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513429 avril 2022 (04H30) – L’annonce est passée, si l’on peut dire, comme une lettre à la poste, venue de deux ministres sans grande gloire ni prestige. Ni Blinken (Secrétaire d’État), ni Austin (secrétaire à la défense) ne sont des pointures exceptionnelles dans le marigot intellectuel de ‘D.C.-la-folle’. Austin, par exemple, – mais il sera notre héros principal de cette page du ‘Journal’, – est assez mal considéré au sein de la communauté de sécurité nationale, du côté des militaires. Voici ce qu’en dit la langue acérée de l’ancien officier de la CIA Larry Johnson, qui est beaucoup plus à l’aise pour exprimer ses humeurs sarcastiques et informées sur son site ‘sonar21.com’ que sur celui du colonel Pat Lang
« Dieu merci, nous avons des géants militaires comme le secrétaire à la défense Lloyd Austin, qui a été promu pour des raisons autres que ses réalisations militaires (des amis militaires qui ont servi avec lui sur des théâtres de guerre le décrivent charitablement comme un “stupide trou du cul” [‘dumb-ass’]), en charge de notre défense nationale. Si je me souviens bien, il a quitté l’armée pour se faire du méga-fric, en travaillant pour l'un des plus grands entrepreneurs de défense du Pentagone [Raytheon], en l’aidant à engranger de nouveaux contrats de défense. Rien de corrompu là-dedans, d’accord ? »
Ces derniers jours, c’est donc Austin qui a tenu la vedette du système de la communication russophobe ces derniers jours. C’est lui qui, à deux reprises, a annoncé que le “but de guerre“ désormais était purement et simplement l’élimination (la “cancellation”) de la Russie et l’élimination (la “cancellation”) de Poutine. Somme toute, je ne devrais pas être étonné puisque Austin a été nommé à son poste pour marquer et opérationnaliser par sa couleur (afro-américaniste sans aucun doute) et son engagement wokeniste sans faille l’immersion des forces armées US dans la ‘Cancel Culture’. Par conséquent, on ne peut s’étonner qu’il soit le porte-parole de la “cancellation” du duopole Russie-Poutine, comme déjà annoncée par errement révélateur par son président en ballade à Varsovie. (Biden refuse toujours par prudence du fait de sa vigueur de langage d’aller à Kiev malgré la cour empressée de Zelenski dans ce sens ; Varsovie est le plus loin qu’il puisse faire.)
Je cite ici un de nos textes récents, nous avertissant : « Jusqu’au dernier Ukrainien », et décrivant lestement la démarche à Kiev du duo Blinken-Austin :
« L’Ukraine est un acteur accessoire, qui est là pour servir d’outil principal à cette stratégie, et qui en subira bien entendu les conséquences (“Jusqu’au dernier Ukrainien”). Le but est simplement la réduction de la Russie à sa plus impuissante expression, ce qu’on appelle la ‘cancellation’ (‘to cancel’) de la Russie, La doctrine nouvelle du wokenisme à l’échelle globale est entièrement respectée. »
Tout cela a pris rapidement, sinon instantanément comme allant de soi, l’allure d’une doctrine officielle de l’administration Biden, et donc des États-Unis. Nous parlons bien de “cancellation” de la Russie en tant que pays souverain, superpuissance et ainsi de suite, donc de son anéantissement (et non de son “néantissement” puisqu’elle existe encore avant d’être bientôt réduite à “rien”, de devenir “néant” aux yeux du bloc-BAO). Karine Bechet-Golovko nous expliquait la chose le 26 avril, pour que nous comprenions bien de quoi il retourne :
« La publication de ce matin dans le NYT est d'une tonalité encore plus guerrière que d'habitude, et ce après le passage de Blinken et Austin à Kiev. [...]
» Et ce durcissement de la ligne est formulé par le NYT dans sa première phrase des annonces du jour :
» “Dans un changement majeur, les États-Unis ont durci leur message sur la guerre en Ukraine hier, affirmant que l'objectif américain n'était pas seulement de contrecarrer l'invasion russe, mais aussi d'affaiblir la Russie, afin qu’elle ne puisse plus mener une telle agression militaire nulle part”. »
Le même jour (lundi 25 avril) et visite impérative bouclée chez Zelenski, ces messieurs embarquaient à Kiev dans leur aéroplane commun et confortable, qui ferait escale à Ramstein Air Force Base, en plein cœur de l’Allemagne, pour y déposer Austin accueillant mardi une réunion “de guerre”, qui a été instituée depuis comme mensuelle, d’une quarantaine de ministres de la défense des pays engagés dans la croisade de cancellation de la Russie. Avant ce déplacement, l’on apprit que Lavrov avait évoqué le risque grave que le conflit en Ukraine puisse conduire à un conflit thermonucléaire (depuis, Poutine a répété cet avertissement), selon ce qu’il en serait de l’engagement des USA déjà largement en cours :
« [Lavrov] a également averti l’Occident de ne pas minimiser les risques “sérieux” et “réels” d'un conflit nucléaire si les États-Unis continuent à s'ingérer en Ukraine.
» “Je ne voudrais pas élever artificiellement ces risques. Beaucoup voudraient le faire. Mais le danger est sérieux, réel. Et nous ne devons pas le sous-estimer”, a déclaré Lavrov. »
Au moment d’embarquer dans l’aéroplane des deux ministres, Austin, qui avait donc parlé dans le sens qu’on a vu et qui évoquait un “engagement” américaniste indirect important, fut l’objet de quelques questions pressantes sur le risque d’un conflit nucléaire. Il s’exclama aussitôt qu’il s’agissait d’une perspective “impensable”, qu’il fallait absolument écarter, que les adversaires nucléaires avaient sans nul doute une responsabilité commune en la matière. Bref, il sembla bien qu’il considérait la question comme incongrue et il ne fit même aucun commentaire particulier sur le fait de la déclaration de Lavrov ; les deux puissances devaient, d’une commune démarche, écarter ce risque “impensable” de l’affrontement nucléaire.
D’autres responsables US, surtout les plus hauts gradés certes, réagissent dans le même sens. Le général Milley, président du Comité des Chefs d’état-major, disait, parallèlement à Austin, que la Russie « payerait le prix » de son initiative (“opération militaire spéciale”, “agression”, “invasion“, “riposte”, les qualificatifs sont divers et renvoient à des “réalités parallèles”). En même temps, il confirma qu’il ne pouvait être question d’un conflit nucléaire et ne nous apprit rien de nouveau sur l’absence de communications téléphoniques avec les chefs militaires russes, qui ont été l’objet de tant de préoccupations de la part des chefs militaires à Washington et poussa le Pentagone à écarter toute initiative pouvant inquiéter les Russes. Manifestement, il ne voit aucune contradiction entre ceci (“Moscou doit payer, sinon être “canceller”) et cela (“il ne faut pas inquiéter Moscou à cause du risque nucléaire”).
C’est là en vérité, qu’on arrive à un point d’inflexion remarquable. Cette préoccupation du risque d’un conflit nucléaire a toujours été quelque chose de courant et d’impératif, et d’un commun accord tacite, chez les militaire et autres chefs des deux grandes puissances nucléaires, et cela depuis la fin des années 1950. Elle a toujours été évidemment accompagnée d’assurances communes de restrictions très strictes dans l’action, lorsqu’il y avait un risque de confrontation directe, y compris au plus bas niveau opérationnel et bien loin du nucléaire, de crainte que l’on escalade très vite vers ce risque catastrophique.
Et voilà qu’aujourd’hui, cette retenue ne semble plus exister du côté des USA. C’est ce qu’Alastair Crooke nomme « la logique de l’escalade ». Il la décrit, en mettant dans le jeu les Européens de l’UE/de Bruxelles, comme des illuminés emportés dans l’euphorie affectiviste exaltée de la croisade humanitariste des ‘valeurs’ (“les ‘valeurs’, combien de têtes nucléaires ?”), – en observant, Crooke, combien tout cela s’appuie sur des simulacres divers (le ‘Russiagate’, dix fois confirmé et enquêté comme n’ayant absolument rient de russe et tout de Hillary-Clintonien) :
« Le problème stratégique, cependant, est double : Premièrement, la fenêtre pour un plan B de désescalade via un accord politique en Ukraine est passée. C’est tout ou rien maintenant (à moins que Washington ne plie). Deuxièmement, bien que dans un contexte légèrement différent, l’Europe et l’équipe Biden ont choisi de faire monter les enjeux en flèche :
» La conviction que la vision libérale européenne risque d’être humiliée et méprisée si Poutine venait à “gagner” s’est installée. Et dans le nexus Obama-Clinton-État profond, il est inimaginable que Poutine et la Russie, toujours considérés comme manipulateurs du Russiagate par de nombreux Américains, puissent l’emporter.
» La logique de cette énigme est inexorable : l’escalade. »
Comment aborder et expliquer cela, mis à part les labyrinthes kafkaïens qu’on nous offre depuis des décennies sur les vastes plans hégémoniques, les Grands Jeux, les complots et les grandes manœuvres. Je ne me contenterais pas non plus du minable « Poutine n’osera pas » (monter au nucléaire) des neocons, eux qui sont la parfaite illustrations du néant intellectuel encombré de citations straussiennes (Leo Strauss) de ces premières décennies du XXIème siècle, – des néantcons si l’on veut faire le malin... On sait combien je suis absolument attentif à la psychologie, comme le processus essentiel accouchant la bêtise totale comme on dit “guerre totale”, qui est la marque de nos “temps-devenus-fous” (« On a trop négligé de considérer le rôle de la bêtise dans l’histoire, comme le notait Raymond Aron »), – la psychologie et toutes ces sortes de choses, comme Crooke lui-même suggère :
« Le fait d’éviter l’escalade représente un tel défi pour la psyché missionnaire américaine de leadership mondial que la prudence innée de Biden ne suffira peut-être pas à vaincre l’élan en sa faveur. Le Washington Post rapporte déjà que “l’administration Biden fait fi des nouveaux avertissements russes contre la fourniture aux forces ukrainiennes d’armes plus perfectionnées et d’un nouvel entraînement – dans ce qui semble être un risque calculé que Moscou n’intensifie pas la guerre”. »
Je crois qu’il faut aller encore plus loin, en s’appuyant sur les deux caractères inédits de la psychologie de l’américanisme qu’il m’arrive si souvent de mettre en évidence après les avoir identifiés : le binôme “inculpabilité-indéfectibilité”, à l’aide duquel nous disions déjà (en octobre 2015) : « Ils ne céderont jamais aux Russes ». Il faut aller à cette confidence que Dick Cheney fit en 2002 à l’ambassadeur de France en partance de son poste, à propos de la psychologie de l’américanisme, qui mélange tous les paradoxes ; la psychologie de l’américanisme dont il se faisait inconsciemment le représentant à la fois le plus terrorisé et le plus rempli à craquer d’hybris de motel à bon marché, changée ou plutôt hypertrophiée jusqu’au paroxysme de l’ivresse-folie par un événement [9/11] dont tant de gens, enquêteurs et complotistes, gens de bonne foi ou non, disaient et disent qu’il avait trempé dans son organisation... ; paroxysme de l’ivresse-folie qui n’a plus quitté la psychologie de l’américanisme depuis, qui n’a fait qu’enfler jusqu’à l’actuel et final paroxysme du paroxysme :
« Nous rappelons ce mot du vice-président Cheney, dit à l’ambassadeur français aux USA qui venait le saluer avant de quitter ses fonctions, en novembre 2002 : “Vous autres, Européens, vous n'imaginez pas l'ampleur de l’effet qu’a produit sur nous l'attaque du 11 septembre”. Cheney se trompait, certes, avec le naturel borné de son intelligence fermée au reste du monde, en cantonnant le fait de cette rupture au système de l’américanisme ; sans réaliser que cette rupture était promise à s’étendre à toutes les directions du bloc BAO, parce qu’il s’agit du Système et non des USA, et que le bloc BAO est l’émanation politique du Système… Mais il énonçait surtout, et justement par contre mais toujours inconsciemment, un paradoxe extraordinaire si on considère le propos à la lumière du long terme et de l’évolution des évènements. Lui, Cheney, avait certainement désiré l’attaque comme moyen de mobilisation (c’est le fameux “nous avons besoin d’un Pearl Harbor” des neocons, également exprimé par Rumsfeld à des parlementaires le matin même de l’attaque du 11 septembre 2001) ; sans doute y avait-il été impliqué d’une façon ou d’une autre, soit pour son organisation, soit pour son absence de réactions par rapport aux avertissements nombreux. Mais ce qu’il annonçait in fine à l’ambassadeur français n’était pas le changement de la psychologie américaine en général et étendue prioritairement à la population dans le sens d’une terrorisation de cette psychologie, mais la rupture de la psychologie américaniste de la direction du Système, effectivement dans ce cas, dans le sens de la terrorisation de cette psychologie. »
C’est en rappelant tous ces éléments que je voudrais enfin émettre mon hypothèse finale concernant le comportement US en Ukrisis, prenant des risques considérables jusqu’à la possible confrontation d’un Ukrisis nucléaire où ils sont loin (les américanistes) d’être les plus forts, et leur force impérative pour clamer qu’une telle confrontation n’aura pas lieu. L'illogisme fou de la situation, la folie maniaque de la mortelle contradiction sont verrouillés comme autant de caissons étanches de ‘Titanic’ (voir plus loin et plus profond).
Je crois que la psychologie de l’américanisme, qui est un phénomène résolument collectif avec des effets individuels absolument catégoriques, affectant particulièrement et massivement la caste dirigeante washingtonienne avec tous ses satellites, présente une capacité extraordinaire de cloisonnement grâce à la bouillie hypertrophiée terreur-hybris grâce à l’action du binôme “inculpabilité-indéfectibilité” qui manie ici en les mélangeant hors de tout intérêt pour le fait de la mortelle contradiction mortelle, la terreur affreuse de voir menacée par d’autres (les “méchants”) la vertu morale de l’inculpabilité et l’hybris triomphant de la certitude de la victoire (sur les “méchants”) de l’indéfectibilité. Elle est capable
d’une part de prendre tous les risques contre les Russes, parce que les Russes sont ce qu’ils sont, qu’ils sont sur leur route, qu’ils sont ennemis de leur culture éminemment vertueuse, qu’ils prétendent bien imprudemment à la puissance militaire, que ce sont des moujiks puants qui ne comprennent rien à Hollywood et à MacDonald, et ainsi de suite ; elle est capable
d’autre part d’assurer qu’aucun conflit nucléaire n’est pensable parce que les deux partenaires stratégiques, – les USA [directeurs de conscience en l’espèce] et la Russie, tiens !, – en savent les risques et le prix inimaginables, et qu’ils se retiendront, qu’ils n’oseront pas, qu’ils s’arrêteront au bord du gouffre, etc. (surtout les Russes, hein, que l’on pourra ainsi envahir et réduire en poussières et en paix).
... Et je crois qu’entre les deux ‘elle est capable”, il n’y a plus de connections. Les portes étanches de la psychologie de l’américanisme sont fermées à double tour, un peu comme les caissons étanches du ‘Titanic’, qui le rendaient insubmersibles, – oh, on n’arrête pas le Progrès ! Ainsi, Washington peut foncer en plein risque du nucléaire en Ukrisis, évidemment avec les demeurés de l’UE à ses basques, sans prendre en compte le risque du nucléaire.
C’est un peu effrayant de penser cela, qui par ailleurs a la beauté rhétorique d’expliquer comment ces gens, – ceux de ‘D.C.-la-folle’, complètement immergés dans une communication “de dingue” qui joue un rôle absolument majeur dans la dé-connection de leurs psychologies, – sont en fait complètement “dingues”, eux aussi. Mais il existe tout de même quelques pare-feux possibles devant l’hypothèque nucléaire, par exemple cette capacité des hypersoniques russes de frapper le territoire US en stratégique conventionnel...
Mais bon, je me promets de poursuivre cette exaltante et rassurante exploration dans un prochain numéro, assez rapidement hein ! Car vous savez bien, fidèles lecteurs, que le ‘Titanic’ a coulé, non pas parce que les portes verrouillées entre les caissons étanches-entre-eux ont foiré, mais parce que l’iceberg a déchiré la coque sur la longueur de plusieurs caissons, qui se sont remplies d’eau en une masse d’un poids suffisant pour déséquilibrer la chose en faisant basculer son centre de gravité. Et le ‘Titanic’ qui coule a bien plus de chance, dans mon imagerie symbolique, de représenter l’effondrement par en-dedans du Système que la solution expéditive de l’holocauste nucléaire.