Avec un acte russo-chinois, le système BMDE devient un facteur central du désordre stratégique général

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La Russie et la Chine ont signé un texte conjoint condamnant les plans US d’un système anti-missiles, comprenant notamment le déploiement de bases anti-missiles (BMDE) en Europe, – en Tchéquie et en Pologne. Un texte de WSWS.org, aujourd’hui, présente l’événement, qui a lieu en même temps que l’arrivée du nouveau président russe Medvedev à Pékin pour une visite de deux jours.

«Russian President Dmitry Medvedev arrived yesterday for a two-day visit in Beijing after a one-day stopover in Kazakhstan, on his first trip abroad since being elected president in March. Upon his arrival, he issued a joint statement with Chinese President Hu Jintao, denouncing plans for a US nuclear missile shield. However, this unity enforced by fear of the US military did not immediately lead to more substantive cooperation on economic matters.

(…)

»The joint statement by Hu and Medvedev said: “Both sides believe that creating a global missile defense system, including deploying such systems in certain regions of the world, or plans for such cooperation, do not help support strategic balance and stability, and harm international efforts to control arms and the non-proliferation process.”»

Le même texte de WSWS.org estime que l’attitude des deux pays avec cette position commune et solennelle contre le réseau anti-missiles, notamment le BMDE, a un rapport direct avec la crainte d’une volonté des USA d’établir une situation de “supériorité nucléaire” pouvant donner l’opportunité d’attaque nucléaire unilatérale. La référence est faite à un article paru en mars 2006 dans Foreign Affairs, qui avait effectivement fort inquiété les Russes à l’époque de sa publication.

«Some of the reasons underlying Russia’s and China’s concern were indicated by a March 2006 analysis in an influential US policy journal, Foreign Affairs. In an article titled “The Rise of US Nuclear Primacy,” Keir Lieber and Daryl Press noted that—due to the deterioration of Russian nuclear weaponry after the fall of the USSR, and the relatively primitive character of China’s nuclear weapons—US military planners now believed that they could launch and win a nuclear war against both powers, by using a portion of the US nuclear arsenal to destroy all of their nuclear weapons, with enough US nuclear weapons left over to force Russia and China to surrender.

»In this insane and horrible world of mass slaughter envisaged by top US strategists, the US nuclear missile shield might play a significant role.

»Lieber and Press wrote: “The sort of missile defenses that the United States might plausibly deploy would be valuable primarily in an offensive context, not a defensive one—as an adjunct to a U.S. first-strike capability, not as a standalone shield. If the United States launched a nuclear attack against Russia (or China), the targeted country would be left with a tiny surviving arsenal—if any at all. At that point, even a relatively modest or inefficient missile-defense system might well be enough to protect against any retaliatory strikes, because the devastated enemy would have so few warheads and decoys left.”

»Such plans have taken on a fearsome relevance to international politics, amid the tensions released by the debacle of US attempts to militarily conquer and control the Middle East.»

L’événement recèle une importance stratégique potentielle importante. Il peut être interprété selon deux axes:

• Même s’il concerne le “réseau anti-missiles global” des USA, c’est à partir de la tension concernant le BMDE qu’il est suscité. De ce point de vue, l’événement élargit brutalement le champ de la crise des BMDE et lui donne une ampleur stratégique nouvelle. La question des anti-missiles dans sa forme polémique, jusqu’alors cantonnée à la situation de la sécurité européenne, accède au niveau stratégique global tout en conservant la polémique dans sa dimension européenne.

• Cela se fait avec l’un des premiers actes diplomatiques du nouveau président russe Medvedev, une visite de deux jours en Chine. (L’article cité donne diverses indications sur la situation des rapports entre la Chine et la Russie.) C’est une indication claire que la direction russe, avec le nouveau président, reste engagée dans une position de fermeté dans cette affaire des BMDE, qu’elle entend même lui donner une nouvelle orientation en l’inscrivant dans le cadre de la problématique globale du réseau anti-missiles US.

…Effectivement, la déclaration commune russo-chinoise ouvre indirectement une nouvelle dimension dans l’affaire du réseau BMDE (Ballistic Missile Defense in Europe). Elle l’“internationalise” si l’on veut, en l’extrayant du champ régional européen et du dialogue USA-Russie et en l’inscrivant dans une logique globale. Du coup, elle lui donne un poids diplomatique et stratégique bien plus grand, en l’insérant dans la problématique générale de l’équilibre nucléaire, et en inscrivant l’Europe dans ce contexte. Ce développement met d’autant plus en évidence l’impuissance extraordinaire de l’Europe à figurer en tant que telle dans cette affaire, dont le fondement affecte pourtant directement la sécurité européenne. La dérive atlantiste de cette affaire, avec sa prise en compte partielle de l’OTAN, n’aboutit qu’à accroître la paralysie européenne et l’enchaînement général de l’Occident à la logique militariste du complexe militaro-industriel US. Il n’y a là aucun plan stratégique précis mais effectivement une logique aveugle d’un système industriel et militariste. Mais cette “logique aveugle” pourrait engendrer et semble d'ores et déjà engendrer, par la situation qu’elle génère directement et indirectement, des développements stratégiques déstabilisants. Elle suscite d’ores et déjà “en face”, – puisque la dynamique pousse à des antagonismes, – des regroupements stratégiques, dont celui de la Chine et de la Russie. La déclaration commune des deux pays esquisse un rapprochement stratégique au plus haut niveau (nucléaire) complétant l’arrangement au niveau plus général du SCO, ou “Pacte de Shanghaï”.

Que vaut la référence faite par WSWS.org à l’article de mars 2006 sur la “supériorité nucléaire”? Elle a sa place si l’on considère le tintamarre que fit cet article du côté russe. Si l’on s’en tient, comme nous le faisons, à l’analyse bureaucratique du système anti-missile, particulièrement le BMDE, – un système développé d’abord à cause de la dynamique industrielle et militariste, et selon la logique bureaucratique du CMI, – on émettra quelques doutes sur l’intentionnalité originelle du système, comme complément d’un plan d’acquisition de la supériorité nucléaire. Il n’empêche que l’interprétation qu’en font les Russes, et les Chinois aussi semble-t-il, même si elle constitue au départ une dramatisation et une interprétation excessives de la démarche initiale, finit par acquérir sa justification dans la durée. La question nucléaire n’est pas un domaine qu’on peut laisser longtemps à l’aveuglement bureaucratique ni au risque de l’interprétation des bonnes paroles virtualistes d’une direction US totalement inexistante; elle requiert au contraire une grande attention diplomatique et stratégique; le développement du système anti-missile, particulièrement de sa composante BMDE, ne pouvait échapper, à un moment ou l’autre, à cause de la rigidité effectivement bureaucratique de l’attitude US et de l’impuissance volontaire de l’Europe, à une interprétation liée au domaine stratégique et nucléaire. Cela est maintenant clairement fait, avec cet acte russo-chinois qui, notamment, détache la polémique BMDE de son cadre régional et de son cadre binational en l’inscrivant dans le cadre global. A côté de l’aveuglement bureaucratique du CMI, les Européens, par leur impuissance complaisante qui a empêché un contrôle de cette affaire au niveau régional, portent une lourde responsabilité, une responsabilité historique dans ce développement. On est l'acteur historique qu'on peut.

Ce jugement ne fait que s’inscrire dans la litanie des échecs et des aveuglements occidentaux, et principalement dans le cadre des rapports Europe-USA pour ce cas, depuis la fin de la Guerre froide. La “servilité volontaire” de l’Europe par rapport aux USA prive l’Europe, par acte d’auto-mutilation, de sa capacité naturelle de contrepoids et de régulateur des relations internationales. Elle conduit l’Europe à une position nouvelle et vulnérable, dans un système nucléaire global en voie de déstabilisation et de déstructuration alors que sa sécurité était stabilisée depuis l’accord (USA-URSS) de désarmement nucléaire des armes de théâtre (INF) de décembre 1987. D’une façon générale, cette “servilité volontaire” de l’Europe par rapport aux USA constitue la malédiction centrale de notre époque, comme matrice des principaux développements diplomatiques et stratégiques catastrophiques qui alimentent et accroissent le désordre des relations internationales. La prétention de l’Europe à servir de modèle politique moderniste d’apaisement au reste du monde apparaît, à cette lumière, à la fois pathétique, dérisoire et orwellien.


Mis en ligne le 24 mai 2008 à 09H31