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101021 avril 2005 — Le tout-Bruxelles stratégique ne bruisse que d’un seul mot: “supply”. Cela concerne la question de la liberté d’obtenir des pièces, des “sous-systèmes”, des technologies, etc., nécessaires au développement, à la fabrication, à l’usage et à la maintenance des systèmes d’arme. Cette question est la conséquence indirecte du débat sur la volonté (défaillante for now) de l’UE de lever l’embargo de ses armes vers la Chine, et la conséquence directe de la réaction US à cette décision non-encore prise. (Voir notamment, sur ce site, ici et ici.)
Évidemment, c’est la réaction US qui nous importe. (Les Chinois, eux, dans les discussions internes avec l’UE qu’ils ont lorsqu’une de leurs délégations visite Bruxelles, se contentent de terminer leurs interventions par la remarque, pince sans rire, à l’intention de leurs interlocuteurs européens qui viennent naturellement de leur infliger un pensum sur le respect des droits de l’homme: « Nous comprenons que vous subissez de très fortes pressions extérieures. » Bref, on cause en n’ignorant rien des véritables enjeux.)
Les menaces américaines de restriction de transfert de technologies portent en elles une dimension irrésistiblement destructrice des rapports transatlantiques. C’est la fin de la confiance, l’Europe traitée en ennemi potentiel, l’Europe placée sous le feu du soupçon qui s’applique aux ennemis potentiels. Peu importe que la matière soit quasiment nulle (il n’y a quasiment pas de transferts de technologies sensibles des USA vers l’Europe, tant la paranoïa US à cet égard est grande). Ce qui importe ici est bien du domaine du principe, et c’est simplement un domaine fondamental car cette “valeur” (le principe de la confiance transatlantique qui a structuré la relation USA-Europe depuis 1945) est la dernière “valeur commune” soutenant la situation d’alliance exclusive entre les USA et l’Europe, malgré tous les avatars et toutes les contradictions.
Ce qui apparaît aujourd’hui, en ce moment, c’est la perception grandissante chez les Européens que les USA vont appliquer les restrictions sur les transferts simplement par soupçon. Cette perception est justifiée principalement par le constat que la situation est sans issue. Tout le monde sent bien que l’exigence US implicite pour “lever ces soupçons” ne peut être rencontrée, puisque cette exigence est hors du domaine de la raison. En d’autres mots plus concrets, il ne suffira pas que l’Europe ne lève pas l’embargo en 2005, voire en 2006 éventuellement (mais au-delà ?...), parce que l’exigence implicite de Washington, celle qui satisferait le Congrès, est extravagante et absurde: ce serait l’engagement de l’UE que l’Europe ne lève jamais l’embargo ; à ce prix grotesque, la “confiance” washingtonienne serait sans doute en voie d’être rétablie (avec des réserves…). Bien sûr, l’évidence montre que cet engagement est totalement déraisonnable.
[Cette perception générale est chaque jour renforcée par l’extravagance des Américains. Lorsque le député Hunter affirme qu’il craint, dans le cadre du programme JSF, que l’on retrouve la technologie furtive (stealth) américaine chez les Chinois par le biais des Européens du programme JSF, sa démagogie passe les bornes de la raison. La cause de ce jugement n’est pas la vertu atlantiste et de fidélité américaniste des coopérants, — quoique : si vous remplacez “vertu” par “fascination”, “naïveté” et “corruption psychologique”…, — mais le fait que les USA n’ont jamais transféré une technologie furtive à quiconque. Cette restriction vaut même pour les Britanniques malgré les affirmations vaniteuses de ces derniers et les accords de confidentialité qui ont surtout l’avantage (du point de vue US) de leur interdire de travailler dans ce domaine avec d’autres (les Français). En fait, c’est le contraire : ce sont plutôt les Américains qui ont pillé les Britanniques, qui ont travaillé sur la question. Les USA ne transfèrent rien de cette technologie, — même entre services! (Lire The $5 Billion Misunderstanding, de James P. Stevenson, sur le désastre du A-12 de l’U.S. Navy, entre 1985 et 1991. Si le A-12 fut un échec si complet, c’est principalement parce que l’USAF refusa de transférer sa technologie furtive à l’U.S. Navy. Stevenson rapporte plusieurs fois le fait, avec un luxe de détails, au point où il nous convainc que, de ce point de vue, le rideau est et restera totalement impénétrable, quasiment un “rideau de fer” si l’on veut une équivalence ironique ; l’équivalent existe au niveau industriel, entre sociétés US et sur ordre des services qui contrôlent leur orientation stratégique, y compris dans le cas de grands programmes américains de sécurité nationale.)]
Cette situation générale de perception vient d’être renforcée par une possibilité, évoquée le 19 avril dans la presse, d’une restriction américaine qui pourrait d’ores et déjà être activée. Elle touche les Français et l’un des seuls domaines de la technologie des porte-avions où ils dépendent des Américains, — mais par facilité de situation et nullement par incapacité de développer la technologie mentionnée, cette incapacité pouvant être aisément rattrapée. Ci-après, une dépêche AFP du 19 avril :
« Les Etats-Unis refusent de donner leur feu vert à l'exportation des catapultes de fabrication américaine destinées à assurer le décollage des avions du futur porte-avions français, indique le quotidien La Tribune dans son édition de mercredi. “Les Etats-Unis refusent pour l'instant de donner leur feu vert à l'exportation de ce matériel, pourtant assez peu stratégique, vers l'Hexagone”, affirme le journal. Cette technologie de catapultage pourrait être développée en France, assure le quotidien. Mais “il en coûterait à la France quelque 50 millions d'euros pour acquérir ce savoir-faire et créer les moyens d'essais qui vont avec”, ajoute-t-il. »
Une telle décision US concrétiserait à peu de frais pour les Européens le sérieux des intentions américaines et confirmerait leur perception. Elle constituerait une remarquable maladresse par sa valeur d’exemple pas trop destructeur, mais une maladresse bien dans les mœurs et les habitudes du Pentagone. D’ores et déjà, l’état d’esprit est général en Europe, et touche, malgré l’exemple ci-dessus, bien plus les autres Européens que les Français, et précisément les Européens engagés dans le JSF, qui sont de loin les plus vulnérables. Là aussi, habituelle maladresse US.
Au contraire, nous disent nos sources européennes, les Français sont stupéfaits de l’aubaine et ravis de l’aide que leur apporte cette affaire dans leur plaidoirie pour une Europe indépendante et souveraine, notamment au niveau militaire et technologique. Toute leur argumentation implicite depuis des années se trouve confirmée et les contacts urgents en cours, à l’initiative d’autres Européens, le leur démontrent à suffisance.
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