Au plus près dans la tempête de la fin du cycle

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Au plus près dans la tempête de la fin du cycle

18 décembre 2023 (15H50) – Voici un petit texte, par la taille, qui a l’avantage d’être court et d’évoquer deux questions qui devraient nous intéresser au plus haut point, surtout nous les ignorants des grandes pensées et processus initiatiques. Il s’agit de la question de l’identification de la période que nous vivons, – “fin de civilisation ou fin de cycle”, et de celle de notre attitude que nous pouvons et devons avoir selon la réponse à la première question.

Le texte est de ‘Michele’ du ‘Blocco Studentesco’, site très intéressant encore récemment cité le 13 décembre 2023 à propos d’une nécessaire relecture de ‘Moby Dick’. Il s’agit d’une équipe rassemblée dans la dynamique d’une réflexion d’un courant largement inspiré des conceptions de la Tradition primordiale (René Guénon). A la première question que l’on évoque, la réponse va de soi :

« En d'autres termes, la phase terminale que nous vivons actuellement ne peut s'expliquer uniquement dans une perspective historico-politique, mais s'inscrit dans un cycle cosmique. Elle touche non seulement les cordes intimes de l'humain, mais aussi celles du divin... »

La deuxième question qui en découle assure l’essentiel de la démarche de ce texte, qui est une leçon de stoïcisme, cela qui va être pour mon compte le sujet de cette page. Il s’agit de déterminer la position qu’il faut avoir, – la situation de soi-même devant ce qui est décrit comme une transition catastrophique inéluctable, comme sont inéluctables les souffrances qui l’accompagnent pour celui qui réalise cette situation, – voire la situation d’en être logiquement conduit à approuver et à appuyer ces conditions catastrophiques, sinon à les accélérer pour faire avancer la fin du cycle qui est ici le fameux ‘Kali Yuga’.

« En tout cas, ce n'est pas très encourageant pour ceux qui doivent faire face à la réalité qui les entoure. Au contraire, penser que tout est en proie à la décrépitude et donc intimement lacunaire peut conduire à un étrange snobisme, où l'erreur de l'époque dans laquelle nous vivons devient l'alibi de nos propres erreurs et de nos propres manques. »

On trouve plus loin le petiot texte au complet, mais d’ores et déjà je vais en discuter parce qu’il me donne l’occasion d’aborder plusieurs questions centrales pour moi, et notamment les deux qui sont évoquées ci-dessus. Par ailleurs, il introduit une simplification extrême et bienvenue sinon bienveillante de la notion de cycle cosmique jusqu’au Kali Yuga ; en évitant tous les détails et les  vertiges du labyrinthe des initiés, se faire une idée acceptable de sa signification fondamentale. Ce faisant, – et c’est essentiel, – introduire ce sujet de réflexion d’une façon naturelle et comme objectivement évidente, sans s’attarder aux questions insolubles auxquelles on le fait se heurter lorsqu’on est un esprit rationnel constamment en guerre contre la spéculation de l’intuition et de l’ésotérisme, et des ouvertures, – ou des “échappées” disent-ils, comme l’on parle d’“évasions”, – qu’offrent ces thèmes. Pour moi, dont l’érudition dans ces matières est dérisoire, c’est une libération de l’esprit sans nécessité de justification des chaînes que lui impose la prison de la modernité menaçant de devenir un asile de fous.

Par conséquent, je poursuis cette réflexion sans le moindre souci de la cohérence rationnelle, matérialiste et athée-laïc, des bornes de la Sainte-Raison, – surtout avec la ‘raison-subvertie’ des catastrophes en bandouillère, – où nous enferme la modernité. Dans ce cas, je prends l’hypothèse de l’acceptation générale de cette conception générale du cycle cosmique, qui traverse toutes les traditions en renvoyant à l’Unité originelle. Cette hypothèse n’est ni un choix ni un engagement pour moi, je la considère de façon différente comme une donnée objective : cela existe en-dehors de notre choix, avec la réserve que je ne vois guère, pour mon compte, d’alternatives qui me soient acceptables et objectivement satisfaisantes. C’est pourquoi je rejette comme inutile et hors de propos la question posée dans le texte, d’ailleurs posée pour justifier dialectiquement et expliciter la réponse négative : « La doctrine des cycles cosmiques est-elle donc à jeter aux oubliettes ? »

La question centrale que pose le texte, lui aussi acceptant effectivement la conception du cycle avec sa phase terminale et catastrophique du Kali Yuga (l’Âge de Fer) , est bien de savoir si et comment nous pouvons supporter cela alors que nous sommes au point extrême de la fin du cycle, avec tous ses malheurs. C’est à ce point que j’introduis le texte, qui me semble  ne pas rompre le cours de ma réflexion mais au contraire de l’enrichir.

Il s’agit donc d’un texte initial de ‘Michele’, en traduction sur ‘EuroSynergies-hautefort.com’ le 14 décembre 2023. (La référence initiale entre “fascisme et surtout néo-fascisme” est pour moi purement conjoncturelle par rapport à la conception de l’auteur. Ce même rapport doit être pris d’une façon générale, sans distinction de position idéologique spécifique, comme une formule fondamentale de l’attitude à suivre devant le fait du cycle cosmique jusqu’au Kali Yuga.)

« Le Kali Yuga a toujours existé...

» Il n'y a pas de doute sur le poids qu'a eu un certain ésotérisme et une pensée traditionnelle dans le monde bigarré du fascisme et surtout du néo-fascisme. L'une des thèses centrales consiste à associer le concept de kali yuga au sentiment européen de décadence, – résultat de la révolution industrielle et de la sécularisation engendrée par la modernité (la fameuse “perte de l'auréole” de Baudelaire), – et à son pendant philosophique, à savoir le nihilisme. Le cas le plus illustratif à cet égard est peut-être celui de ‘Chevaucher le Tigre’ d’Evola. Dans les toutes premières pages du livre, il en explique la signification :

» “Dans le monde classique, il était présenté comme une descente de l'humanité depuis l'âge d'or jusqu'à ce qu'Hésiode appelait l'âge de fer. Dans l'enseignement hindou correspondant, l'âge terminal est appelé kali-yuga (l'âge des ténèbres), et l'idée essentielle est ici clarifiée en soulignant que le kali-yuga est précisément un climat de dissolution, le passage à un état libre et chaotique des forces individuelles et collectives, matérielles, psychiques et spirituelles, qui étaient auparavant contraintes de diverses manières par une loi venue d'en haut et par des influences d'un ordre supérieur.”

» En d'autres termes, la phase terminale que nous vivons actuellement ne peut s'expliquer uniquement dans une perspective historico-politique, mais s'inscrit dans un cycle cosmique. Elle touche non seulement les cordes intimes de l'humain, mais aussi celles du divin. Une image, – même si ce n'est pas précisément le cas d'Evola (‘Chevaucher le Tigre’ lui-même est une tentative, certes plus existentielle que politique, de trouver une voie et une direction au sein du kali yuga), – qui pourrait conduire à un certain défaitisme et à un certain fatalisme. En tout cas, ce n'est pas très encourageant pour ceux qui doivent faire face à la réalité qui les entoure. Au contraire, penser que tout est en proie à la décrépitude et donc intimement lacunaire peut conduire à un étrange snobisme, où l'erreur de l'époque dans laquelle nous vivons devient l'alibi de nos propres erreurs et de nos propres manques.

» Cette tentation est encore plus forte lorsque nous idéalisons et exagérons comme les heures les plus sombres les derniers siècles de notre histoire où tout est perdu, ou lorsque nous ignorons tout simplement l'étendue du kali yuga. En dehors de la tradition hésiodique, qui reconnaît une renaissance de l'âge d'or juste avant l'âge de fer, l'âge des héros se terminant à peu près avec la guerre de Troie, dont nous avons quelques documents historiques en plus des poèmes homériques, l'ensemble de l'histoire humaine que nous connaissons se situe dans l'âge sombre du kali yuga. Dans la plupart des mythes, ce dernier commence avec le déluge universel.

» Savoir cela peut être encore plus désespérant pour certains, mais il est utile d'éviter de se créer de fausses illusions sur le passé. Les traditions ne sont que l'écho d'une sagesse primordiale, elles ne sont pas ce savoir exact. De Sparte à Rome, même les références politiques les plus anciennes que nous pouvons prendre comme exemple idéal sont encore plongées dans l'imperfection et l'obscurité, même si elles brillent de leur propre lumière. Il s'agit précisément de modèles qui naissent de et avec leur époque. En approfondissant la doctrine des cycles cosmiques, les humanités qui peuplent les différents âges sont métaphysiquement différentes les unes des autres. La nostalgie d'un âge d'or a donc quelque chose de paradoxal ; elle est d'ailleurs le plus souvent utilisée comme mythe politique par les forces progressistes qui s'imaginent pouvoir racheter le monde et trouver un nouvel âge d'or dans l'utopie, qui ressemble d'ailleurs le plus souvent à une sorte de tranquillité animale.

» La doctrine des cycles cosmiques est-elle donc à jeter aux oubliettes ? Pas du tout, à condition de savoir la comprendre. On pourrait la comparer à cette forme d'étrange pessimisme existentiel qu'est l'esprit tragique des Grecs. La contemplation lucide de la souffrance, de l'imperfection et de l'absence de sens de l'existence ne conduit pas à une acceptation passive, ni à l'idée qu'il s'agit d'une sorte de péché à éradiquer ou d'erreur à corriger. Il en résulte au contraire une volonté de s'affirmer, une exaltation de la vie et du destin comme amor fati, car « s'il y a quelque chose de plus puissant que le destin, / c'est le courage qui le porte inébranlablement ». Penser à cela dans une époque sombre, sinon dans les temps les plus sombres, doit donc être pris comme une invitation au courage et à l'affirmation de soi malgré tout. »

Avec l’aide de Marc-Aurèle

Ce n’est pas pour rien que la deuxième citation du texte est de Marc-Aurèle, le maître du stoïcisme pris comme une démarche héroïque dans la façon de mener sa vie : « s'il y a quelque chose de plus puissant que le destin, / c'est le courage qui le porte inébranlablement ». (1) Je contesterais la formulation de “plus puissant”, sans savoir s’il y a une question de traduction (du latin jusqu’au français en passant par l’italien), car il n’est pour moi pas question d’affronter la puissance du destin, et encore plus de la surpasser, mais bien de composer avec elle, – et de composer ‘tactiquement”.

Mon idée centrale à ce point est qu’il s’agit d’avoir l’esprit assez souple pour considérer l’attitude devant ce phénomène catastrophique de fin du cycle pour employer la formule que l’on a évidemment déjà abordée des rapports “opérationnels”  entre la tactique et la stratégie, et souvent des contradictions apparentes caractérisant ces rapports.

L’art militaire, qui est l’opérationnalisation même de ces rapports, est plein de ces occurrences. L’on en vit un exemple récent en Ukraine avec la campagne russe initiale, sans doute fondée sur une erreur prospective de ce que les Russes croyaient être une volonté d’arrangement immédiat des Ukrainiens (sans imaginer que le groupe USA/OTAN s’engagerait comme il le fit) ; d’où la percée initiale vers Kiev rapidement suivie d’un repli une fois l’erreur constatée. Cela fut considéré comme une défaite tactique décisive par le bloc-BAO, avec tout son bagage d’illusions et de méconnaissance des Russes. Cela fut effectivement une “défaite” stricto sensu mais en aucun cas décisive et au contraire ; n’engageant en rien vers une défaite stratégique mais au contraire permettant de réaliser un rétablissement pour préparer la victoire stratégique. (On a déjà vu cette contradiction tactique-stratégie dans le texte du 27 septembre 2020, avec notamment, pour rester dans le domaine militaire, l’exemple de la “divine surprise” de la Marne en septembre 1914.)

C’est sur cette idée centrale que j’ai tendance à rejeter radicalement (comme le fait d’ailleurs l’auteur, mais à mon avis d’une manière qui n’est pas assez tranchée) le passage des réactions humaines devant le constat de la catastrophe qu’il faut subir :

« ...En tout cas, ce n'est pas très encourageant pour ceux qui doivent faire face à la réalité qui les entoure. Au contraire, penser que tout est en proie à la décrépitude et donc intimement lacunaire peut conduire à un étrange snobisme, où l'erreur de l'époque dans laquelle nous vivons devient l'alibi de nos propres erreurs et de nos propres manques.

» Cette tentation est encore plus forte lorsque nous idéalisons et exagérons comme les heures les plus sombres les derniers siècles de notre histoire où tout est perdu, ou lorsque nous ignorons tout simplement l'étendue du kali yuga... »

C’est pour moi un point capital d’affirmer qu’en ce cas, la souplesse de l’esprit doit jouer à fond alors qu’il a à faire avec une situation de complet chaos, de tourbillon crisique. Il s’agit de rompre, de revenir aussitôt, de céder en telle circonstance, de réaffirmer aussitôt la circonstance passée sa ligne stratégique, principielle et fondamentale. Il ne faut pas craindre en telle occasion, en favorisant une poussée déconstructionniste qui accélère la catastrophe de la fin du cycle malgré la souffrance que cela vous procure, justement pour accélérer dans le sens de la catastrophe de la fin du cycle dès lors que vous savez que l’entreprise cosmique que vous suivez, – le fameux “destin” dont parle Marc-Aurèle, – vous réserve un retournement qui est celui de la Renaissance une fois revenu à la source du Principe Unique. Paraphrasant Nietzsche, le philosophe Philippe Granarolo observe :

« Les mêmes symptômes peuvent être interprétés comme signes de maladie et en même temps comme promesses d’avenir... »

... Si vous voulez un exemple extrêmement contemporain, la présence terrifiante de la folie corruptrice et sénile d’un Joe Biden à la présidence des États-Unis est pour le moins “un signe de maladie”, – démonstration inutile, – et en même temps une “promesse d’avenir” si elle accélère irrésistiblement la promesse d’ouverture de la voie à une destruction spontanée par implosion de ce qui reste de l’édifice maléfique de cette machine totalement entropique et nihiliste qu’est le gouvernement du système de l’américanisme. Par ailleurs nous avons là une sorte de preuve que nous sommes bien dans l’extrême du fin du cycle, dans le cycle du Kali Yuga, d’autant que cette bipolarité de l’interprétation est aujourd’hui, quasiment partout présente, parce que partout sont présentes des situations de pathologies catastrophiques et nietzschéennes. Pour cela il faut avoir une souplesse incroyable de l’esprit pour changer radicalement son jugement, son attitude et son action selon un choix tactique constamment à faire et à refaire.

Observant comme on est conduit à le faire qu’on trouve à peu près tout chez Nietzsche, – par exemple, allant d’une attaque qui semble sans retour contre Socrate à un éloge appuyé du même Socrate, – mais qu’en même temps on ne trouve aucune contradiction chez ce même philosophe si parfaitement illustratif de la crise que nous vivons, on est bien conduit à identifier la période que nous vivons, demandant à l’esprit cette souplesse de tigre (‘Chevaucher le tigre’). Je crois fermement que c’est le rôle que nous devons nous imposer, sans discussion ni affectivisme larmoyant...

Mais tout cela écrit, restent ceux qui doutent, qu’il ne faut pas oublier...

« O tempora, o mores »

Effectivement, pour ceux qui doutent et qui sourient avec ironie à propos de ce qu’ils jugeraient être des fadaises de ma part, – une fois de plus, avec mon goût forcené des forces “mystérieuses et surhumaines” qui déterminent seules les évènements de la métahistoire, –  je dirais, car je connais leur goût des formules qui semblent donner un de ces vernis scientifiques qui rassurent, que c’est une sorte de mélange quasiment alchimique de fatalisme stratégique et de volontarisme tactique. C’est la formule des grands chefs de l’histoire.

Disons par conséquent que le petit homme, pour éviter le sort d’être le « dernier homme » dont Nietzsche nous fait une description savoureuse, s’en sort avec l’impression délicieuse de disposer de son destin tout en passant sous les fourches caudines du Maître du Temps. L’honneur est sauf et nous serons prêts à être emportés dans un nouveau cycle jusqu’à son Kali Yuga dont nous ferions bien de nous préparer avec humilité à accepter la loi. Simplement, et pour clore le débat dans la concorde et sans trop nous compromettre et nous en promettre, l’on dira peut-être que cette fois, – je veux dire dans nos agitations de notre période en coursq, –  nous avons fait très fort, dans le sens de la Chute laissée au vent de la sottise portée à son degré d’extrême incandescence par les élans extraordinaires de notre suffisance parvenue aux portes de notre néantissement.

Un feu d’artifice ! Je me demande vraiment si nous méritons la grâce de la logique du cycle cosmique, – tant l’existence est tragique, et l’homme tragiquement stupide dans cette circonstance. Que les dieux fassent qu’au prochain cycle, nous vaudrons mieux que ce que nous valons ; sinon, temps perdu, temps gâché, – « O tempora, o mores ».
 

(1) Marc-Aurèle, ‘Pensées pour moi-même’, chapitre 10 je crois.