Au bout du compte, qui a gagné la guerre ?

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Au bout du compte, qui a gagné la guerre ?


8 octobre 2003 — L’éditorial du New York Times du 6 octobre résume bien la situation de la puissance militaire américaine après la guerre, — par un mot, le mot symbolique des empires sur le déclin, qui était employé au début des années quatre-vingts pour l’empire soviétique : “overstretched” (« An overstretched army »).

Le texte met en évidence plusieurs points  :

• L’armée américaine est d’ores et déjà dépassée par les tâches qu’elle s’est imposée. Elle n’a plus les moyens, ni de faire plus (bien entendu), ni même de se maintenir dans son déploiement actuel. Selon des sources européennes, il y a aujourd’hui 56% des forces combattantes américaines en Irak et l’on calcule que l’entièreté des forces combattantes américaines sera passée, par le jeu des rotations et des repos nécessaires, par le théâtre irakien en un an. Voici ce que dit le Times, de son côté, sur cette question :


« Yet, unless rotation patterns are altered or troops are reassigned from other postings, the army will soon begin to have trouble assembling that many troops for Iraq, as combat-weary divisions come due for relief. Nearly half the army's 33 combat brigades are now in the Gulf region. Replacing all of them with fresh units would leave the army hard pressed to meet its obligations elsewhere, including Afghanistan and the Korean peninsula. A congressional study last month found that unless major adjustments are made, the army will be forced to shrink its occupation force to less than half its present size within 18 months. None of those adjustments look attractive. They include rushing units back into the field after shorter rest periods; making greater use of overtaxed reserves; reassigning rapid reaction, Special Forces and Marine units to occupation duties; and cutting other international commitments. »


• Il n’est même pas sûr que les capacités développées pour cette armée, la frappe massive et la progression ultra-rapide soient la solution aux problèmes militaires généraux posés aujourd’hui, dans la mesure où cette frappe et cette progression créent plus de problèmes de diverses catégories qu’elles n’en résolvent dans le territoire conquis : « The early weeks of combat seemed to vindicate the Pentagon's faith that victory could be achieved with far fewer ground troops than many military analysts predicted. Yet the very speed of that campaign led to severe military problems later on. » Ce point, peut-être plus que les autres, devrait être particulièrement préoccupant pour le Pentagone, dans la mesure où il implique éventuellement une révision fondamentale des conceptions militaires.

• Dans tous les cas, ces constats signifient la fin brutale du grand rêve des radicaux de l’administration GW, les néo-conservateurs en tête, et aussi ce rêve partagé par des forces extérieures (les néo-impérialistes anglo-saxons, britanniques surtout). L’Amérique n’a pas la force d’imposer l’empire selon les conceptions affichées après le 11 septembre 2001.

• Le conseil du New York Times fera enrager ces radicaux : revenir au passé, au multilatéralisme, à l’internationalisme et aux coalitions.


«  America now spends some $400 billion a year on defense, more than all other major military powers combined. The best answer to the strains being felt by the army is not to extend combat tours, cannibalize forces from other missions or undertake vast new spending.

» A wiser course would be to return to the sound practice of a half-century and treat war only as a last resort, to be undertaken with as wide a coalition of allies as possible. Doing it Bush's way unnecessarily risks undermining the fighting strength of even the world's strongest military power. »


Aujourd’hui, le problème n’est plus de savoir si le Times a raison dans son analyse, — bien sûr, il a raison. Il est de répondre à deux questions :

• La première, de savoir comment on en est venu à croire que les forces armées américaines pourraient faire plus que ce qu’elles ont fait (l’attaque en Irak étant conçue lorsqu’elle fut envisagée comme une “première étape”), comment on a pu croire que ces forces armées avaient effectivement une puissance telle que tout leur était permis. Cette interrogation s’adresse d’ailleurs aussi bien aux non-Américains qui ne furent pas les derniers à encenser la puissance américaine. Le torrent de sottises et de rodomontades concernant la puissance militaire américaine, déversé durant les deux années avant l’attaque en Irak, dans les tribunes les plus prestigieuses et par les voix les plus autorisées, représente un exemple sans précédent historique d’auto-manipulation. C’est le droit fil du virtualisme. Pour l’heure, ce constat rend difficile d’attendre des analyses et des décisions avisées pour le futur. Qui dit qu’une telle débâcle de l’esprit critique ait fini de faire sentir ses effets lorsqu’il s’agit d’émettre de nouveaux jugements et de prendre de nouvelles décisions de la sorte que recommande le journal ? Après tout, les esprits responsables sont toujours présents, c’est-à-dire en bonne place et, en général, fort satisfaits d’eux-mêmes.

• La deuxième question enchaîne sur la première en ajoutant la question des moyens à celle de la lucidité critique. Il n’est pas dit que l’appareil politique américain sache en revenir à une conception plus mesurée de l’action ; il n’est pas dit que l’appareil militaire américain sache, à partir des leçons éventuellement tirées, réorienter ses structures et ses conceptions dans le sens d’une coopération et d’une répartition des tâches. Tout cela implique qu’on remplace le gaspillage par l’efficacité et c’est une tâche bureaucratique colossale ; tout cela implique également qu’on remplace la vanité par la lucidité et c’est la tâche, psychologique celle-là, la plus difficile du monde.

Nous terminerons par une hypothèse et une question ouverte : lorsqu’on arrive à une telle situation après un demi-siècle d’efforts intensifs, des dépenses militaires cumulées sur cette période qui approchent les $10.000 milliards, et avec un budget annuel de $400 milliards, il faut accepter l’hypothèse qu’il y a quelque chose de fondamental qui ne convient pas. C’est là la véritable question de la puissance américaine, peut-être la seule qui compte d’ailleurs.