Asssange a ressuscité le maccarthysme, version postmoderniste

Bloc-Notes

   Forum

Il y a 2 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 482

Il n’a fallu que 48 heures pour qu’un formidable “memo” de 13 pages, – un “memo”-fleuve, donc, – soit “fuité” d’un source dans le gouvernement vers NBC.News, qui l’a mis aussitôt sur son site. Le memo est ainsi devenu un Wiki-câble, d’une certaine façon, en même temps qu’une leçon de maccarthysme postmoderniste, puisque même le bonheur du suspect (c’est-à-dire tout le monde dans le gouvernement) est un sujet de préoccupation et une mesure de sa “loyauté” future...

Guy Adams, de The Independent, faiut rapport de la chose, ce 6 janvier 2011.

«The White House has instructed every US government department and agency to create “insider threat” programmes that will ferret out disgruntled or untrustworthy employees who might be tempted to leak the sort of state secrets recently made public by the website WikiLeaks.

»A 13-page memo detailing the new policy urges senior civil servants to beef up cyber security and hire teams of psychiatrists and sociologists who can “detect behavioural changes”. They will then monitor the moods and attitudes of staff who are allowed to access classified information.

»The move is designed to prevent further embarrassing disclosures of the sort which have dominated the news in recent months. Unfortunately, just 48 hours after the memo was sent, a copy was leaked to staff at NBC news, who duly posted it on their website.

»“Do you have an insider threat programme or the foundation for such a programme?” it asks department heads, adding that they should keep a close eye on the “relative happiness” of workers, because a staffer who displays “despondence and grumpiness” is likely to be untrustworthy.

»In a passage which recalls a level of paranoia last seen during the Cold War, it asks whether agencies are using lie-detector tests or are trying to identify “unusually high occurrences of foreign travel, contacts, or foreign preference” by members of their staff.

»The author of the leaked document, Jacob J Lew, is the director of the White House Office of Management and Budget. He seems particularly anxious to prevent the media from getting its hands on embarrassing information. “Are all employees required to report their contacts with the media?” the memo asks, suggesting that staff should even be monitored once they leave the Civil Service: “Do you capture evidence of pre-employment and/or post-employment activities or participation in online media data mining sites like WikiLeaks or Open Leaks?”»

Notre commentaire

@PAYANT En 1950, le sénateur du Wisconsin Joe McCarthy, élu en novembre 1946 sur un programme nettement de centre gauche et proche du New Deal de Roosevelt bien qu’il fût républicain, déjeunait avec deux relations, dont un célèbre prédicateur évangéliste de l’époque, et se lamentait auprès d’eux à propos de ses chances de réélection en novembre 1950. Il n’avait pas, comme on dit aujourd’hui, de “thème porteur”, ses positions initiales n’avaient pas la côte et son visage mal rasé et assez brutal ne lui avait pas acquis une notoriété et une popularité considérables. Le prédicateur lui proposa alors : pourquoi pas l’anticommunisme, ça marche bien en ce moment ? McCarthy trouva l’idée impeccable et commença une campagne dans le pays sur une idée simple. Devant les foules maigrelettes réunies, mais aussi quelques journalistes, il proclamait : “J’ai dans la poche une liste de 52 fonctionnaires du département d’Etat qui ont des liens avec le parti comuniste et les services de renseignement soviétiques, et rien n’est fait contre eux !”. (Nous disons 52, mais ce pourrait être 93, ou bien 107, ou n’importe quel autre chiffre. McCarthy lui-même changea de chiffre durant ses diverses interventions, sans doute parce qu’il avait la mémoire courte et le bourbon facile. L’anecdote a été reprise dans le film The Mandchurian Candidate, première version du début des années 1960.) Peu à peu, grâce aux journalistes plus qu’aux foules enthousiastes, l’affaire fit de plus en plus grand bruit et bientôt les “trahisons” au département d’Etat assurèrent la réélection de McCarthy qui put ainsi entamer la carrière qu’on sait. Tout cela avait d’ailleurs été bien préparé par l’affaire Alger Hiss, menée par le jeune parlementaire Richard Nixon au cours d’audition au Congrès du fonctionnaire du département d’Etat Alger Hiss condamné pour parjure en 1950. (Le maccarthysme existait avant McCarthy, puisque les commissions des activités anti-américaines, – ou “un-american”, – du Congrès existaient déjà avant la guerre, dès les années 1930, et acquirent une grande célébrité en 1946-1949 par leurs attaques contre Hollywood. D’ailleurs, le maccarthysme existait avant McCarthy simplement parce qu’il est une part non négligeable jusqu'à être fondamentale de la substance de l’américanisme.)

Les conséquences, pour ce qui nous intéresse, de la campagne “spontanée” de McCarthy fit que des règles draconiennes de sécurité furent imposées par l’administration Truman au département d’Etat. Il y eut des purges, des mises à pied, l’obligation pour les fonctionnaires de prêter serment et ainsi de suite... Ce fut donc une histoire typiquement américaniste, l’idéologie conçu comme un moyen de communication et de publicité électorale, les conséquences du type classique aux USA depuis les “sorcières de Salem” de la chasse aux sorcières, des démarches systématiques de type inquisitorial et ainsi de suite.

Les circonstances exposées aujourd’hui par le memo, pour nous, par NBC.News et The Independent, sont différentes mais l’esprit est toujours le même, qui remonte à l’installation des puritains sur les terres de la future Nouvelle-Angleterre, au début du XVIIème siècle. Entretemps, les USA ont été absorbés et dilués, avec leur consentement et leur enthousiasdme, dans un système, très vite devenu “Système-en-soi” qui s’est mis en place comme une entité autonome et a pris à son service la formidable machinerie gouvernementale US, avec tous ses tics et son totalitarisme obsessionnel. Et nous découvrons, si une telle confirmation était nécessaire, que WikiLeaks et Assange ont tapé juste. Le Système a réagi comme une bête furieuse ; non seulement à l’extérieur, comme l’on voit avec l’acharnement contre Assange, mais aussi et surtout à l’intérieur de lui-même, comme on le découvre avec ce memo-fleuve de 13 pages qui détaille les nouvelles règles nécessaires pour s’assurer de la “loyauté” des sapiens qui travaillent à son service. On sait quel est le résultat de ce type d’instructions : la suspicion généralisée, l’inquisition feutrée mais permanente, la vérification constante par des réseaux ou des personnalités indépendantes de la personne visée qui est ainsi privée dans sa hiérarchie de toute autorité et de tout crédit ; l’insécurité permanente et la crainte paranoïaque d’être soupçonné de la part de tous les sapiens au travail, l’absence de confiance entre collègues avec toutes les conséquences sur la coopération, l’autocensure, etc... Et puis, pour les plus courageux et les plus dégoûtés, les “fuites” tout de même, comme seul véritable moyen de résistance et de rétorsion, – et la rapidité (deux jours après réception) de la “fuite” vers la presse de ce memo en est un signe. Nous entrons donc dans une période agitée pour la diplomatie US et pour l’équilibre du département d’Etat et des autres innombrables bureaucraties. (Le Pentagone, sans aucun doute puisque temple du secret obsessionnel, sera soumis à une inquisition impitoyable qui va accroître exponentiellement l’extraordinaire bordel régnant à l’intérieur de cet énorme système paralysé et impuissant.)

Mais il s’agit bien du maccarthysme “postmoderniste”, avec quelques détails absolument fulgurants. Il y a bien sûr l’appel aux psychologues, sociologues, psychiatres, etc., avec détecteurs de mensonge à la clef. L’intérêt est bien sûr qu’il ne s’agit pas de détecter la “trahison” effective pour des “ennemis” identifiés mais la “trahison” potentielle, d’autant qu’il n’y a pas de réseau extérieur (pas de NKVD puis KGB) pour susciter cette “trahison” mais le simple acte individuel d’envoyer un document à un organe d’information. Il faut donc porter un jugement non sur les actes mais sur les êtres, et non sur les êtres maintenant mais sur les êtres dans les temps à venir ; sur leur comportement, leurs habitudes, sur leurs réactions possibles, sur leur comportement général à venir dans les innombrables circonstances possibles que nous réserve l’avenir... S’ils aiment les voyages et parlent des beautés de Paris, les voilà suspects puisqu’ils semblent aimer aussi ce qui n’est pas tout à fait l’Amérique (malgré Sarko). Surtout, il y a ce bijou extraordinaire, au-delà de toute description dans l’exploration de la stupidité du comportement du “Système-en-soi” qui tremble désormais de peur devant son ombre et devant les ombres des innombrables sapiens qu’il a à son service : s’assurer du bonheur des fonctionnaires soupçonnés d’éventuellement être tentés un jour par des “fuites”, – c’est-à-dire tout le monde, – et pour cela demander aux chefs de service de garder un oeil vigilant sur le «“relative happiness” of workers, because a staffer who displays “despondence and grumpiness” is likely to be untrustworthy» ; même le terme “relatif” dans la surveillance policière pour que le sapiens soupçonné demeure “relativement heureux”, même ce qualificatif ajoute encore à l’immensité grotesque et surréaliste, et presque sublime en un sens, des consignes diffusées dans les entrailles du Système. Peut-être leur donnera-t-on du Prozak nouvelle version, anti-WikiLeaks, fabriqué par la puissante industrie pharmaceutique qui arrose les parlementaires, qui a l’heureuse vertu de rendre heureux par le simple fait de passer sur un autre site si vous tombez par hasard sur un site-miroir abritant WikiLeaks.

Bref, nous pouvons être assurés... 1) que les services fondamentaux du gouvernement US, à l’intérieur du Système, vont connaître encore plus, bien plus de dysfonctionnements qu’ils n’en connaissent, ce qui n’est pas peu dire ; et 2) que les “fuites” vont se multiplier, par les simples conséquences psychologiques d’un tel programme à la fois de contraintes fortes et de contraintes douces, de désordre installé dans les relations humaines, des psychologies bouleversées, des concurrences nouvelles appuyées sur l’arme du soupçon entre toutes les bureaucraties dont le seul but de chacune est effectivement de concurrencer victorieusement les autres...


Mis en ligne le 6 janvier 2010 à 07H06