exister, qui vont droit au but de l’“American Revolution” ; notre ami Jacques Barzun, dont nous avons déjà parlé, que nous avons déjà cité, qui écrit comme résumé de la chose, qu’il prend soin de nommer, lui, Guerre d’Indépendance (War of Independence), ce qui n’est pas rien par rapport aux convenances du système, – dans son superbe (et déjà cité) From Dawn to Decadence — 500 Years of Western Cultural Life, de 1999 :
« S’il y en avait un, le but de la Guerre d’Indépendance américaine était réactionnaire: “Le retour au bon vieux temps!” Les contribuables, les élus, les marchands et négociants, les propriétaires voulaient un retour aux conditions existantes avant l’établissement de la nouvelle politique anglaise. Les références renvoyaient aux droits classiques et immémoriaux des Britanniques : autogouvernement par le biais de représentants et d’impôts garantis par les assemblées locales, et nullement désignées arbitrairement par le roi. Aucune nouvelle idée suggérant un déplacement des formes et des structures du pouvoir – la marque des révolutions – ne fut proclamée. Les 28 affronts reprochés au roi George avaient déjà été souvent cites en Angleterre. Le langage de la Déclaration d’Indépendance est celui de la protestation contre des abus de pouvoir, et nullement celui d’une proposition pour refonder le gouvernement sur de nouveaux principes. »
Interrogeons-nous : est-ce vraiment supportable ? Peut-on accepter qu’une si belle narrative, celle de l’American Revolution, celle de « la grande et éternelle querelle de l’humanité en quête de liberté » de Perrault, soit ainsi réduite à une démarche si piteuse, bien qu’on n’hésite pas une seconde à en comprendre l’intérêt ? Les Français, eux, n’acceptèrent jamais cela, sinon en se révoltant contre les usurpateurs, en les excluant de leur American Dream. Comme nous l’avons observé plus haut en citant René Rémond, la “question américaine” devint, aussitôt qu’elle fut implicitement posée, une affaire « présente au cœur de la vie politique française ». D’une certaine façon, suivant en cela la complication et la complexité que nous ne cessons de découvrir pour nos lecteurs, cette vision française agit comme si elle avait été l’inspiratrice de l’interprétation que les dirigeants et inspirateurs de l’américanisme, en Amérique même, s’employèrent aussitôt à développer, comme s’il y avait eu, là aussi, transfert poursuivant le précédent, le justifiant, le grandissant et l’enluminant. Comme il y a une vision française de l’Amérique qui est transformatrice de la réalité américaine, il y a une présentation américaniste de l’Amérique qui assure la même mission, dans le même sens, comme s’il y avait des consignes communes. Sans doute est-ce à partir de là qu’on peut commencer à céder à la coquetterie, au travers ou au goût de la précision, pour employer à telle ou telle occasion, puis de plus en plus souvent, lorsqu’il s’agit d’affaires la concernant, l’Amérique, le qualificatif d’“américaniste” de préférence à “américain”. Il est vrai qu’en même temps que la “Révolution américaine” découvre son vrai visage, un montage gigantesque est entrepris, comme avec naturel dirions-nous, comme si c’était la nature de la chose de s’habiller d’une apparence prétendant à la substance, pour dissimuler la vraie substance. L’Amérique avait les moyens pour cela, parce qu’elle n’était pas née de l’Histoire mais de la volonté humaine, qu’elle s’appuyait donc, plus que sur les évidences et les traditions de l’Histoire, sur une certaine forme de “communication” annonçant notre postmodernité et assumant de transmettre et de diffuser l’interprétation qu’il importait qu’on eût, à mesure des situations et de l’évolution, de ce formidable artefact anhistorique. Je désignerais bien volontiers l’Amérique, s’il s’agit d’“empire”, comme l’“empire de la communication”, tant tout et la moindre chose d’elle-même dépendent de la perception que l’on se presse soi-même d’avoir d’elle, et tant il importe aussitôt de communiquer cette perception pour que, par cet échange éminemment démocratique, cet empire vous apparaisse comme une image fabriquée, conformément à l’image qu’il importe d’en avoir. Avec la communication, et par sa magie en vérité, le conformisme est consubstantiel à l’Amérique et même davantage : il est la condition de la pérennité de la “Révolution” américaine et de sa vertu.
Il s’en déduit que, dès cette origine, à côté de ceux qui entretenaient la démarche audacieuse et bientôt suspecte de garder les yeux ouverts et l’esprit en éveil, ceux qui faillaient à leur devoir conformiste d’autocensure (il n’est point de censure dans le pays de la liberté), à côté des Jefferson sur leur lit de mort, il se déduit absolument qu’il existe une narrative de l’Amérique… Nous traduisons narrative résolument par “fiction”, “conte”, “fable”, et nous voulons marquer ici la force de notre conviction à propos de cette construction sémantique, cette architecture de communication qui est le fondement de l’Amérique. On ne peut oublier cela sans quoi l’on oublie tout.
La chose n’a jamais cessé et ne cessera jamais, sinon par l’interruption fatale. Elle constitue un phénomène d’une telle puissance, d’une telle constance, d’un tel hermétisme, qu’on doit envisager l’hypothèse qu’elle a pesé et qu’elle continue à peser sur les psychologies, sans qu’il soit nécessaire, ni possible peut-être, d’en avoir la conscience, jusqu’à presser ces psychologies, les modeler, les modifier constamment pour les tenir dans les impératifs de la série et les enfermer dans l’exclusivité du standard. D’une façon très concrète, un Américain est plus ou moins, avec les nuances qu’impliquent la rétivité de telle ou telle psychologie, la résistance que permet, voire suggère telle ou telle situation, un être à part du reste.
Nous proposons cela comme une règle extraordinaire, à laquelle la diversité humaine permettra par bonheur de dégager bien des exceptions ; reste que le standard de la série est fixé. Cela se traduit par des jugements de fond du mode impératif : l’Amérique est “exceptionnelle”, elle est la “nation indispensable”, elle est révolutionnaire dans son essence même, qui la différencie du reste bien évidemment. Ce diktat est d’une telle intensité qu’il bouscule toutes les logiques et rend suspects autant le bon sens et l’esprit critique ; l’on n’hésitera pas une seconde, aujourd’hui, si l’on veut être moderne, à épouser les pires archaïsmes américains. Cette narrative n’aura de cesse, dans quelque circonstance que ce soit, y compris les pires moments qui confrontent l’Amérique avec son propre destin qui ressemble parfois à son propre néant, de se réaffirmer et d’être réaffirmée, comme un objet sans cesse recyclé en lui-même, comme un phénix de la communication. L’Amérique redevient toujours bonne, juste et pure, comme tel président nous confie qu’il est croyant born-again ; patience, il suffit d’attendre le chapitre suivant.
Comme on a bien pris garde de le préciser, chaque fois que l’occasion s’en est présentée, pour renforcer le sens du récit et pour rendre hommage à la diversité humaine, il y a, dans ce formidable arrangement qu’est l’Amérique lorsqu’elle s’organise en un système de l’américanisme, et face à ce système, des psychologies retorses, des esprits batailleurs, des âmes désenchantées. On les désignera moins comme des opposants, qu’ils ne peuvent prétendre être un instant dans un tel système si efficacement verrouillé, que comme des “dissidents”. Ils sont rétifs aux consignes, ils regardent la narrative américaniste avec un mépris considérable ou un ennui accablé, ils s’enivrent ou essaient les paradis artificiels. Ils repoussent avec hargne et lucidité la constante entreprise d’investissement du système, ses habiletés de boutiquier, sa maîtrise de la manipulation de l’information jusqu’à transformer la basse propagande en un ustensile inédit qui finit par acquérir aux yeux de lui-même, qui est son créateur, – aux yeux du système, par conséquent, la vertu qu’il prétend décrire (cela serait la définition du “virtualisme”). Nous ne disons pas qu’ils proposent quelque chose, ces “dissidents”, qu’ils mûrissent quelque dessein politique remarquable, ni qu’ils complotent, ni qu’ils manigancent. Ils n’ont aucun avenir selon le point de vue de leur nature qu’ils ne peuvent mesurer qu’à partir de l’enfermement où ils se trouvent, en un sens parce qu’ils font leur gloire de n’en point avoir, persuadés qu’en cédant à cette vanité terrestre ils seraient “récupérés” par les règles du jeu. Ces “dissidents” se recrutent chez les artistes notamment, avec le mot pris dans son sens le plus large ; ou bien disons la chose autrement, disons que c’est l’âme de l’artiste qui, en Amérique, nécessite, pour se faire, un esprit de “dissident”. La littérature américaine, qui est une branche exceptionnellement vivace du domaine, est le miroir, le bras puissant, la sève et la force mêmes de cette dissidence ; elle est sa définition même, si elle n’en est pas la limite.
A mesure de son développement dans le cours de son pays de cette dynamique d’expansion qui semble révéler son vrai visage dans la modernité bientôt industrielle, la dissidence américaine se cherche et, finalement, trouve en France son port d’attache et sa référence culturelle ou socioculturelle, car la “culture” semble y être une chose qui vit et se vit comme s’il s’agissait de la nature même de la chose. Mais il s’agit de la France, justement, et, en France, Paris encore plus précisément. La magie française est, à l’image renversée mais correspondante de la magie américaniste pour les Français, une constante de l’imaginaire de la dissidence de l’américanisme, à ce point où l’on pourrait parler d’un effet de miroir, ou de mimétisme peut-être. Si les deux choses (France et USA) ne s’équivalent pas, nous devons les observer selon une perspective similaire, pour dégager leurs vertus et leurs caractères réciproques, et comprendre, notamment du côté de l’américanisme, les mécanismes qui les animent.
Cette dissidence n’est pas pour autant détachée des événements de la Grande République ; même si elle ne prétend pas jouer le moindre rôle politique institutionnel, elle subit évidemment les effets des événements politiques dans la Grande République. La dissidence américaniste en France, à Paris, cela à partir d’une présence américaine constante depuis l’origine, a pignon sur rue d’une façon significative à partir du tournant du XXème siècle, comme devenue une institution ; l’on pourrait la croire institutionnellement inaugurée avec l’installation d’Edith Wharton, au 59 de la rue de l’Université, en 1907 (elle reste en France jusqu’à sa mort, en 1937). Les “générations” se succèdent, que ce soit la Lost Generation ou celle du maccarthysme, ou encore celle des écrivains et musiciens noirs, qu’importe ; la dissidence américaine devient, jusque dans l’œuvre même de l’artiste, du Paris est une fête d’Hemingway aux Jours tranquilles à Clichy d’Henry Miller, un écho de la quotidienneté de cette ville qui est bien plus qu’une installation urbaine, qui est aussi bien une âme qu’un protagoniste puissant du récit que nous faisons. Le tableau ne serait pas complet si, à la littérature qu’on a déjà nommée, qui trouve en France le berceau de ce qui, dans une nation, peut prétendre à être une ambition artistique et politique universelle, on n’ajoutait, à l’autre extrême des Arts & Lettres, le cinéma, pour mieux illustrer le caractère extrêmement large et divers de ce phénomène si singulier. L’importance du cinéma est avérée dans ce cas, certes, dans la mesure où, par tradition et par symbolisme, la référence française est, pour nombre de gens du cinéma américaniste, – dito, the movie industry d’Hollywood, – la formule de transmutation du cinéma, d’industrie en art, comme le vil plomb devient de l’or. Peu nous importe ici la réalité du propos, et, notamment, la réelle mesure de l’évidence vertueuse que l’on semblerait décrire en citant le cinéma français ; peu nous importe qu’aujourd’hui, dans ces temps de basses eaux françaises, ce soit plutôt aux USA qu’on trouve des films où l’art sait se faire politique tandis qu’ils sont souvent, dans la France d’aujourd’hui, du simili-art dont on fait un conformisme politique presque industriel… Nous importe, en vérité, essentiellement la réalité psychologique ainsi distinguée, sa puissance sans aucun doute, la pérennité de son objet par la force qu’elle lui insuffle, jusqu’à la persistance de son existence dans une France qui se perçoit elle-même et par périodes, comme décadente, américanisée, bourgeoise et superficielle, repliée sur elle-même, etc., selon les caprices de l’âme française soumise au supplice de l’éternelle inquisition qu’elle se fait subir à elle-même.
Partout et toujours, dans la tradition américaine, subsiste cette magie française. Elle colore depuis bien plus d’un siècle la démarche artistique, ou pseudo artistique, du pire au meilleur, du cliché à l’œuvre d’une insondable profondeur. Le plus anodin, le plus insignifiant des exemples nous convainc de la permanence de la chose, emporte nécessairement notre conviction. Dans le film Great Expectations, d'Alphonso Cuaron, qui date de 1997, dans une année de la période où l'on connaît le triomphe américaniste de l'après-Guerre Froide et l'inévitable effacement français qui l'accompagne, – principe des vases communicants, rien de moins, – il y a l’irrésistible occasion, pour l’auteur de l’œuvre, d'une tirade exaltée confiée à l’acteur Robert De Niro. Le rôle est celui d’un vieux truand-bienfaiteur dissimulé, avec un visage mangé d'une barbe grise hirsute, un peu comme l'aurait été un Monte-Cristo ou son abbé Farias (ou comme Howard Hughes au bout de sa réclusion, dit un comparse du film qui n'a pas le sens des images littéraires). Ce bagnard évadé est revenu à New York quinze ans, vingt ans après (c'est presque du Dumas). En plein cœur d'une action dramatique où il va mourir brutalement, percé du coup de couteau d'un truand dont il est le traître, il recommande à son protégé, jeune artiste peintre qui a réussi à New York et qui est le héros de la bande, de l'accompagner, de partir avec lui pour un séjour à Paris, pour s'y faire reconnaître. On dirait un vieux sage provincial (de New York, rien que ça) recommandant à un artiste confirmé de sa province (de New York, lui aussi) d'aller chercher la consécration parisienne.
« La ville des lumières, tu veux venir ?, s'exclame De Niro. Viens avec moi, tu vas adorer Paris ... Paris est une belle ville, très belle. C'est la ville de la culture, une ville magnifique. Et il y a tout, l'élégance, la beauté, il faut que tu ailles à Paris, pas une seconde tu ne regretteras d'avoir fait le voyage. Tout artiste doit aller au moins une fois dans sa vie à Paris. Tu dois y aller. Les rues, l'atmosphère, les femmes ... Oh, les femmes… »
Les images ont la vie dure, surtout lorsqu'elles sont d'un conformisme aussi déroutant, et chez De Niro en plus, ou lorsqu’elles deviennent symboles et miroir de l’Histoire. Pourquoi sinon pour saluer une évidence qui transcende les modes, les politiques et les siècles – pourquoi penser à cette autre image restée au fond de ma mémoire, comme la mère nourricière dispose sa terre fertile, de l'actrice américaine Lauren Bacall, plus vieille de tout le temps de sa carrière et à peine vieillie, et devenue une autre femme, devenue véritablement une femme internationale, qui passe à l'émission Inside the Actor's Studio en 1999, où la question lui est posée, extraite du rituel où l'on déroule le “questionnaire de Bernard Pivot”, selon la présentation immuable du présentateur et réalisateur de l’émission James Lipton :
– Qu'est-ce qui vous fascine par-dessus tout ?
De cette voix brève et qui semble métallique mais qui se révèle être une voix de gorge, sans trembler ni ciller, Bacall répond comme cela va de soi, comme une flèche se fiche dans la cible et au cœur, sans un souffle, presque sans un mot, comme si la réponse était inscrite dans le vent et dans l’histoire du monde :
– Paris.
Les images ne veulent pas mourir, dans ce cas parce qu’elles tiennent d’une parenté magique, d’une symbiose qui dépasse le seul règne de la raison. Elles parlent au cœur de l'homme, se transmettent d'esprit en esprit, transportent une âme vers l'autre ; les images de Paris se tiennent au cœur de l’artiste américain, comme si la ville, et le pays, et son prestige culturel, étaient siens, en-dehors de la géographie, de l’histoire et de la politique. Il y a une sociologie hors du temps et des aléas sociaux de l’émigration artistique américaine vers la France, de la dissidence américaine toujours avec un pied à Paris, comme s’il s’agissait d’un événement sociologique unique, qui se joue de l’histoire et du temps, qui unit les deux pays distants de milliers de kilomètres en effaçant leur spécificité, comme s’ils ne formaient qu’un, et que cela serait quelque chose de complètement différent, et qu’en fait les deux pays ainsi intimement unis ne le seraient pas pour autant puisque ce lien serait devenu une chose en soi, étrangère à l’un et à l’autre... Même avec les artistes américains et la France, nous ne quittons pas les voies mystérieuses, qu’il nous faut explorer, de la transcendance historique ; même avec les artistes américains semblent sourdre d’improbables songes où ces hommes-là trouveraient en France ce qui manque, malgré les antiennes folkloriques et les égouts de la décadence, pour faire de l’Amérique une nation.
(*) Louis XVI, plus encore qu’une simple “religion de la réforme” si l’on en croit ‘L’intrigant’, de Aurore Chéry, Flammarion 2020.