Avec nos bon voeux transatlantiques

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Avec nos bon voeux transatlantiques


30 décembre 2005 — Comme toujours, le sourire est de rigueur. C’est ce que nous dit Reginald Dale à propos des relations transatlantiques. Il précise aussitôt, c’est l’essentiel de son propos, que ce n’est qu’une façade et que, derrière, la mer est plutôt grise, assez houleuse, plutôt méchante, — et il le dit sans barguigner, sans tremper sa plume dans l’accommodement ni sacrifier au “sourire de façade”. Une “mer de bile” plus qu’une mer d’huile. (« Behind the smiles, trans-Atlantic bile », dans le Herald Tribune du 29 décembre.)

L’avis de Reginald Dale est d’un réel intérêt parce que ce commentateur représente une opinion modérée d’une part, et que, d’autre part, sa position traditionnelle dans l’establishment permet qu’on doive y voir une opinion modérée représentative. Dale est, comme on dit, une “opinion autorisée”. Il a été longtemps chroniqueur à l’International Herald Tribune sur les matières économiques. Il représentait une opinion libre-échangiste et libérale très orthodoxe, parlant pour les milieux de Wall Street partisans de l’approche multilatéraliste de la politique américaniste, donc très favorables à de bons rapports transatlantiques selon les conceptions américanistes. (Nous ne parlons que d’ “approche” [unilatéraliste et multilatéraliste] parce qu’il ne s’agit que d’habillages différents de la même politique américaniste. D’une certaine façon l’article de Dale, aujourd’hui, nous confirme la chose.)

Reginald Dale est passé dans l’institutionnel et dans la direction de grande revue, stade au-dessus de sa précédente position, par conséquent plus que jamais porte-parole de la tendance à laquelle il fut toujours identifié. Il est rédacteur en chef de European Affairs et un expert des medias à Hoover Institution, université de Stanford. Dans cette perspective, on considérera son article comme une prise de position officieuse de milieux modérés américanistes proches de Wall Street et des milieux atlantistes libre-échangistes.

Reginald Dale nous présente donc (rapidement) les sourires de façade en insistant lourdement sur le fait qu’il ne s’agit que de façade, pour en venir à l’essentiel. Il s’agit des sujets de désaccord entre Américains et Européens. Ils sont fondamentaux. Pour faire vite et clair, Dale les rassemble sous deux rubriques fondamentales.

• La première est une attaque directe contre l’Europe, qui n’a pas répondu aux gestes de bonne volonté de l’administration GW Bush. Reginald Dale fait aux Européens le premier reproche fondamental: ils sont critiques de GW Bush et de l’Amérique, et ils le sont, — horreur, — avec une virulence proche d’égaler celle qu’on trouve chez les opposants radicaux aux USA. Les Européens sont totalement en faute parce qu’ils adoptent une position complètement injustifiée et infondée. C'est là l'article central du catéchisme américaniste, conservateurs ou libéraux, et il n'y a pas à argumenter: les USA sont au-dessus de toute critique et toute critique ne fait qu'exprimer une envie et une jalousie cachées de la puissance US. (Et ne perdons pas notre temps avec ces histoires de CIA, de torture et compagnie. Un peu de sérieux dans les rangs.)

« The fundamental difficulty is that despite Washington's recent blandishments, the majority of the European intelligentsia, the news media and the political classes believe that the United States, particularly under Bush, is domineering and dangerous. They pounce on every alleged misdeed, from so-called ''torture flights'' carrying terrorist suspects to secret prisons to purported infringements of American civil liberties, as avidly as Bush's most virulent opponents in the United States.

» This distorted view of America is fed by widespread envy of U.S. power. As long as it persists, many Europeans will be reluctant to commit themselves to a stronger Atlantic partnership. Political leaders who want to work with the United States, especially against terrorism, are frightened of saying so too openly. Although Atlanticism is far from dead in Europe, discussions of trans-Atlantic relations too often focus on the alleged shortcomings of the United States, rather than on constructive new ideas for collaboration. »

• La deuxième (rubrique) est une attaque directe contre l’Europe (bis), qui a une vision différente des relations internationales de celle des USA. Dans ce cas comme dans le premier, il y a une sorte d’évidence du caractère irréconciliable (« likely to remain so ») de cette division entre Européens et Américains. « The second, related, disjunction stems from the different ways in which Europeans and Americans believe that the world should be organized. It is true, as EU and U.S. officials often stress, that the EU is making major contributions to peace in places like the former Yugoslavia and Afghanistan and working with Washington on the issue of Iran's nuclear program. But the standard European view of how Western influence — and particularly military force — should be exerted in the 21st century is radically opposed to America's and is likely to remain so. »

Le reste est une argumentation autour de ces deux thèmes, chaque fois avec les Européens en position d’accusés. Il y a l’argumentation classique selon laquelle les USA se désintéressent de l’Europe (façon de dire à l’Europe qu’elle devrait être plus accommodante avec les USA, ce qui représente une prescription surréaliste lorsqu’on détaille le comportement servile de nos dirigeants, — mais c’est bien sur de tels “détails” que repose la mésentente transatlantique, qui est de l’ordre de la perception et de la psychologie). Cette argumentation éculée est d’ailleurs aussitôt contredite par l’auteur lorsque Dale avance ce point fondamental, — d’ailleurs fort justement mis en évidence en tant que fait objectif, — que l’Europe est entraînée sur une voie où elle devient concurrente politique et stratégique des USA. Cela suppose, au contraire de ce qu’il avance, une attention renouvelée des USA pour l’Europe.

L’évolution structurelle de l’Europe (et aussi la paranoïa américaine, mais ce n’est pas la sorte d’argument que Dale aime à avancer) est en train de faire passer la concurrence européenne des USA du domaine commercial au domaine politique et stratégique. Les dirigeants européens s’en défendent avec la dernière énergie, et d’ailleurs la plus complète bonne foi, mais cela ne change rien à l’affaire ; il y a longtemps que ces hommes médiocres n’ont plus aucun pouvoir sur les grandes orientations historiques, et l’augmentation du poids stratégique et politique de l’Europe en est une. Dale : « The [US-EU] clash is accentuated by EU efforts to build a common foreign policy, venturing into international arenas that Washington expects to dominate. It is consequently not surprising that the worst trans-Atlantic confrontations are no longer about trade but about how the world should be run — most seriously over Iraq and the Middle East, but potentially equally seriously over EU arms sales to China. And yet it is precisely in such areas that Washington now wants to work with the Europeans. »

La conclusion de Dale est sans appel, on peut même dire qu’elle est très pessimiste. Apprécier en effet que ce désaccord transatlantique est promis à durer pour des années “at best” signifie qu’il pourrait être aussi bien conduit, dans le cas moins optimiste, à s’installer d’une façon structurelle. Dans cette perspective, les bons vœux que Reginald Dale préconise de part et d’autre ont une allure bien ironique… « Despite the undeniable improvements at surface level, these deep, underlying trans-Atlantic tensions are unlikely to disappear for years, at best. But an exchange of modest New Year's resolutions could point in the right direction. It might help if the Americans pledged greater respect for European opinions, and Europeans resolved to make those opinions less biased and sanctimonious. »

Le message de Nouvel An de Reginald Dale est clair: d’une part, la politique de l’administration Bush est la politique américaine et tout l’establishment la défend lorsqu’il s’agit des relations avec l’extérieur. D’autre part, les Américains perçoivent que l’évolution européenne place de plus en plus l’Europe dans une position politique et stratégique concurrentielle de celle des Etats-Unis. A côté de cela, tous les beaux discours, les sourires de façade, les « improvements at surface level » ne pèsent que de peu de poids.