Au faîte de l’infamie

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Au faîte de l’infamie

3 décembre 2010 — Qui écrivait que Wikileaks, dans ses fuites dernières et tonitruantes, nous apportaient fort peu d’informations nouvelles mais seulement des indications, d’ailleurs fort intéressantes et plus que jamais pertinentes, sur la situation d’un “système anthropo-communicationnel” ? dedefensa.org, notamment… Eh bien, dedefensa.org avait tort pour ce qui concerne les informations elles-mêmes, – et nostras maxima culpa, vite fait… Tort, dans tous les cas, pour cette information que développe le Guardian, et dont on donne un compte-rendu dans notre Ouverture libre de ce 3 décembre 2010., où l’on apprend que, depuis 2005, le département d’Etat est dirigé par des consignes de la CIA dans certaines actions et opérations

Par contre, dedefensa.org n’avait pas tout à fait tort d’écrire, dans un commentaire de son Bloc Notes du 2 décembre 2010 :

«Qui n’a pas connu l’époque des Keenan, des Acheson, puis d’un McGeorge Bundy, d’un John Kenneth Galbraith ambassadeur US en Inde, d’un Kissinger, malgré sa brutalité et son extrême grossièreté, d’un Cyrus Vance, etc., peut difficilement faire la différence, c’est-à-dire la dégradation du langage, des sujets d’intérêt, de la description des choses et des hommes, des situations, par conséquent la dégradation vertigineuse de l’état de l’esprit, accompagnant bien entendu une absence totale de scrupules dans les manifestations brutales de la puissance américaniste, ou ce qu’il en reste, dans les relations avec les autres. Lorsque Brzezinski rigole en affirmant que la sorte d’“espionnage” ordonnée par le département d’Etat à ses diplomates à l’ONU a toujours existé, du cheveu (ou de la pellicule, imagine-t-on) qu’on ramasse avec précaution, jusqu’à, peut-être, l’enquête approfondie de la lunette des chiottes après le passage de la personne en question, il fait sa mémoire courte. Au contraire, le prestige de la diplomatie américaniste était, dans les années de Guerre froide un facteur important de l’influence des USA, les “dirty tricks” étant laissés aux opérationnels de la CIA que le département d’Etat ne portait pas dans son cœur.»

…Au reste, on pourrait écrire un commentaire assez semblable pour la CIA elle-même qui, à l’origine, se flattait d’avoir un recrutement très “aristocratique”, venu des fils des grandes familles de la côte Est, des étudiants prestigieux de la Ivy League, etc. Le travail envisagé était à mesure, comme l’a montré Frances Stonor Saunders dans son livre Who Paid the Piper? (voir notre texte du 30 janvier 2001). Cette “aristocratie” de la CIA directement issue de l’OSS (Office of Strategic Service) de la Deuxième Guerre mondiale, essentiellement chargée de l’analyse et du travail de haute psychologie de l’influence culturelle et du recrutement d’agents doubles par “officiers traitants”, considérait avec un réel mépris le “service Action” de l’Agence, chargé des dirty tricks et autres basses besognes se rapprochant plutôt du chantage, des effractions et de l’“espionnage de surveillance” pour obtenir des moyens de chantage, des pressions physiques, des liquidations, etc. (On retrouve ces activités, par exemple, dans l’équipe de “plombiers” de la Maison-Blanche de Nixon, qui fut responsable de l’aspect connu de l’affaire du Watergate, après le cambriolage du siège du parti démocrate, à l’été 1972.)

Tout cela, au sein de la CIA, a largement dégénéré sous l’action de trois facteurs objectifs principalement : la baisse constante du niveau culturel de notre civilisation, affectant d’autant la qualité du recrutement ; l’évolution vers la “brutalisation” et la militarisation de la politique extérieure ; l’intrusion massive de la technologie écartant à mesure l’intervention nuancée et qualitative des acteurs humains. Cette dégénérescence a été formidablement accélérée depuis 9/11, entraînant les autres services de renseignement occidentalistes dans son sillage. On notera aussitôt que ces trois facteurs se retrouvent exactement pour expliquer l’évolution du département d’Etat lui-même, et comment ce ministère prestigieux s’est retrouvé dans la situation d’accepter la mainmise et les instructions de la CIA pour certaines activités de ses diplomates.

@PAYANT Les services des grands ministères de politique étrangère ont nécessairement une activité qui recoupe celle des services de renseignement dans leur partie “noble”, comme indiqué ci-dessus, et c’est bien entendu essentiellement l’analyse des situations, des événements, la recherche de l’influence par des voies des contacts habituels, etc. Mais les similitudes s’arrêtent là, — devraient s’arrêter là. Il s’agit à la fois d’une affaire de tradition et de hauteur de vue, les deux éléments se combinant et s’alimentant. La tradition de la diplomatie n’est pas la recherche de la dissimulation et de la déloyauté, de l’absence de règles au nom de l’efficacité, toutes choses qui caractérisent les basses œuvres du renseignement lorsqu’il devient espionnage et qu’il est presque basse police et banditisme ; elle est la recherche de l’arrangement entre nations et puissances destinées par la géographie ou toute autre raison majeure à coexister, et cet arrangement doit tenter d’approcher le point d’équilibre entre le respect de l’autre et de soi-même (les souverainetés) et la prise en compte des intérêts respectifs. Cette tradition, pour être respectée selon l'esprit qu'on a tenté de définir, implique nécessairement la hauteur de vues, qui passe sur les détails comme les débordements sexuels de l’un ou la corruption de l’autre (même si, encore une fois, l’espionnage des basses œuvres s’en occupe).

Lorsque Brzezinski “rigole”, comme on le note dans l’extrait ci-dessus, il se découvre pour ce qu’il est ; un homme dont la conception de la “diplomatie” est basée sur la brutalité, l’antagonisme, le soupçon… Rien pour nous étonner, au reste, si l’on considère sa carrière et ses actes lorsqu’il était à son poste de direction, au NSC, en 1977-1981, auprès du président Carter. (Dans l’émission de radio d’où nous le citons, dans le texte référencé plus haut, à la question de savoir si les “missions” confiées aux diplomates US à l’ONU respectaient leurs attributions, Zbig a souri et beaucoup ri, et répondu pêle-mêle : «Well, yes, because, look, diplomats are supposed to be reporting. They're not supposed to shut their eyes and close their ears. […] But if they can obtain some information regarding key individuals, I see nothing wrong with it, provided it doesn't become a major task or a significant assignment. […] Do you think foreigners are not doing that?» Et ainsi de suite…)

Pourtant, et pour en arriver au sujet du “faîte de l’infamie”, Brzezinski glisse une phrase imprudente dans ses ricanements cyniques, – ou bien, il n’était pas informé de la chose (le département d’Etat aux ordres de la CIA), et c’est encore plus grave pour lui, pour sa réputation d’homme clef et donc bien informé du tout-Washington... Lorsqu’il dit : «…I see nothing wrong with it, provided it doesn't become a major task or a significant assignment», il met involontairement le doigt sur la plaie ouverte et suppurante. Car ce que nous dit le texte du Guardian référencé, c’est bel et bien que la CIA donne des instructions aux diplomates, que la chose se fasse directement ou indirectement importe peu… Parlant des instructions centrales au département d’Etat, concernant ce type d’opérations, le journal écrit que les services de renseignement utilisent le matériel venu du département d’Etat comme la matière essentielle de certains de leurs productions, notamment celles qui concernent des portraits et des biographies de personnalités, avec les détails scabreux qu’on imagine.

Cela signifie effectivement que les hauts fonctionnaires du département d’Etat sont devenus en partie, et en partie non négligeable, des officiers de la CIA, et pas nécessairement pour la partie noble de la chose. Pour un ministère des affaires étrangères, on ne peut tomber plus bas dans la situation professionnelle, dans sa situation par rapport à la souveraineté nationale et l’autorité qui en émane ; littéralement pour ce cas, le département d’Etat n’a plus aucune légitimité et l’on pourrait dire demain, à Washington, si un ambassadeur se trouvait pris la main dans le sac d’une dame qui se trouve être l’épouse d’un ministre d’un pays étranger, – “Nous ne connaissons pas ce monsieur”, exactement comme l’on dit d’un agent de renseignement, d’ailleurs détaché de tout lien officiel, qui se fait prendre lui aussi.

Un tel dévoiement dans la valeur des représentations de la chose régalienne qu’est la politique extérieure n’a guère de précédent, sinon dans les dictatures spécifiques (par exemple, l’omnipotence des services de sécurité durant l’ère stalinienne, et après d’une manière atténuée, effectivement avec l’OGPU [successeur de la Tchéka], devenu GPU puis NKVD, puis KGB, omnipotence qui soumettait le ministère des affaires étrangères à leur contrôle). Mais, dans ce cas, il ne s’agit pas tant de “contrôler” le département d’Etat parce qu’on s’en méfie, – quoi que ce soit le cas dans nombre de milieux conservateurs à Washington, – que de l’intégrer dans un effort général de “brutalisation” de la vie internationale. Ce point est important (le mot aussi, nous allons y revenir) dans la mesure où il traduit d’abord une brutalisation de la psychologie dans un contexte bureaucratique et nullement dans les actes eux-mêmes. Et c’est bien là le caractère essentiel que nous voulons souligner avec cette nouvelle extraordinaire, – “nouvelle” qui n’est pas nouvelle à proprement parler puisque la décision bureaucratique date de 2005, mais qui le devient dès lors qu’elle est substantivée par les documents rendus publics par Wikileaks. (Le Guardian écrit que cette position nouvelle du département d’Etat fut déterminée lors de la création d’un organe de coordination pour le renseignement d’origine humain, ou HumInt pour Human Intelligence, institué en 2005 sous le contrôle de la CIA, et touchant tous les grands services et ministères de sécurité nationale.)

Le faîte de l’“idéal de puissance”

Revenons sur ce mot de “brutalisation”, introduit par l’historien George Mosse pour définir un des caractères principaux de la Grande Guerre selon lui. Ce terme est passé dans la pratique pour définir l’extraordinaire caractère de brutalité de la Grande Guerre, mais ce caractère est le plus souvent mis au compte des hommes, c’est-à-dire en général des idéologies, en général identifiées comme “rétrogrades” (nationalismes, notamment). L’école née de cette interprétation tend à écarter la thèse de la “tuerie absurde” au profit de la tuerie acceptée et sciemment développée, ce qui serait notamment prouvée par divers événements de massacre, de déportation, etc., hors du champ de bataille, et d’une mobilisation guerrière durable des populations.

A ces appréciations, nous opposons bien entendu notre idée du “déchaînement de la matière”, sous la forme de la dynamique de la technologie imposant des armements d’une puissance terrifiante avec une dominante marquée de la défensive, emprisonnant les nations impliquées, non pas dans une “tuerie absurde”, ni dans une fièvre idéologique rétrograde et belliciste, mais simplement dans une bataille perçue d’une façon exprimée ou non comme vitale dans la mesure où l’agression du “déchaînement de la matière” implique nécessairement la disparition totale de l’agressé, jusqu’à l’éradication de son identité, son anéantissement ou sa transmutation selon les normes nouvelles. Bien entendu, il s’agit de l’affrontement entre l’“idéal de puissance” (à ce moment porté par l’Allemagne) et l’“idéal de perfection” (voir Ferrero). Cette perception de bataille vitale contre le “déchaînement de la matière” est une explication largement suffisante pour expliquer et faire comprendre les enchaînements et les déchaînements de toutes les horreurs de cette guerre ; elle devient totalement absente d’esprits complètement intoxiqués à partir des années 1930 par la dictature des idéologies, et qui expliquent alors la Grande Guerre à partir d’analyses obsessionnelles qui lui sont postérieures, et qui sont même le fait d’éléments qui ne sont que les conséquences de la Grande Guerre.

Dans le contexte général qui nous attache, il s’agit d’une autre sorte de “brutalisation”, portant sur les psychologies, et pour le cas qui nous occupe, dans le cadre bureaucratique général. Il s’agit d’une brutalisation née du système de la communication venue en complément du système du technologisme (qui fut la cause de la brutalisation de la Grande Guerre), le même système de la communication qui a transformé l’attaque du 11 septembre 2001 en un des événements les plus catastrophiques et les plus monstrueux de l’Histoire, – ou bien, disons le plus catastrophique et le plus monstrueux de l’Histoire, en ce sens qu’il résumerait symboliquement tous les autres, essentiellement, sinon exclusivement à cause de la vertu suprême, sinon absolue, de l’agressé et de la modernité qu’il représente, – et ainsi tout est dit... La réalité des chiffres et la réalité politique, celles de 9/11 comme celles du terrorisme, n’ayant aucun poids historique significatif, par conséquent aucun poids factuel significatif, l’événement ne peut devenir significatif que par la mystification et c’est par la psychologie que cela s’est fait ; et comme cela s’est fait dans un esprit de revanche inexpiable d’une époque moderniste déjà malade, l’entreprise de brutalisation de la psychologie a naturellement été poursuivie et amplifiée. Bien entendu, tout cela était largement soutenu par tous les centres de pouvoir et de corruption liés à l’idéologie de la guerre et de l’armement aux USA.

Le résultat a été la finalisation d’un processus décisivement entamé dans les décennies précédentes, de la transformation des relations internationales en un champ d’affrontement sans limites et sans fin, sans cesse entretenu dans cette perception par cette psychologie. Dans ce contexte, la brutalisation des psychologies, fleurissant dans un champ d’innovation sans précédent avec 9/11, devait effectivement aboutir à la situation qu’on connaît depuis 2005, et mise en évidence par les fuites de Wikileaks, d’un département d’Etat agissant pour une bonne part comme une annexe de services de renseignement eux-mêmes complètement convertis à cette vision antagoniste et brutale du monde.

Bien entendu, il s’agit de ce que Harlan K. Ullman nommait (le 29 mai 2009) “la politique de l’idéologie et de l’instinct” instituée par l’administration Bush, mais devenue sans le moindre doute la politique générale des USA, quel que soit le président. Il s’agit de la politique de l’“idéal de puissance”, reprise de l’Allemagne du début du XXème siècle et poursuivie, – portée à son paroxysme, à son extrême, où la psychologie (système de la communication) s’est alignée sur la brutalité technologique du “déchaînement de la matière” (système du technologisme), pour former un ensemble cohérent où plus aucune nuance n’est acceptée, où plus aucun compromis n’est envisagé, où plus aucune mesure infâme n’est repoussée.

On pourrait dire que, dans cette affaire, le département d’Etat a perdu son âme, s’il en avait une, en plus de perdre sa légitimité, son professionnalisme et, plus simplement, sa dignité supposée. La chance que nous avons, nous, est que cette infection (la “brutalisation”) qui touche les psychologies, pour achever le processus général entrepris par le système du technologisme, semble bien avoir également des aspects négatifs concomitants extrêmement préoccupants, extraordinairement lourds et dévastateurs. Nous ne dirons pas qu’il perd également les âmes humaines, dans l’incertitude où nous sommes de savoir si cette chose existe encore au cœur du système, à Washington, dans les bureaucraties, au Congrès et tutti quanti ; mais il est une chose assurée, pour le moins, qu’en même temps que les rendre brutales à l’encontre du reste du monde (et du reste des bureaucraties quand on parle à partir de la sienne), il rend les psychologies de plus en plus folles, – ou, disons, de plus en plus incontrôlables et de plus en plus imprévisibles. Les événements actuels à Washington en témoignent à suffisance.