Aux origines de l’“utopie structurante”

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Il est vrai qu’à l’origine, notamment avec son discours de Stasbourg d’avril dernier, personne n’a vraiment pris au sérieux les affirmations d’Obama en faveur d’un “nuclear-free world”; “electoral stuff”, disaient en général les commentateurs US; un “gadget”, disaient les analystes du Quai d’Orsay. Cet avis commence à être nuancé sérieusement. Comme on l’a vu dans notre F&C du 11 juillet 2009, l’opinion d’Obama, voire son “utopie”, joue désormais un rôle important.

Comme nous le signalions également, un article du New York Times, du 5 juillet 2009, s’attache aux origines de ce sentiment anti-nucléaire chez l’actuel président. L’article du NYT s’appuie sur un article que le jeune étudiant Barack Obama, de Columbia University, publia dans l’édition du 10 mars 1983 de Sundial, un magazine du campus de l’université. (L'article vient de réapparaître dans le public par des voies mystérieuses, sinon impénétrables. La “réapparition”, en ligne sur Internet, a eu lieu au moment de l’inauguration de Barack Obama, en janvier.)

«In the depths of the cold war, in 1983, a senior at Columbia University wrote in a campus newsmagazine, Sundial, about the vision of “a nuclear free world.” He railed against discussions of “first- versus second-strike capabilities” that “suit the military-industrial interests” with their “billion-dollar erector sets,” and agitated for the elimination of global arsenals holding tens of thousands of deadly warheads.

»The student was Barack Obama, and he was clearly trying to sort out his thoughts. In the conclusion, he denounced “the twisted logic of which we are a part today” and praised student efforts to realize “the possibility of a decent world.” But his article, “Breaking the War Mentality,” which only recently has been rediscovered, said little about how to achieve the utopian dream. […]

»The article was lost for years — some of Mr. Obama’s campaign advisers said they had heard of its existence and went looking for it, presumably to see if it contained anything that might prove embarrassing. It came to light on the Internet just before the inauguration, and some conservative bloggers called it naïve, anti-American and blind to the Soviet threat.

»Precisely how the article found its way onto the Internet is unclear. But late last year, a Columbia alumni publication said it had learned of it from an alumnus, Stephen M. Brockmann, who also had an article in the same Sundial issue. Dr. Brockmann, now a professor of German at Carnegie Mellon University, said he found the issue “while rummaging through some old stuff.” When he saw the Obama article, he recalled, “I could hardly believe my eyes.”»

On trouve aussi bien, sur divers sites d’Internet, la version originale du magazine, avec l’article de BHO, et une transcription de l’article (celle-ci, du 30 janvier 2009, sur FreeRepublic.com, un site de la droite extrême du parti républicain, férocement adversaire de BHO).

On pourrait faire plusieurs remarques pour situer ce qui est une affaire qui présente certains aspects mystérieux, d’autre part certains aspects remarquables. L’un des plus remarquables de ces aspects, dans le sens du symbolique, est que l’article de BHO étudiant parut le 10 mars 1983, exactement entre deux discours fondamentaux et peut-être fondamentalement contradictoires de Reagan: le 8 mars 1983, le discours sur l’“empire du mal” (dito, l’URSS), qui est en quelque sorte un discours fondateur de “la politique de l’idéologie et de l’instinct” de GW Bush avec la séparation du monde entre Bien et Mal comme fondement explicitement affirmée de cette politique; et le discours du 23 mars 1983 sur la SDI, discours dit de “la guerre des étoils” (“Star War”), fondateur de l’idée d’une défense anti-missiles, – qu’on croirait fondateur de l’idée du système anti-missiles actuels (dont le BMDE), mais qui est beaucoup plus ambigu que cela, qui en est même contradictoire par certains aspects.

Curieusement (?), l’article du NYT ne fait pas mention, dans son rapide historique de l’arrière-plan de l’article de BHO junior (mouvement anti-nucléaire, dit Freeze, en plein développement depuis 1981 aux USA notamment), de certaines attitudes profondément troublantes de Reagan. Il dépeint le Reagan classique, belliciste, anticommuniste viscéral, l’homme de l’“empire du Mal” («It was a time when President Ronald Reagan began a trillion-dollar arms buildup, called the Soviet Union “an evil empire” and ordered scores of atomic detonations under the Nevada desert. Some Reagan aides talked of fighting and winning a nuclear war.»)

• Pas un mot, par contre, d’un autre Reagan, l’homme du discours du 23 mars 1983, dont l’ambiguïté est un fait extrêmement intéressant. Dans notre F&C du 27 mars 2007, nous consacrions un passage à cette situation de Reagan…

«…Il y a un précédent fameux : Reagan et la SDI. Contrairement à la “narrative” qui nous est en général servie, la SDI (la “guerre des étoiles”, première idée d’un réseau anti-missiles) est une idée personnelle de Reagan. Un article du Bulletin of Atomic Scientists datant d’octobre 1987 racontait les origines de la SDI, notamment avec le témoignage du conseiller scientifique de Reagan, George Keyworth. Il montre un Reagan réellement obsédé par les perspectives d’anéantissement réciproque et concevant la SDI comme l’amorce d’un système destiné à éviter une guerre nucléaire et pouvant devenir commun avec l’URSS, — notamment avec l’idée extraordinaire du partage/transfert des technologies avec l’URSS. Le discours fut rédigé par Reagan lui-même (Keyworth: “This was a speech that came from the president’s heart. The president wrote the speech in the end”), avec une toute petite équipe du NSC autour de son directeur McFerlane, dans le plus grand secret. Le Pentagone ne fut mis au courant du discours que le 20 mars 1983 (le discours fut donné le 23) et ne put réagir. (Gil Rye, un des planificateurs du NSC impliqué dans le projet : “Had we given the paper, there certainly would have been no speech.”) Le discours eut lieu. En deux ans, sa substance fut pulvérisée. (Contrairement à la même “narrative”, les critiques les plus virulentes au départ contre la SDI vinrent de Washington, pas d’une Europe craignant une Amérique stratégiquement isolationniste.) Il ne fut bien entendu plus jamais question de transferts de technologies vers l’URSS, les remarques des journalistes dans ce sens dans les conférences de presse étant prestement étouffées avec un clin d’œil concernant l’âge du capitaine, — pardon, du président. La SDI fut entièrement transformée en un projet (puisqu’elle ne fut jamais réalisée) d’acquisition de la supériorité stratégique des USA sur l’URSS. Reagan n’y put rien et ne tenta d’ailleurs jamais rien de sérieux.»

• La SDI fut considérée par conséquent, d'une part, d’une façon “agressive”, comme un moyen de réduire les Soviétiques (plus tard, histoire récrite, on en fera le moyen trouvé par les républicains et les neocons pour expliquer à l’avantage du système du complexe militaro-industriel l’écroulement de l’URSS); d’une façon “pacificatrice”, d’autre part, comme un moyen d’évoluer sur la voie du désarmement… De ce dernier point de vue, on doit placer l’extraordinaire sommet de Reykjavik, de l’automne 1986, entre Reagan et Gorbatchev, comme le second point éclairant Reagan d’une lumière inattendue, en en faisant le partenaire de Gorbatchev et un adepte du gorbatchévisme plutôt que de l’idéologie “de l’instinct” de l’“empire du Mal”. (A ce dernier point de vue, on apportera la précision que l’hypothèse implique que Gorbatchev savait parfaitement quelle politique il suivait, et pourquoi, tandis que Reagan répondait à une autre partie de son “instinct”, celle qui rejetait l’idée du risque accepté, sinon affirmé comme une partie de la théorie, de l’anéantissement réciproque.) Dans Arms Control Today, de septembre 2006, des articles consacrés au sommet, vingt ans après, furent publiés. L’ambassadeur James E. Goodby, qui était dans l’équipe START de Reagan dans les années 1980, décrit le sommet de Reykjavik comme une extraordinaire opportunité où les deux dirigeants envisagèrent un traité de réduction radicale des armes nucléaires, vers un objectif conceptuel de suppression des armes nucléaires.

«The story of the 1986 Reykjavik summit meeting is a tale of two visionary leaders and an “impossible dream.” It was the most remarkable summit ever held between U.S. and Soviet leaders. President Ronald Reagan and Soviet General Secretary Mikhail Gorbachev seriously discussed the elimination of all ballistic missiles held by their two countries and aired the possibility of eliminating all nuclear weapons. […]

»Nonetheless, Reagan and Gorbachev achieved a great deal at Reykjavik. They had stretched the envelope of thinking about reducing the nuclear danger. They had clearly distinguished between nuclear weapons and all other weapons and had stigmatized nuclear weapons as immoral, their use unacceptable in conflicts among nations. They reinforced the tradition of the non-use of nuclear weapons, and despite the famous word “laboratories,” the Reykjavik meeting led to the signing of the U.S.-Soviet treaty on banning intermediate-range nuclear forces and to a draft treaty on reducing strategic-range nuclear forces that was almost complete by the time Reagan left office.»

Dans ce cadre historique général qui n’apparaît nullement dans l’article du NYT, il serait intéressant de voir si l’éventuelle “filière Gorbatchev” d’Obama a quelque rapport avec cet ensemble que forment l’article de Sundial, les questions de dénucléarisation de la période des années 1980, la réapparition opportune de l’article de Sundial et les projets de dénucléarisation actuels d’Obama. La question se pose évidemment dans la mesure où Gorbatchev fut complètement partie prenante dans ces hypothèses de dénucléarisation. Envisager un Obama héritier d’un Reagan inattendu sinon accidentel, par l’intermédiaire d’un Gorbatchev ayant survécu à son élimination de 1991, constituerait une étonnante occurrence historique, sans compter d’autres hypothèses possibles, plus complexes.


Mis en ligne le 13 juillet 2009 à 06H53

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