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8 novembre 2006 — Voilà, le monde peut se rassurer. L’Amérique reste une démocratie puisqu’une majorité peut changer. Est-ce bien rassurant, — pour les USA, comme pour la démocratie ? Cela signifie après tout que la démocratie peut abriter, et même favoriser qui sait, l’un des régimes et l’une des situations les plus infâmes de l’Histoire moderne. Car c’est ainsi qu’il faut juger la situation de Washington et la situation que Washington fait subir aux autres depuis septembre 2001.
Les démocrates ont maintenant des armes pour se battre contre Bush. Ils vont s’en servir, car on ne se fait pas de cadeau. Le contrôle de la Chambre (le Sénat étant encore en balance en ce milieu de 8 novembe, heure européenne) leur donne un outil puissant pour influer sur quelques-unes des politiques essentielles des USA.
Cela n’implique pas nécessairement l’Irak et la politique aventuriste (les projets d’attaque contre l’Iran), où la situation est telle qu’il faut plutôt compter sur l’un ou l’autre accident de politique intérieure pour espérer des changements décisifs. Comme l’observe Andrew J. Bacevich, il faut espérer un “syndrome irakien” qui découragerait les Américains des aventures extérieures, — espérer un traumatisme pour se “guérir” d’une maladie («With luck, those surviving will be at least momentarily chastened, perhaps giving rise to an Iraq syndrome akin to the Vietnam syndrome, and which at least for a while will save us from another similar debacle.»)
L’effet très rapide et remarquable de ces élections qui ont été formidablement dramatisées, c’est l’apparition d’une très forte crainte, notamment en Europe, d’une Amérique se repliant sur elle-même, notamment par le biais du protectionnisme et du nationalisme économique. Divers articles sont publiés, qui reflètent ce point de vue.
Il y a cet article de Hamish McRae, dans The Independent aujourd’hui, qui analyse la situation économique des USA, les relations de cette situation avec l’extérieur et les effets intérieurs possibles à la lumière du résultat des élections. Même si les termes de l’économiste sont prudents, on sent parfaitement cette crainte qu’on signale plus haut :
«But the thing to look for, and indeed worry about, over the next two years will not be the minutiae of economic growth statistics here or in the US. It will be whether the political disruption in the US pushes the country more towards an inward-looking and protectionist society. If it does, then maybe the next two years will be okay, but we should worry about the decade beyond. The detail of US politics does not matter; the big direction towards openness or against it, truly does.»
Il y a également l’article de Dan Bilefsky, dans The International Herald Tribune d’hier, qui décrit un climat très inquiet à Bruxelles quant à l’évolution américaine. Ce sont des commentaires assez traditionnels, mais marqués par une vue inquiète, voire dépressive de la situation à venir :
«“Many in Europe would like to see Bush get a bloody nose in these elections and view the Democrats as closer to the European way of thinking,” said Mark Leonard, a foreign policy analyst at the London-based Center for European Reform.
»“But there also are key differences between the Democrats and Europe that should not be underestimated,” Leonard added.
»Chief among those differences is trade. European Union trade officials worry that a victory by the Democrats, who traditionally have more protectionist instincts than the Republicans, could make global negotiations even more intractable.
(…)
»Peter Mandelson, the EU's trade commissioner, traveled to Washington in September to try to generate bipartisan momentum to relaunch the talks. But EU trade officials said they were not optimistic.
»“If the Democrats win, it will make things more difficult,” said a senior EU trade official, requesting anonymity. “The politics in Congress are not encouraging since the Democrats are traditionally not massive supporters of multilateral trade deals and are also more empathetic to the powerful U.S. farm lobby.”»
Qu’y a-t-il de nouveau par rapport à hier et à notre article qui signalait déjà cette crainte pour les domaines des échanges et du protectionnisme? L’élément neuf que nous observons ici est ce qu’on sent naître d’un puissant effet psychologique, sans aucun doute.
Avant même que la tendance qu’on craint aux USA avec ces élections se soit signalée par quelque signe avant-coureur que ce soit, la conviction se répand que cette tendance existe avec un potentiel si fort qu’elle en est presque tenue pour acquise. Le sentiment est fortement relayé par nombre d’analyses et, également, le réflexe conformiste de la pensée qu’on connaît aujourd’hui, portant aussi bien sur les appréciations optimistes que sur les appréciations pessimistes, aussi bien sur les affirmations laudatrices du système et de ses alliances que sur les affirmations en sens contraire.
Ainsi les élections mid-term pourraient-elles être déjà, quelle que soit la réalité des faits à venir, la marque d’une nouvelle méfiance et d’une nouvelle crainte dans les relations transatlantiques. Mais peut-on vraiment dire “la réalité des faits à venir”? Ces faits, tels qu’on pourrait raisonnablement les prévoir, ou les anticiper dans la logique d’une situation objective, sont déjà en cours de déformation par la perception anticipée qu’on a d’une Amérique nouvelle établissant une barrière protectionniste.
Le travail psychologique de notre système modifie les perceptions, bien sûr, et bientôt, les événements eux-mêmes, par la façon dont on les appréhende et dont on les influence à cause du formidable réseau de communication dont nous disposons et du conformisme avec lequel nous accueillons les nouvelles et les analyses qu’il véhicule. Aucun artefact (“artefact” bien plus que fait historique, sans aucun doute) plus que l’Amérique n’est sensible (dans le sens de “vulnérable”) à cette sorte de machination psychologique (et inconsciente).
Cela conduit à d’extraordinaires contre-pieds (au sens rugbystique du terme), passant d’une apologie enflammée et aveugle par principe, à des alertes épouvantables qui en réduisent l’objet (les USA) — pour le sujet qui nous importe ici — au niveau d’une vulgaire France. (Les USA menacés de devenir protectionnistes avec leur nationalisme économique parce que nous les percevons comme tels, ne méritent pas mieux que l’épouvantable France et son infâme “patriotisme économique”. Simplement, Washington ne peut être qualifié d’“infâme” — la démarche de relaps n’est pas notre tasse de thé — mais l’effet est bien là, et il est dévastateur.)
A cet égard, nous sommes dans une époque très nouvelle par rapport à celle qui a précédé, dans les XIXème et XXème siècles (à peu près jusqu’autour de la fin de la Guerre froide, où, déjà, l’effondrement de l’URSS est plus un fait psychologique dû aux effets de la glasnost de Gorbatchev qu’un fait géopolitique dû aux pressions de facteurs relevant des rapports de force géopolitiques [la fable de la pression de la soi-disant “course aux armements” de Reagan des années 1982-85 sur l’équilibre de l’URSS]). L’importance de la géographie, essentielle dans ces époques à cause des développements de la puissance motoriste, des transports, etc., le cède à l’importance de la psychologie, qui est la première réceptrice de l’influence des outils actuels du “progrès” que sont la communication et l’information. Comme si nous étions passés de l’ère géopolitique à l’“ère psychopolitique”…
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