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2713Le texte que nous publions ce 5 décembre 2011 sur la crise européenne, où il a été beaucoup fait mention de Bismarck du côté français, nous a donné l’idée de publier deux extraits d’un texte de Philippe Grasset, resté dans des tiroirs nécessairement poussiéreux… Dans la foulée, une idée en entraînant une autre, l’occasion s’est transformée en larron et, au-delà, en une nouvelle rubrique. Il s’agirait de la publication, d’une façon irrégulière, selon une opportunité liée à l’actualité ou en d’autres occasions, d’autres textes de cette sorte. Nous publierons très rapidement, lorsque la rubrique sera mise en place, dans les jours qui viennent, de plus amples explications à propos de ces textes ; que l’on sache simplement qu’il s’agit d’extraits d’un projet de livre pas loin d’être parvenu à son terme, puis qui fut abandonné sans que jamais Philippe Grasset ne l’ait présenté pour publication. (Il s’en expliquera là-dessus dans le texte présentant la rubrique, dont le titre serait “ArchivesPhG”.)
Pour l’immédiat, parlons des extraits ci-dessous, qui font partie d’un chapitre de la Première Partie du manuscrit dont il est question. (Le manuscrit portait le titre provisoire de 1941-2001, et cette Première Partie : «1848, Sadowa, la Grande Duchesse de Gerolstein et Appomatox». Ce manuscrit a été rédigé en 2002-2003.) Il y a principalement deux extraits, le second étant lui-même scindé en deux parties.
• Le premier extrait présente le climat français à la veille de la guerre de 1870, principalement à partir de la victoire prussienne sur l’Autriche, à Sadowa, en 1866. Il s’agit surtout de rendre compte du climat délétère de “la Grande Nation” (dito, la France, au cas où on ne l’aurait pas reconnue), ses hésitations, ses inconséquences, ses jugements à la fois enfiévrés et dépourvus de toute raisons, ses utopies enivrées, sa médiocrité complète de pensée politique… Avec tout de même plus d’allure et de grâce, cette France-là pourrait ne pas être étrangère à celle de Sarko.
• Le second extrait (en deux textes séparés) est l’esquisse d’un portrait de Bismarck, à la fois “autour de la guerre de 1870” et dans le cadre du pouvoir prussien devenu pouvoir impérial allemand. Malgré le verdict des armes de 1871, les Allemands n’y apparaissent pas tellement plus à leur avantage que les Français, y compris la vision politique de Bismarck.
Ce texte a été écrit en 2002-2003 et aucune correction majeure n’y a été apportée. Il est évident que je ne le récrirais pas de cette façon si je devais l’écrire aujourd’hui ; d’ailleurs, La grâce de l’Histoire le recoupe dans nombre de domaines, mais selon un axe différent de la pensée, et l’on pourrait ainsi considérer que La grâce est justement une façon de le récrire selon cette approche différente.
Pour autant, j’estime qu’il est intéressant d’en publier certains extraits dans l’état initial, notamment parce qu’ils s’attachent à des sujets plus spécifiques qui sont écartés dans La grâce, à cause de l’approche différente choisie. Pour ce cas, ces sujets ont une certaine proximité historique avec un problème qui est au centre de nos préoccupations, – l’Europe et les relations franco-allemandes.
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Face au Moment décisif qui voit l'achèvement de la révolution prussienne, et bientôt à son détriment, face au personnage décisif et naturellement manipulateur qu'est Otto von Bismarck (plus loin, on en verra plus sur lui), face à l'ascension allemande, eh bien il y a la France. La géographie et l'histoire nous le disent. La géographie et l'histoire, fermement unies, dictent à la France la mission historique d'endiguer le flot qui monte. La France se défausse de cette responsabilité historique. C'est un grand moment de cette faiblesse nationale qui est un de ces traits constants du caractère qui conduisent l'histoire de la France. (L'esprit français navigue sans fin entre faiblesse et ardeur, comme s'il trébuchait sous le poids de la France à porter puis se reprenait pour mériter de la grandeur de la France qui le distingue.) L'expression complète de notre grande faiblesse nationale dans ce passage est Louis-Napoléon. C'est un libéral dans l'âme, quoiqu'on ait dit de l'Empire (autoritaire, libéral, toutes ces étiquettes convenues), quoiqu'en ait fait la gauche intellectuelle, jamais plus heureuse que d'avoir des adversaires exactement de la même trempe qu'elle, de la même matière, du même moule, qui lui permettent de se radicaliser sans fin et en toute irresponsabilité. Il y a chez Louis-Napoléon, quoiqu'en plus torturé, quelque chose de l'ancêtre spirituel d'un Giscard d'Estaing, qui fut naturellement, — je veux dire avec un naturel qui donne à penser, — le meilleur allié de la gauche intellectuelle, qui offrit à la gauche intellectuelle ce qu'un cinéaste a nommé pour un de ses films La parenthèse enchantée (i.e., la baise assurée sans risque entre la pilule de 1968 et le SIDA de 1981). C'est la sorte d'esprit qui retrouve toute sa conviction pour exposer la faiblesse principale de son caractère, cette tendresse du jugement, cette fascination pour la bienséance intellectuelle que représente pour lui la réputation d'être un “esprit avancé”, — le paradoxe de cet esprit qui ne trouve sa force que dans l'exposition de sa faiblesse ; Giscard retrouvant conviction et force, sans aucun doute, pour dire à son adversaire politique et électoral, en juin 1974 lors d'un débat télévisé qu'on n'a pas oublié, les yeux dans les yeux, mâchoires serrées, avec une fermeté remarquable dans la voix : «Monsieur Mitterrand, vous n'avez pas le monopole du cœur.» C'est comme s'il dressait de toute sa taille, comme s'il avait des ailes ; il se sent porté par cette magie de la bonne conscience, — il a bonne réputation. Comme son fils spirituel VGE un siècle plus tard, Louis-Napoléon recherche constamment l'humanisation de sa politique. Il ne cesse de travailler à la gauchir, au sens technique et aussi (surtout) au sens idéologique du terme, voire au sens où on l'entend dans les salons. Cette démarche a quelque chose de pathétique ; elle a également quelque chose de dérisoire ; elle a enfin quelque chose de la mode elle-même, celle du boulevard Saint-Germain comme celle du Faubourg Saint-Honoré, et c'est d'ailleurs la même, et c'est tout simplement l'accomplissement de l'esprit parisien.
La France est un mystère unique de l'Histoire, à cause de sa puissance conceptuelle qui lui fait dompter toutes les tensions historiques et toutes les forces naturellement centrifuges qui l'assaillent, à cause de la constance de son affirmation culturelle, à cause de la cohésion politique que lui donne une langue qui est bien autre chose qu'un moyen de communication, à cause de sa puissance mystique enfin qui la différencie du reste sans passer par les attributs de la puissance terrestre (la France de Louis XIV est grande pour autre chose que sa puissance, bien qu'elle fût la plus grande puissance de son temps). La France est naturellement un paradoxe ; elle est naturellement un fardeau et une ardeur à la fois, une espérance sans fin et une déception constante. Sa force sans exemple est côtoyée par un abandon tout aussi constant de ceux qui la servent à une faiblesse du caractère qui est le goût irrépressible de la parade dans la bonne réputation confirmée par la rumeur de la mode. Cette mollesse de l'esprit, car c'est cela finalement, cette absence de fermeté, — cette mollesse les invite à s'abandonner à l'indulgence coupable, au goût de l'image sommaire décrite par des mots d'une lourdeur extrême, à la construction complexe de l'esprit qui charme bien plus que la nature, au goût de l'effet, au goût du paraître dans les salons, à l'ivresse des bons mots et des jeux de mots. Cela ne tient pas à un parti, certes non, ni même à un engagement politique clairement identifié. Tocqueville est un libéral, et la tendance à la mollesse de l'esprit que l'on décrit est certes retrouvée souvent chez les esprits libéraux ; mais Tocqueville est un esprit libéral ferme, d'une conviction mesurée et tenue à la poigne, d'une lucidité sans passion, d'une plume qui ne sacrifie rien aux modes et qui trace sans faillir. Bainville n'est pas un libéral, et l'on sent chez lui cette même fermeté d'âme que chez Tocqueville, qui lui fait tenir un jugement jusqu'aux termes de sa logique, pour bien le peser. Taine est un libéral d'une sorte différente de Tocqueville, et lui aussi a la fermeté éblouissante de la logique et de la langue. Tocqueville et Bainville, et Taine, finalement, sont du même parti de l'ordre du spirituel, qui est le parti de l'ordre de la pensée et de la fermeté de la conviction, s'ils choisissent des voies différentes pour y accéder et les exercer.
Bainville, notre compagnon pour cette partie précisément de notre analyse, enrage en décrivant l'attitude de la France alors que la Prusse complète son banco avec Sadowa. Cette fois, plus personne ne s'y trompe, ou presque. Alors qu'en 1850, ils étaient plusieurs à rester aveugles devant la marche prussienne en avant, cette fois ils ont, pour la plupart, compris de quoi il retourne. Les Anglais, les princes allemands, se tournent vers la France, et semblent lui dire : dites quelque chose, c'est le moment ou jamais ; ils lui disent : dites halte ! Dites que cela suffit. La reine de Hollande, qui est proche de Louis-Napoléon, lui glisse en un reproche qui résume tout, qui devrait éveiller l'esprit avancé mais qui montre que l'esprit est plus convenu qu'avancé : «Vous laissez détruire les faibles.» De tous les côtés, l'Europe dit à la France : sauvez-nous en vous sauvant, en agissant maintenant. Au lieu de quoi, nous dit Bainville, la France est comme la Grande Duchesse de Gerolstein qui observerait la Prusse en train de devenir l'Empire allemand, en train de préparer le coup final, que l'Empire frappera demain contre elle-même, avant de s’auto-proclamer dans la Galerie des Glaces. Elle aura vu tout venir, la Grande Duchesse, sans y rien comprendre.
A Paris, c'est le triomphe de La Grande Duchesse de Gerolstein, et cela compte plus que Sadowa et les exhortations des autres Européens. Bainville écrit avec une subtile ironie chargée de dérision, et, tout au fond, d'un mépris complet : «La France, en 1866, a crié : “bon débarras” à ce vieux particularisme allemand rossé par la Prusse; nous paierions cher pour le ressusciter aujourd'hui [N.B. : écrit en 1924], et nous saluerions avec plaisir sa renaissance. Mais il avait paru plaisant que ces vestiges d'un autre âge eussent été balayés si énergiquement par le Prussien, champion des “idées modernes”. Deux hommes d'esprit saisiront ce comique, et La Grande Duchesse de Gerolstein eut un grand succès de rire. Le général Boum, le baron Grog, l'électeur de Steis-Stein-Steis, tout ce que Bismarck venait de mettre en déroute chanta et dansa, pour le grand amusement de Paris et des provinces, sur la scène des Variétés. Sadowa devenait un opéra-bouffe, tandis que déjà Bismarck avait signé des conventions militaires secrètes avec les États du Sud, battus mais subjugués. La Grande Duchesse de Gerolstein, c'était la circulaire de Lavalette (1) mise en musique par Offenbach. Elle eut beaucoup plus de succès que les nouvelles prophéties de Thiers...» (Thiers, in illo tempore sensible à la fascination prussienne contre l'alliance autrichienne, revenu sur terre en 1866 pour dénoncer l'irrésistible marche prussienne. Dans Cette étrange guerre de 1870, Henri Guillemin ne lui pardonnera pas cette lucidité tardive, qu'il jugera à la fois tordue, machiavélique, calculatrice et racoleuse. Bref, monsieur Thiers est un sale fusilleur réactionnaire de droite. Tandis que les irresponsables qui applaudissent l'Allemagne bismarckienne triomphant à Sadowa n'ont, eux, que l'encre de leurs colonnes sur les mains. Et ils sont de gauche, on s'en serait douté.)
La France de Louis-Napoléon, toute entière plongée dans le psycho-drame du grand questionnement sur la démocratie à propos du même Louis-Napoléon, à propos de la Révolution, à propos de Paris, à propos de l'Univers qui attend le message de la France universelle, à propos de tout en un mot, — la France vit dans un univers hors du vrai univers. Le même Bainville cite avec ahurissement, en se pinçant pour y croire, le texte de Victor Hugo écrit pour l'opuscule de présentation de l'Exposition Universelle. Le texte hugolien est tellement significatif, qu'il semble plus respirer avec des majuscules qu'avec la ponctuation, et, nous aussi, comme Bainville, nous pinçant pour y croire, — car cela est écrit à trois ans de Sedan-1870, à 57 ans de la Marne-1914, à 72 ans de Sedan-1940.
«Au vingtième siècle, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l'empêchera pas d'être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de l'humanité. Elle aura la gravité douce d'une aînée. Elle s'étonnera de la gloire des projectiles coniques, et elle aura quelque peine à faire la différence entre un général d'armée et un boucher ; le pourpre de l'un ne lui semblera pas très distincte du rouge de l'autre. Une bataille entre Italiens et Allemands, entre Anglais et Russes, entre Prussiens et Français, lui apparaîtra comme nous apparaît une bataille entre Picards et Bourguignons. […]
» Cette nation aura pour capitale Paris, et ne s'appellera point la France ; elle s'appellera l'Europe.
»Elle s'appellera l'Europe au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s'appellera l'Humanité.
»L'Humanité, nation définitive, est dès à présent entrevue par les penseurs, ces contemplateurs des pénombres ; mais ce à quoi assiste le dix-neuvième siècle, c'est à la formation de l'Europe. […]
»L'Europe, une, y germe. Un peuple, qui sera la France sublimée, est en train d'éclore. L'ovaire du profond du progrès fécondé porte, sous cette forme dès à présent distincte, palpite dans l'Europe actuelle comme l'être ailé dans la larve reptile. Au prochain siècle, elle déploiera ses deux ailes, faites, l'une de liberté, l'autre de volonté.»
Sans aucun doute, nous sommes dans le “siècle de Hugo”, de notre écrivain national, de notre humaniste, de notre prince des poètes, de ce talent tumultueux qui assure également un empire incontestable sur les esprits des intellectuels, et, accessoirement, ce qui fait tout le piment de la gloire de l'esprit français, sur les fesses des dames. Bien que fait diantrement cocu par son ami, l'horrible Sainte-Beuve (au sens propre : il était très laid), Hugo n'en est pas moins notre prince et il trouve tout le bonheur qu'il méritait en trouvant sa Drouet. Léon Daudet, qui vécut très proche de la famille Hugo sur la fin du grand poète, trace le portrait superbe et savoureux de notre grand poète : «Victor Hugo était beau, avec une face fière, des yeux bleus profonds, un vaste front, des cheveux châtains qui ondulaient, un port de taille élégant, des mains fines, des pieds cambrés. Homme de lettres né, il vivait, par l'imagination et les métaphores d'une double vie, prosaïque et prosodique, qu'allumait, qu'incendiait un constant désir du corps féminin, de la voix de la femme, de la flatterie féminine. Ami des contrastes faciles, il prétendait séduire à la fois la princesse, la bourgeoise, la servante. L'ambition politique lui était venue, par l'exemple de Lamartine, ainsi que le goût de l'acclamation populaire, succédant aux applaudissements de théâtre. Ici combattu, là encensé, il se voyait sur cette terre une mission géniale et infinie, aux contours indéterminés de prédicant humanitaire et de vengeur de torts.» (2)
C'est ainsi, en réalité, que va la politique en France. Entre Lamartine (qui eut pourtant des finesses significatives d'un bon politique), Hugo qui guettait l'acclamation populaire comme on goûte les applaudissements du parterre, et La Grande Duchesse de Gerolstein. C'est une période de grande futilité de l'esprit politique en France, épuisée par les aventures révolutionnaire et napoléonienne (Louis-Napoléon n'en fait pas partie). Bainville met bien en évidence que la seule politique sage de la période, c'est celle de Louis-Philippe, qui se garde de la Prusse, cultive la proximité de l'Autriche, refuse les aventures guerrières qui conduiraient à reformer la coalition européenne contre la France ; la tragédie est bien que cette sagesse est celle de la médiocrité, car ainsi est notre Louis-Philippe, notre roi-poire, sage et médiocre souverain. Par contre, 1848, Lamartine (non sans qu'il s'avise très vite des limites du courant politique, redisons-le), Louis-Napoléon, Hugo et la suite, — quel panache et quelle futilité ! Tocqueville, dans ses Souvenirs, sent bien cela. La façon qu'il décrit la racaille des faubourgs qui en prend à son aise sur le pavé parisien de février 1848, «cela donne à penser», comme dit Sainte-Beuve. Tocqueville a découvert la démocratie en Amérique et, depuis, les Américains encensent ce politologue qui a semblé leur dire, avec ses phrases d'une élégance si française, qu'ils avaient la clef du bonheur de l'humanité. Les universitaires américains n'ont pas toujours la subtilité qu'il faut. Ils n'ont pas vraiment compris Tocqueville. Celui qui l'a bien compris, c'est donc l'affreux Sainte-Beuve, toujours aussi laid, lorsqu'il écrit, en guise d'oraison funèbre à la mort de Tocqueville en 1859 : «Tocqueville m'a tout l'air de s'attacher à la démocratie comme Pascal à la Croix : en enrageant. C'est bien pour le talent, qui n'est qu'une belle lutte ; mais pour la vérité et la plénitude de conviction cela donne à penser.» (Bien entendu, et pour enfoncer le clou, nous conseillons au lecteur, en nuançant à peine la phrase de Sainte-Beuve, de mettre Amérique à la place de démocratie, et la citation fait encore mieux l'affaire. On a tout compris. On est au cœur du débat, et le débat qui concerne l'Amérique, certes, et encore plus, – la France en train de regarder l'Amérique.)
Bref, le siècle fait désordre et l'on y trouve, sur le pavé et dans les gazettes parisiennes, l'encensement des fausses valeurs qui sont en vogue dans les salons. La politique se fait à l'avenant. Les autres n'ont pas de ces faiblesses, et précisément les Prussiens-Allemands, quand il y a un bougre comme Bismarck sur le sentier de la guerre. Comment s'étonner que le chancelier de fer ne fasse qu'une bouchée de l'empereur-Gerolstein, en l'estourbissant dans une dépêche d'Ems manipulée façon-Roosevelt préparant Pearl Harbor? La France est hors de son siècle. Elle n'y comprend rien. Bainville enrage. On le comprend, lui. La France regarde le malheur du monde prendre forme sous son nez, en n'y voyant rien, en laissant faire, et même en applaudissant à tout rompre, comme on applaudit les soirs de première sur les Boulevards, comme on applaudissait ce fameux Hernani de monsieur Hugo ; elle seule, la France, qui avait les moyens, l'autorité, la légitimité en un mot, pour y mettre le holà .
A partir de là, tout est en marche ; de la Galerie des Glaces aux tranchées de 14, du wagon de Compiègne au wagon de Rethondes, à la poignée de mains de Montoire. Tout cela, ma foi, s'est fait dans la plus parfaite vertu. Les commentaires de nos intellectuels en attestent. L'auto flagellation des résistants de la plume, un gros demi-siècle après les faits et pour les siècles des siècles, pour couvrir Vichy d'ordures diverses et gagner leurs brevets de patriotisme universaliste et progressiste, est également une entreprise vertueuses qui poursuit cette même tendance de l'irresponsabilité française, gauche et droite confondues. Qu'importe le livret, le refrain est immuable. Avec quelques autres à la pensée ferme et à la plume claire, Bainville nous manque cruellement.
«Désormais, l'erreur n'est plus permise», s'exclame Thiers après Sadowa. C'est un peu tard, pour ce vieillard qui, en 1840, grondait et dénonçait les possibilités de rapprochement avec l'Autriche contre les entreprises révolutionnaires-progressistes de la Prusse en marche. Mieux vaut tard que jamais, certes. Encore, comme nous le disions, Henri Guillemin trouvera à “Monsieur Thiers” toutes sortes de motifs cachés et évidemment inavouables à son analyse justifiée et tardive du danger allemand. Paris sera toujours Paris.
(1) Bainville écrit quelques lignes plus haut : «Lavalette, successeur [du ministre des affaires étrangères] Drouyn de Lhyus, a laissé son nom à cette incroyable circulaire par laquelle l'Empire [français] faisait savoir à l'Europe qu'il y avait lieu de regarder les victoires de la Prusse comme un bienfait.» (Tout cela, in Histoire de trois générations, in Heur et Malheur des Français, Jacques Bainville, Nouvelle Librairie Nationale, Paris, 1924.)
(2) Léon Daudet, La tragique existence de Victor Hugo, Albin Michel, Paris 1937.
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Otto von Bismarck est un héros prussien, un héros allemand, l'archétype de l'homme d'État à la fois brutal et réaliste. Il faut noter encore, ce qui n'est pas inintéressant y compris pour ce qui suit, que c'est un héros allemand admiré, un peu comme l'on dirait par tradition, d'une partie non négligeable des hommes politiques et des intellectuels français convenables. On acclame en lui le soi-disant réalisme de fer qui nous semblerait, à nous Français, presque cartésien ; la raclée de Sedan-première version est un peu moins amère si elle est inspirée et foutue par le réalisme cartésien d'un hobereau prussien. Sans doute la haine coriace que Bismarck entretenait à l'encontre des Français est-il un début d'explication pour ce jugement favorable des Français, qu'on verra alors comme le produit du sentiment romantique plus que le produit de la spéculation intellectuelle. Certains, des nostalgiques du Droit par la force peut-être, inclineraient à faire de Bismarck un héros européen ; il a fait l'Allemagne, donc il a été dans le sens de faire l'Europe. Là encore, on verra, le temps de faire l'Europe.
Il nous intéresse premièrement d'apprécier Bismarck par rapport à notre démarche qui est l'observation de l'évolution de ce mouvement général que nous nommons pangermanisme, étant admise cette conviction largement rencontrée par les événements que ce héros allemand tient nécessairement un rôle de tout premier plan dans une aventure qui va mettre l'Allemagne au premier rang des nations du monde. Ce héros allemand ne peut être confiné à l'Allemagne ; c'est un “héros allemand” dont il faut mesurer le poids et l'effet sur une époque qui enfante la modernité, sans restriction, et sur un continent qui est au centre de cette époque et au cœur de la modernité. L'importance du chancelier de fer ne nous échappe pas, pas moins qu'elle ne se discute. Au travers de lui, on comprend un peu mieux ce qu'est le pangermanisme dont nous parlons ici. Pour autant, nous aurons affaire à l'ambiguïté générale qui marque cette aventure, et qui caractérise aussi le chancelier tel que nous l'avons perçu.
Cela établi pour débroussailler l'accès au personnage en signalant les points de vue officiellement accrédités, voyons Bismarck en action. Notre constat général est plein de cette ambiguïté que nous signalons tout du long. Pour faire bref et ambigu, Bismarck nous paraît être un homme d'État de génie dans ce que Léon Daudet nommait (titre d’un de ses livres) Ce stupide XIXe siècle, avec copieuse influence de l'époque sur l'homme. Nous en trouverons beaucoup, dans l'époque moderne, de ces êtres d'un calibre hors du commun, doués de caractères extrêmes par le brio, intelligents d'une intelligence que les publicistes se plaisent à qualifier de “génie”, et qui enfantent des monstres dont l'apparition jette aussitôt une ombre décisive sur la manifestation de cette intelligence, celle-ci alors confrontée au réel dans la durée historique. (Un peu plus tard, en 1919, après deux ans d'exercice du pouvoir des bolchéviques, le beau frère de Lénine, ministre dans son gouvernement, dira de lui : «Volodia est très intelligent mais c'est fou ce qu'il dit comme bêtises.» Bien plus tard, Jean Cocteau dira d'un autre dont on comprend de quelle sorte il s'agit : «Il était intelligent comme d'autres sont bêtes.»)
Cet homme d'État, Bismarck, donne une définition de l'homme d'État qui montre aussitôt la pauvreté décisive, les bornes impératives où il enferme sa vision du monde : «L'homme d'État ressemble au promeneur qui peut s'orienter dans un bois, mais ne connaît pas le point exact où il débouchera. Comme lui, il devra suivre des sentiers pratiques s'il ne veut s'égarer.» Cette remarque peut être perçue comme une exaltation raisonnable du réalisme, ce qui n'est pas mauvais sauf que le réalisme est ici conçu comme la chose la plus étriquée du monde. C'est une adaptation au monde réel déjà foulé au pieds, dans les normes, et sans rien de convainquant (sauf la prudence du boutiquier) pour justifier une telle duplication, et non une adaptation au monde réel dans ce qu'il peut avoir d'inexploré, et où l'homme d'État doit s'aventurer parce qu’ainsi devrait être sa fonction ; l'homme d'État doit chercher des chemins que les autres ne connaissent pas et doit chercher à deviner puis à définir «le point exact où il débouchera». On retrouve la même pauvreté lorsque Bismarck fait la leçon, c'est-à-dire fustige les utopistes, les romantiques, pour mieux appuyer sa conception du réalisme. «La seule ligne de conduite d'un grand État — et c'est la différence entre un petit État et lui — repose sur l'égoïsme politique et non sur l'esprit romanesque.» L'égoïsme politique, cela donne évidemment ceci, que l'ambassadeur anglais à Berlin, devant l'explication que Bismarck développe de sa politique de 1870, ne peut s'empêcher de lancer sous forme d'une exclamation horrifiée : «Mais c'est une politique de brigandage!» L'art du faussaire, sans doute involontaire, de Bismarck, son enfermement dans les bornes, sa manœuvre habile et qui en jette, nous coincent dans une alternative dont les deux termes sont si pauvres pour l'esprit politique, et il faudra bien se faire une vertu pour choisir le moins pauvre : entre l'égoïsme politique et l'esprit romanesque, le premier ne fait pas un pli sans rien valoir pourtant. Cela, nous ne l'acceptons pas ; c'est-à-dire qu'on doit opposer à la piètre alternative de Bismarck un troisième terme, qui est ce jugement de De Gaulle, dans ses Mémoires de Guerre : «Tout, un jour, peut arriver, même ceci qu'un acte conforme à l'honneur et à l'honnêteté apparaisse, en fin de compte, comme un bon placement politique.» Et il le prouve, de Gaulle, en reprenant simplement la tradition de la politique extérieure française. Sa politique, comme celle de Richelieu ou celle de Vergennes, ou celle de Talleyrand, consiste à favoriser non pas le romanesque droit révolutionnaire des peuples qui est déstructurant parce qu'il renvoie à une politique de rupture, mais la souveraineté et l'indépendance des nations qui est une politique structurante parce qu'elle soutient les racines grandies au miel des traditions et de l'acquis historique commun ; ce faisant et faisant un «bon placement politique», l'on conforte un principe qui est le fondement de la paradoxale stabilité française, et l'on renforce la France.
Précisons le portrait de Bismarck à partir de ces nouveaux éléments : cet homme d'État est un tacticien de génie et un stratège nul, qui n'a que faire de deviner «le point exact où il débouchera», qui n'imagine pas une seconde qu'avec l'habileté du grand artiste, honneur et honnêteté finissent par devenir des bons placements en politique. Comme pur tacticien, il est brutal, cynique, impitoyable exploiteur des bonnes occasions et prompt à faire le gros dos, quitte à passer pour un couard, quand la prudence le lui conseille. Il est agité aussi, souvent coléreux, parfois hystérique, comme lorsqu'il laisse aller un torrent de larmes vraies dans une attitude fabriquée et lance de fausses démissions pour impressionner son roi/empereur Guillaume Ier ; agité, Bismarck, comme le tacticien grimé en stratège qu'il est, c'est-à-dire l'irresponsable qui ne rêve que de foncer et tape du pied de ne point obtenir de ses autorités de tutelle (pas plus stratèges que lui puisqu'elles croient qu'il est lui-même le stratège de la bande) les moyens et le blanc-seing qu'il réclame. Il ne croit qu'à la force, étant entendu, non pas qu'elle outrepasse le droit, ce qui serait brutal mais franc, mais qu'elle deviendra le droit, illico presto, quand l'affaire sera dans le sac. Voilà une tromperie de plus et la plus venimeuse : il réclame «le droit de conquête reconnu comme un article de droit international» et tient, par conséquent, que «les faibles sont là pour être mangés par les forts». La force en soi n'est pas une mauvaise chose, ni bonne ni mauvaise d'ailleurs rien qu'un moyen, mais c'est une horreur de lui prêter des vertus de substance telles qu'elle deviendrait elle-même, dans son action de brigandage, un article de droit.
Bismarck est déstabilisant, déstructurant et nihiliste, comme tout tacticien laissé à lui-même, sans un stratège pour lui désigner la direction vers quoi il doit tendre. Enfin, et c'est là que Bismarck est peut-être le plus de son temps qui est le “stupide XIXe siècle”, il montre d'insupportables préjugés et un conservatisme de l'esprit dont on a grand peine à croire qu'ils n'ont pas joué un rôle important, et même jusqu'à l'essentiel, dans des circonstances politiques dont certaines sont capitales pour l'avenir du monde. Là, Bismarck est pris dans de terribles contradictions qui mettent en grave questionnement ce qui fait sa grandeur, qui est son réalisme. Comme réaliste, il recommande fort justement de faire abstraction de ses sentiments, plus même, de les écarter, de les réduire à rien. «Mon devoir me commande une seule chose : servir la Prusse. Je n'ai pas le droit de prendre pour critérium de mes actes les sympathies ou les antipathies que peuvent m'inspirer des puissances ou des personnalités étrangères. Agir ainsi signifierait presque manquer de fidélité envers le maître ou le pays que l'on sert. En particulier, baser ses relations diplomatiques actuelles et le maintien d'une entente pacifique sur ces sentiments-là ne serait plus faire de la politique, mais se guider d'après son libre arbitre.» Allons donc ! Les beaux principes que voilà ! Et sa haine des Français ? Elle s'exprimera continuellement, à la manière d'une obsession, encouragée par sa femme la comtesse, qui voue elle-même aux «Gaulois» une «haine féroce» et «voudrait les voir tous morts, jusqu'aux enfants en bas âge» ; et alors il est vraiment impossible de ne pas croire une seconde qu'un sentiment de cette force, si négatif, si constant dans le cœur, n'envahisse pas l'esprit et ne presse pas le jugement vers des appréciations injustifiés par les seuls faits. Quelle faute, enfin, de vouer un sentiment d'exécration de cette force à un pays qui est à votre frontière, et un pays de la puissance du français ; non, pire encore, sentiment voué aux habitants de la France, promis à ne s'éteindre qu'avec le dernier «enfant en bas âge», comme précise la comtesse dans sa rage ! Cela, n'est-ce pas «manquer de fidélité» aux intérêts de son pays, qui doit évidemment envisager à chaque instant, à chaque manœuvre diplomatique, un cas d'alliance, une opportunité d'arrangement, une perspective de traité, où il faudrait paraître aimer la France parce que ce serait bonne politique ?
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Cette guerre de 1870 est, pour eux [les Français], encore plus une rupture qu'elle n'apparaît être selon la seule appréciation historique : elle rompt l'ivresse française qui a parcouru ce siècle, l'ivresse révolutionnaire et romantique, laissée intacte par l'aventure napoléonienne, ponctuée par les journées d'émeute de 1830 et, surtout, la grande année 1848 et ses projets formidables ; favorisée, en un sens, par un Louis-Napoléon qui fournit la situation confortable de monter la pièce d'un régime autoritaire contre lequel on peut ferrailler tout en partageant secrètement les principaux élans de cet adversaire politique qui a pour vous les tendresses d’une attirance secrète. Pour la France, la guerre de 1870-71 est une sorte de “retour au réel”, ponctué par la boucherie de la Commune. Les Français n'ignorent plus, au fond d'eux-mêmes, qu'ils sont pris dans un enchaînement fatal qui est le désordre de l'histoire.
Les Allemands, c'est le contraire. La victoire de 1870, la proclamation de l'Empire de 1871 transcendent leurs illusions et semblent ouvrir la voie à l'accomplissement de leurs projets les plus fous. La circonstance impérative de l'histoire écarte leurs dernières hésitations. Il n'est plus très loin, le moment où Bismarck va se trouver dépassé par le monstre qu'il a tant contribué à enfanter. La dynamique allemande, la machine, n'a plus besoin de son héros, elle n'a plus besoin de personne, elle commence à fonctionner toute seule, et à merveille. Cette période est celle du démarrage d'une expansion magnifique. C'est celle où Nietzsche, jusqu'alors admirateur ébahi du grand Wagner, rompt avec lui et commence à écrire avec rage contre l'Allemagne et le nationalisme allemand après avoir fait la guerre de 1870, et s'enferme dans sa solitude et dans les tourments de sa maladie et de sa création. Lorsque Nietzsche écrit «L'État, ce monstre froid», c'est l'État allemand qu'il désigne, celui qui porte toute la puissance née de la Prusse, et, par conséquent, toute cette dynamique qui emporte les esprits ; c'est à l'Allemagne qu'il pense, l'Allemagne enfantée par la Prusse et transformée par elle.
Transformée ? Décidément, ce n'est pas tant de puissance temporelle, de limites géographiques agrandies, de statut historique changé que nous parlons. L'Allemagne nouvellement créée est aussi transformée en substance, et la substance dépasse les hommes qui ont contribué à cette transformation, d'abord Bismarck et son vieux roi Guillaume, puis le jeune Guillaume, le second du nom, l’Empereur. Tout le monde est à la fois prisonnier et complice de cette dynamique ainsi lancée, et alors on a bien l'impression qu'ils sont tous à son service bien plus qu'ils ne la contrôlent et ne la dirigent. (Guillaume II le 23 mars 1905: «Le bon Dieu ne se serait jamais donné tant de peine pour la patrie allemande s'il ne nous réservait une grande destinée. Nous sommes le sel de la terre. ... Dieu nous a fait pour civiliser le monde...». Et, cinq jours plus tard, le leader social-démocrate Bebel, parlant des projets d'expansion coloniale comme s'il répondait à l'Empereur : «Non seulement les sociaux-démocrates n'opposeront pas de résistance au gouvernement de l'Empire mais en plus ils l'aideront dans son effort.») En juillet-août 1914, ces hommes qui croient conduire ce grand vaisseau-amiral allemand devront céder à la foule et déclarer la guerre, parce qu'on ne résiste pas à cette foule qui réclame la guerre ; cette foule gagnée par l'ivresse que dispense le rythme de la machine.
Dans les années 1870-1900, l'Allemagne acquiert le rythme de fonctionnement d'une machine gigantesque, un rythme qui est une tension vers l'avant, une ardeur mécanique, un halètement gigantesque. Nous ne disons pas que la puissance allemande dévore tout et écrase tout le reste, que la domination allemande pèse inéluctablement sur l'Europe, car les chiffres sont moins impératifs (notamment les chiffres entre Allemagne et France) ; nous suggérons que la psychologie allemande s'écarte rapidement des réalités européennes, elle crée une Europe puis un monde qui sont les siens, qui sont autre chose que la réalité, qui sont extirpés de l'histoire pour être transcendés par le rythme allemand. L'esprit pangermaniste a pris son envol.
En 1904, un abbé, Felix Klein, intitule le livre qu'il rapporte d'Amérique : Amérique, pays de la vie intense. Il aurait pu utiliser ce même titre pour l'Allemagne, s'il avait écrit là-dessus. Il y a, entre les deux pays, cette similitude de système, du rythme de la machine grondante, de la psychologie emportée par l'ivresse. Il y a, pour solliciter notre attention, cette similitude historique, — en parallèle certes, mais qui est aussi une rencontre pour qui veut y prêter attention, de la sorte qui nous importe qui est celle des psychologies, entre Allemagne et Amérique.