Attention, le JSF descend ses propres généraux

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Attention, le JSF descend ses propres généraux

Beaucoup d’internautes, pensons-nous, ont déjà vu la séquence qu’on nous signalait hier (notamment Jean-Paul Baquiast), montrant un Major Général de l’USAF, James F. Martin, s’affaissant progressivement, pris d’un malaise qui s’avérera sans gravité mais qui provoque un effet très spectaculaire, sur le pupitre de l’estrade devant la presse, à côté du micro où Carolyn Gleason, assistante à la secrétaire à l’USAF, parlait des problèmes du moteur du JSF. On se précipite, on s’active, pour récupérer le général, tête posée sur le pupitre, inconscient, tandis que Gleason, désorientée et gênée, après avoir retenu Gleason dans un premier geste avant que d’autres secours n’arrivent, s’écarte un peu et tente de détendre l’atmosphère avec cette plaisanterie : « [That’sWhat F-35 will do to ya [you] », – sorte de “Voilà ce qui vous arrivera si vous vous occupez du F-35”. On peut rire sans retenue puisque Martin, hospitalisé d’urgence pour un contrôle médical, va finalement très bien ; un simple malaise causé par un rhume... Un tel malaise pour un rhume ? N’est-ce pas vraiment le F-35, machine du diable, qui jette un sort sur ceux qui prétendent le dompter ? Ne faut-il pas exorciser le pauvre Major Général Martin ? Pourtant, il était en train de nous dire que si le moteur du F-35 a des ennuis, qu’on ne craigne rien car le programme continue plus que jamais, – et comment, avec la perspective d’augmenter la production, de plus en plus vite, et de plus ern plus d’argent pour Lockheed Martin et pour ses actionnaires...

Tout cela (le malaise du Général) n’irait pas très loin, sauf qu’il s’agit, dans ce domaine du système de la communication où les plus petits incidents, s’ils surviennent dans certaines circonstances où ils prennent une allure de symbole, ont des effets considérables. Peut-être cette courte séquence deviendra-t-elle un mauvais coup porté à Lockheed Martin, dans un monde où le ridicule perçant par inadvertance l’épaisse carapace du Système n’est pas très loin de pouvoir tuer, comme tout ridicule bien exploité. Peu importe, puisque l’argent continue à rentrer.

Cette caricature par un incident fortuit attire l’attention sur l’aspect psychologique et humain qui entoure l’énorme crise du JSF. On a un exemple beaucoup plus marquant dans le cadre d’un article extrêmement long et fourni, et d’une très grande qualité mise en ligne par le site The War is Boring, le 9 février, pour fixer l’état général du fameux programme. L’occasion et le matériel utilisé rendent compte d’une très longue rencontre entre la presse et notamment des experts du mouvement des “réformistes du Pentagon”, organisée par l’organisation POGO spécialisé dans la recherche et la mise en accusation des abus de corruption du gouvernement, et sa branche Strauss Military Regform issue de l’ancien CDI (Center for Defense Information). Parmi les intervenants, du beau monde, – notamment Pierre Sprey et Winslow Wheeler, sorti de sa retraite pour l’occasion, – et un seul sujet : le monstre phénoménal, le JSF/F-35 (« The F-35 Is Still Horribly Broken And the Pentagon wants more »).

Bien entendu, on ne publiera pas ici l’entièreté de ce texte mais seulement un passage où Pierre Sprey notamment parle du rapport que vient de publier le chef des tests et essais du Pentagone (DOT&E), J. Michael Gilmore et dont nous avons déjà parlé. (Il est à noter que parmi le groupe d’experts réunis par POGO, on trouve Thomas Christie, prédécesseur de Gilmore à la tête de DOT&E.) (Nous signalons par l’emploi d’un caractère gras les passages qui nous intéressent.)

« The significance of Gilmore’s report cannot be overstated. “This document is probably the most extraordinary review of any weapon that’s come out of the DOT&E office,” said Pierre Sprey, a former aeronautical engineer who helped design the F-16 Fighting Falcon and A-10 Warthog. Sprey was speaking to a handful of journalists at a meeting with the Project on Government Oversight, a Washington, D.C. think tank. The panel of speakers also included former DOT&E director Thomas Christie, military reform advocate Winslow Wheeler and POGO defense wonks Dan Grazier and Mandy Smithberger.

» Gilmore’s report did include many points F-35 critics will be familiar with already. However, the document adds additional — and more importantly official — details to the various complaints. “Those are leaks,” Sprey said of important revelations about the JSF — such as losing a mock dogfight to an older F-16 — that War Is Boring and others have uncovered over the plane’s three decades of development. “This is a government document that says it. That’s a big difference.”

» “And it took a huge amount of guts to do it,” Sprey added. Throughout their presentation, both Sprey and Christie said they were impressed that the DOT&E report had “escaped” the Pentagon.

» Gilmore’s first target was the F-35’s computer and its complex software. All told, the aircraft relies on more than 20 million lines of code to “fuze” information from the JSF’s radar, infrared cameras, jamming gear and even other planes and ground stations to help it hunt down and hide from opponents, as well as break through enemy lines to blow up targets on the ground. Combined with a special, classified stealth coating, Lockheed claims the aircraft will be “virtually invisible.”

» But if the computer doesn’t work, the F-35’s greatest advertised advantages over existing rivals and future threats would suddenly become moot... »

Autant le symbole du général Martin piquant du nez sur le pupitre, épuisé par ce qu’on suppose être son travail de présenter l’affreuse catastrophe qu’est le JSF comme un splendide succès en devenir, que l’appréciation de l’acte d’audace et de courage du directeur du DOT&E, J. Michael Gilmore, réussissant à “s’évader” du Pentagone pour nous livrer son rapport explosif sur le JSF, nous donnent une illustration de ce que peut être la tension existante au sein du Pentagone autour du programme JSF. Du coup, la plaisanterie de dame Gleason (“Voilà ce qui vous arrivera si vous vous occupez du F-35”) prend tout son sel et en devient même piquante ; ainsi ne s’agit-il  pas seulement d’une plaisanterie, mais également d’une illustration un peu leste de cette tension.

L’atmosphère n’est pas prête de se modifier, sinon dans le sens du pire à cause de sa continuité catastrophique. Le programme est si important, il est si complètement encombré de catastrophes qui s’enchaînent dans le sens déjà rencontré que la tension ne peut que se nourrir et augmenter entre ceux qui sont liés au programme et ceux, quelques-uns, qui le dénoncent et s’élèvent contre lui. (« “Ils n’ont aucune idée de ce qu’ils devront avoir à faire” pour arriver à la configuration finale de l’avion, dit Christie. “Chaque fois qu’on effectue un test, nous trouvons quelque chose de nouveau et au plus le temps passe, au plus nous trouvons de nouveaux problèmes” » [« “They have no idea what they’re going to have to do” to get the aircraft to their final configuration, Christie said. “Every time we run a test, we find something new and as time goes on we’re finding more problems.” ») On peut alors concevoir que le JSF constitue une sorte de producteur interne d’un poison attaquant l’équilibre psychologique du monstre, de Moby Dick, bref du Pentagone. D’une certaine façon, l’énorme complexe militaire est en train de devenir une sorte de prison imposée par le programme JSF, une prison d’où quelques-uns parviennent parfois à s’échapper l’espace d’une acte d’héroïsme (comme Gilmore avec son rapport), mais dont les barreaux paraissent de plus en plus fermes. C’est une étrange situation qui éclaire d’une lumière singulière le destin du système du technologisme, et dont nul ne voit l’issue puisque la fuite en avant est productrice d’obstacles de plus en plus nombreux et inextricables sur sa propre route.

... Et aucune aide à espérer de l’extérieur, dans les autres domaines du pouvoir de l’américanisme, à moins que ne surgisse un nouveau président bien improbable ; il paraîtrait douteux que même un The Donald (Trump) au mieux de sa forme puisse parvenir à trancher le nœud gordien ; alors, à moins d’un nouveau 9/11 contre le Pentagone... Dans le texte de The War Is Boring, on trouve également un constat succinct de la situation de blocage et d’emprisonnement du côté du Congrès, à cause de la corruption générale, des intérêts particuliers, des liens avec les pays-satellites avec lesquels on veut éviter des querelles épuisantes, comme dans le cas de tout empire arrivant en bout de course et de plus en plus épuisé, comme les bons vieux dinosaures, par le poids énorme de sa propre puissance devenue naturellement impuissance pure.

« Unfortunately, Congress has had little stomach to reign in the program. “No,” Wheeler told the room flatly when asked if any lawmakers were likely to stand up to the F-35. Vocal opponents in the legislature have been just that, vocal, and little else, he pointed out. [...] “There’s the obvious reason of the distribution of defense contracting,” Wheeler pointed out. Of America’s 50 states, 46 have a stake in the JSF program. Democrats and Republicans alike both fear being labeled as weak on defense or unfriendly to defense contractors, Wheeler added. And with so many planes already built or on order, the project is becoming increasingly hard to stop. Now that versions are rolling off the assembly line for other countries, Congress might worry about damaging relations with critical allies, Smithberger noted.

» Of course, remember, this is all still “low rate” production... »

 

Mis en ligne le 12 février 2016 à 12H28