Il y a 2 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
700La Quadriennal Defense Review (QDR) a fait couler beaucoup d’encre lorsqu’elle a été rendue publique, au début février. Nous nous sommes faits l’écho de l’évolution de cette revue tout au long de son développement, jusqu’à sa conclusion.
Ci-dessous, on trouve un développement qui tente de reprendre et de synthétiser l’affaire jusqu’à son terme, avec les deux états où s’est trouvée contrainte la QDR : une trahison de son but initial (avortement) et un détournement de son usage (kidnapping)
Ce texte ci-dessous est la version française de la rubrique To The Point de notre Lettre d’Analyse Context, n°92 de février 2006.
La Quadriennal Defense Review (QDR) de 2005, par son importance, sa position chronologique au cœur de l’ère Bush (l’ère Rumsfeld? 2001-2009?), sa fonction naturelle de pivot, devait être le principal levier de la “transformation” que le secrétaire à la défense Rumsfeld avait désignée comme étant la principale opération de réforme du Pentagone. Il s’agissait d’abandonner définitivement les coutumes et la mentalité de la Guerre froide, pour entrer de plain-pied dans le XXIème siècle. Rarement, dans une affaire de cette importance, une telle ambition fut aussi complètement contrariée et détruite.
La QDR 2005 fut d’une longueur sans précédent. Les deux exercices précédents (1997 et 2001) avaient pris quatre et cinq mois. Celui-ci a duré tout juste un an. Cette durée inhabituelle marque justement la bataille qui s’est déroulée en son sein, et explique l’ultime défaite.
Au départ, deux enjeux clairs se dégageaient :
• Le premier consistait à contrôler, voire réduire la place et, par conséquent, le poids budgétaire, des programmes très coûteux hérités de la Guerre froide (le F-22, le JSF, le FCS de l’U.S. Army, les destroyers furtifs, les sous-marins nucléaires).
• Le second consistait à mettre en place des structures nouvelles, de forme et d’ambition différentes, plus légères, plus souples et adaptables, et à ouvrir la voie aux programmes correspondant à ces équipements.
Le bilan est clair : aucun de ces objectifs n’a été atteint, et il s’en faut de beaucoup. La démonstration semble avoir été faite que le Pentagone est irréformable, que la bureaucratie est d’une puissance qui tend à la rendre invincible, que les réformistes semblent eux-mêmes manquer de l’inspiration qui pourrait rendre possible une attaque efficace. La forteresse est imprenable parce que ses défenses sont colossales et parce que les attaques utilisent des armes inadéquates.
Coalition des ‘no-willing’...
Une source au Pentagone, citée par Jane’s Defence Weekly, observait que la QDR-2005 apparaît comme « a non-event despite looking at a large number of controversial measures, such as killing several major weapon systems, that would have signalled a new direction. » La curiosité de cet exercice de planification est qu’il apparaît comme très “contre-révolutionnaire” alors qu’il était annoncé comme un évènement révolutionnaire. Le paradoxe est qu’on observe qu’une alliance inattendue s’est nouée entre deux forces par essence antagonistes.
• D’une part, la bureaucratie du DoD, et il s’agit d’un engagement normal. Il était assuré que la bureaucratie s’opposerait de toutes ses forces à un processus dont on affichait le but révolutionnaire. Le but de la bureaucratie, elle, était de protéger les choses en l’état, notamment les grands programmes d’armement fortement critiqués depuis un à deux ans, avec les développements en Irak montrant leur inadaptation et leur inutilité dans les conflits postmodernes (dits Fourth Generation Warfare) ; ils sont particulièrement menacés aujourd’hui par la crise budgétaire et les dépenses de la guerre en Irak.
[Les grands programmes d’armement, extrêmement coûteux et dont la conception est entièrement appuyée sur les paradigmes de la Guerre froide, s’appuient sur les technologies les plus avancées. Le changement récent à leur égard est par exemple illustré par le changement d’opinion d’un expert comme Ralph Peters, ancien colonel de l’U.S. Army, proche des neocons. Peters avait notamment publié un article fameux en 1996 (Constant Conflict, dans Parameters), où il exaltait la puissance technologique US comme la clef de la domination des pays turbulents et des régions incontrôlées par les USA. Aujourd’hui, il publie un article dans le Weekly Standard, au titre expressif de Counterrevolution in Military Affairs, où il met en évidence l’efficacité militaire de l’insurrection en Irak contre les capacités technologiques US (“Not a single item in our trillion-dollar arsenal can compare with the genius of the suicide bomber — the breakthrough weapon of our time. Our intelligence systems cannot locate him, our arsenal cannot deter him, and, all too often, our soldiers cannot stop him before it is too late.”)
• D’autre part, et c’est bien le plus surprenant, les “réformistes” du clan Rumsfeld ont finalement abandonné toute idée de réformes en profondeur et se sont opposés à une QDR-2005 vraiment révolutionnaire. C’est la grande surprise de cette QDR-2005 puisque ce sont eux qui, au départ, voulaient se servir de ce processus obligé (sur injonction du Congrès) pour initier leurs réformes fondamentales. Ce point mérite une attention développée.
Une fois n'est pas coutume. Loren Thompson, du Lexington Institute, en général commentateur quasiment officieux du département de la défense et reflet fidèle des jugements de ce département, a eu cette fois les jugements qu’il faut pour commenter la QDR-2005. Par la même occasion, il met en lumière l’étrange situation où se sont trouvés les “transformationnistes” rumsfeldiens, qui avaient lancé cette QDR pour tout chambouler et qui se sont vus démentis par la réalité.
Loren Thompson observe le 24 janvier dans le Los Angeles Times (peut-être est-ce le fait de parler dans un média non-professionnel qui l’a libéré de ses engagements habituels de soutien de la ligne officielle ?) « The Iraq war has been a nonstop embarrassment for the people who believe in military transformation. [...] Some of the senior policy makers don’t want to believe what they’re watching on their television sets. » Un autre aspect de la critique de la position des “rumsfeldiens” est énoncé par Michele Flournoy, une experte du Center for Strategic and International Studies et ancienne haut fonctionnaire du Pentagone. « There is a logical disconnect between the lessons learned from Iraq and the conclusions that we can live with a smaller ground force. »
Ces diverses observations conduisent au constat que les “transformationnistes” rumsfeldiens se retrouvèrent dans une position difficile pour exiger des transformations révolutionnaires. Les transformations qu’ils décrivaient pouvaient être aisément bloquées par la simple évidence que tout ce qui se passe en Irak contredit leur fondement. Comment argumenter pour des forces plus petites alors que, selon les estimations officieuses de l’U.S. Army, il manque au moins 150.000 hommes en Irak pour espérer simplement stabiliser la situation au niveau actuel de violence pour l’année 2006. Dans cette sorte de négociations bureaucratiques, les déclarations publiques et les impératifs politiciens n’ont plus cours : chacun sait que l’annonce du retrait de 30.000 à 40.000 hommes d’Irak cette année est, au mieux, une annonce politique pour les élections mid-term de 2006 qui ne sera pas suivie d’effets, au pire une mesure qui sera effectivement appliquée et risque de plonger l’Irak dans la guerre civile jusqu’à la partition en trois.
Ainsi les rumsfeldiens étaient pris à leur propre piège. La seule solution, pour eux, était l’alliance contre nature avec la bureaucratie conservatrice. Il en résulta cette QDR-2005, le “non-event” par définition.
Cette QDR-2005 est-elle l’acte d’un décès d’une grande ambition, celle d’une réforme fondamentale voulue par le secrétaire à la défense le plus controversé, mais aussi le plus volontaire qu’ait connu le Pentagone? Les dernières années de Rumsfeld au Pentagone pourraient bien ressembler à celles de Robert Strange McNamara, arrivé en 1961 avec des projets de réforme révolutionnaires et paralysé par la guerre du Viet-nâm à partir de 1966, obligé alors d’abandonner complètement ses projets réformistes jusqu’à son départ.
Le problème de Rumsfeld, l’explication profonde de sa défaite, c’est que sa cause qui était au départ louable s’est rapidement ternie par esprit de chapelle. Assez curieusement, on pouvait penser que Rumsfeld avait bien saisi les conditions nouvelles de la guerre lorsqu’il avait salué avec enthousiasme une photo d’un soldat US des Special Forces avec des armes légères hyper-sophistiquées montant un cheval local en Afghanistan : le mariage de certains apports de hautes technologies avec certains moyens rudimentaires adaptés au terrain et à la situation locale, — ce qui impliquait la démonstration d’une grande capacité d’adaptation. Mais cet enthousiasme n’était qu’exotique, pour une situation ressentie plutôt comme une parodie. Il l’a montré en Irak, où il est resté inflexible quant aux dispositions initiales alors que la situation sur le terrain nécessitait des adaptations fondamentales et, par conséquent, des révisions également radicales. De cela, absolument rien ne transparaît dans la QDR.
L’analyste Michael A. Weinstein, de PINR, notait le 15 février que la QDR était bâtie sur un vide stratégique, « [a] void opened up after the unilateralist vision of Washington's 2002 National Security Strategy was discredited by the limitations of U.S. power revealed during the Iraq intervention. » Ce refus de prendre en compte l’échec irakien et d’en tirer les premières conclusions a conduit à fragiliser la position de Rumsfeld et des réformateurs, face à la bureaucratie. La confiance en soi de Rumsfeld, qui lui donna en 2001 la force d’un formidable combattant prêt à affronter la bureaucratie (voir son discours du 10 septembre 2001), l’a aveuglé, quatre ans plus tard, face à cette bureaucratie, et l’a conduit à un compromis qui représente un tel immobilisme qu’il revient en fait à une capitulation sans condition de Rumsfeld le réformateur. RIP.
Si l’on veut faire l’historique de la QDR 2005, il est probable qu’on devra revenir au week-end du 20-21 novembre pour tracer l’historique d’une manœuvre réussie : le “kidnapping de la QDR”. Lors de ce week-end, les représentants de la hiérarchie militaire, dont ceux de l'USAF, convainquirent le secrétaire à la défense adjoint England d'abandonner l'idée d'une version commune USAF-Navy du JSF. (Cette proposition signifiait : l'abandon de la version USAF [F-35A] ; la réduction du programme à deux versions : la version Navy [F-35C] devenant la version USAF/Navy et la version à décollage ADAC/V [F-35B].) Il s'agissait d’un acte symbolique puissant, notamment à cause du poids politique (national et international) et budgétaire qu’a acquis le programme Joint Strike Fighter. A partir de là, tout espoir fut abandonné que la QDR s'avérât réellement une tentative (un peu) révolutionnaire d'influer sur la programmation du Pentagone et, au-delà, sur le magistère destructeur de la bureaucratie née de la Guerre froide.
La période (novembre 2005) est importante. A cette époque, l'administration GW Bush était sous les coups de scandales divers (à commencer par l'inculpation et la démission, à la fin octobre, de I. Gordon Libby, chef de cabinet de Cheney); le poids de la guerre en Irak devenait insupportable dans les sondages; le parti républicain était en chute libre et la perspective des élections mid-term était catastrophique.
Le conseiller de GW Bush, Karl Rove, rescapé d'une possibilité d'inculpation (cette possibilité n'est pas éteinte) mais plus que jamais maître à bord à la Maison-Blanche, décida qu'il fallait absolument détourner l'attention du public. Pour cela, une seule solution: abandonner le thème irakien pour revenir au grand thème par excellence de la guerre globale contre la terreur. D'une certaine façon, “le marché de la QDR” s'inscrit dans la stratégie de Karl Rove. Car, à partir de là, la QDR va servir effectivement d’instrument politique pour le pouvoir.
Le 8 février, dans le Guardian, Simon Tisdall commenta la médiatisation intense, effectuée les jours précédents, de l'expression “the Long War” pour décrire la “guerre contre la terreur”. L'espression était apparue dans des notes du Joint Chief of Staff de fin janvier. Surtout, elle apparaît en tête de l’introduction de la Quadriennal Defense Review 2005 et elle est aussitôt largement commentée dans ce cadre qui acquiert des dimensions de nouvelle doctrine (alors que la QDR n’est pas un document doctrinal). Tisdall écrit: « Gone is the talk of swift victories that preceded the 2003 Iraq invasion. This will be a war of attrition, it [the QDR] says, fought on many fronts. »
La chose est présentée comme la réalisation révolutionnaire que tout espoir de l'emporter très vite est désormais enterré dans les sables irakiens. Il s'agit d'envisager un long, très long combat, qui nous coûtera quelque chose comme “du sang, de la sueur et des larmes” (et des centaines de $milliards pour le Pentagone). Cette vision romantique et dramatique est émouvante mais elle présente le travers d'être complètement fausse. Il suffit d'un rapide retour en arrière pour constater que les mois de septembre et d'octobre 2001 bruissèrent, à Washington, d'hypothèses sur cette “guerre sans fin” qui nous attendait désormais. L'hypothèse alla d'une deuxième Guerre froide à une “nouvelle Guerre de Cent Ans”, jusqu'au pauvre Colin Powell qui fit, le 23 septembre 2001, cette étrange proposition d'une « guerre de l’Amérique contre le terrorisme [qui] réussira mais [qui] pourrait ne jamais finir. » (Comment concilier l’annonce d'une victoire dans une guerre qui ne finirait jamais?)
En d'autres mots, “the Long War” n'a rien de nouveau, c'est même une vieille barbe ressortie pour l'occasion, — pour Rove, on a vu pourquoi. Pour les généraux et la bureaucratie du Pentagone, l'idée de “Long War” n'est rien moins qu’une sorte de “normalisation” de la politique de mobilisation constante et sans fin, du gouvernement paroxystique sur pied de guerre. La conception du Pentagone est bien décrite par les remarques de Simon Tisdall, qui écrivit son commentaire après avoir entendu et rencontré le général Mark Kimmitt (« a key strategist in the US central command covering the Middle East », notait le Guardian), de passage à Londres le 6 février. Elle se résume à ceci: la guerre oui, et si possible la “Long War” sans fin, mais, surtout, surtout, — plus jamais d'Irak...
La QDR et la nostalgie de 9/11
L'attaque 9/11 a précipité un phénomène inéluctable depuis la Grande Dépression et la constitution de ce qui est communément désigné comme le “complexe militaro-industriel”. Le développement exponentiel du fonctionnement et des structures de notre civilisation, le développement parallèle de la puissance brute et des intérêts qui la constituent furent associés directement, durant la Grande Dépression, à une perception complètement inédite de la fragilité de ce processus. Ce fut la rencontre décisive entre la puissance (essentiellement la technologie) et la psychologie. Ce fut le mariage infernal des extrêmes. L'attitude conjoncturelle dictée par cette situation fut qu'il fallait entretenir la tension des esprits pour éviter la rupture des psychologies. Seule la mobilisation donnait une solution acceptable, qui ne pouvait se faire que contre l'“Ennemi”. Ainsi commençait le gouvernement paroxystique du système, le gouvernement semblant conduire le système et fonctionnant en réalité selon les besoins du système (encore plus que ses intérêts, même si ceux-ci étaient rencontrés).
Il n'y a nul complot là-dedans mais bien sûr une politique de survie puisque la perception (la psychologie) s'est structurée selon le binôme puissance-fragilité. Après la disparition de l'Ennemi soviétique qui semblait avoir assuré une stabilité, une rationalité bienfaisante à cette architecture, 9/11 arrivait à son heure en annonçant « la guerre sans fin » de Powell, avant “the Long War” quatre ans et demi plus tard. La substance du monde devenait elle-même paroxysme. La normalité devint paroxystique.
Dans ces conditions, la guerre contre l'Irak est un événement pervers. Les neocons et leurs amis néo-impérialistes, “idiots utiles” certes, s’avèrent finalement embarrassants parce que leurs projets pompeux supposent une fin (la démocratie et/ou la conquête du monde). Dans cette occurrence, c'est Powell qui est le plus américaniste avec sa “guerre sans fin”, et nullement Perle, Kagan & compagnie, avec leurs rêves impériaux nourris aux élucubrations du Thucydide américaniste qu'est l'historien militaire, vitupérant et prétentieux, George Davis Hanson.
Le Pentagone eut très vite en horreur le projet irakien. Il s'y colla avec réticence et ce fut le désastre qu'on sait. L'Irak effaça 9/11 et 9/11 fit figure de paradis perdu. “The Long War” nous y ramène et la QDR, qui en fait l’apologie, a bien mérité du Pentagone. Kidnapping réussi.
Le 7 février au Sénat, les parlementaires toujours maximalistes et patriotards proclament que le budget du DoD (FY2007) est insuffisant, — surtout les sénateurs démocrates, qui savent être “faucons” plus que personne lorsque l'occasion s'en présente. Ces jérémiades patriotardes sont destinées à Donald Rumsfeld, venu présenter le budget. Le secrétaire à la défense, placé dans la position inattendue et inconfortable d'avoir à se défendre contre des augmentations budgétaires que voudraient lui imposer les parlementaires, réplique: « Would everyone always like more? You bet. But it's not needed. There is always a big bow wave out there of expenses that look unaffordable but invariably prove to be manageable. »
Au fond, il s’agit d’une affirmation extraordinaire de cynisme ou de lucidité, c'est selon. Rumsfeld nous dit en même temps qu'il le dit aux parlementaires, sur le ton sarcastique qu'on lui connaît: “Vous pouvez toujours pérorer, la bureaucratie fait ce qu'elle veut, obtient ce qu'elle veut et s'en sort toujours, elle parvient toujours à boucler son budget où craquent les gaspillages et les dépassements non prévus, — alors, à quoi bon quelques $milliards de plus?”. Il nous dit encore que la comptabilité et la bonne gestion sont les cadets des soucis de la bureaucratie. Le Pentagone est un tel monstre de comptabilité démente qu'on y trouve toujours les dizaines de $milliards pour compléter tel ou tel programme (quitte à faire passer le Congrès à la caisse en faisant voter des “supplementals”).
En contrepoint de cette phrase de Rumsfeld qu'on jugera également d'un désabusement complet, il y a celle d'un expert américain du département de la défense, lors d'un séminaire à Bruxelles, le 23 janvier 2006. Interrogé sur les situations et les perspectives budgétaires du DoD, il répond placidement: « Nowadays, it's all and only, I say only, a question of pork barrel. » Le budget du Pentagone est décidé et distribué en fonction des intérêts locaux des États, qui sont déterminés et décidés par les élus du Congrès, représentant les intérêts locaux, en fonction de leurs prochaines échéances électorales. Point final.
Devant ces déclarations qui conduisent à considérer d'une façon si désabusée et si fataliste les blocages extrêmes où se trouve le budget du Pentagone, par conséquent ses orientations, sa stratégie et ainsi de suite, on se dit que la QDR était inutile, que, de toutes les façons elle devait se terminer comme elle s'est terminée et que les choses continueront en l'espèce, “business as usual”. C'est une façon de voir qui peut s'appuyer sur les exemples sans fin du passé; une façon de voir complètement nihiliste, du type “no future” (notamment pour les réformistes).
Le Pentagone et les lois du monde
Ces constats désabusés sembleraient dire que nul ne pourra arrêter la machine, que le Pentagone continuera à dévorer les $milliards et à développer tous les programmes, surtout ceux des guerres d'avant et des guerres qui n'existent pas, et ainsi de suite. C'est adopter implicitement la thèse qu'il n'y a plus d'histoire, que l'histoire, et la guerre, et le reste, se passent au Pentagone pour ce qui concerne le Pentagone. C'est oublier que l'histoire existe.
Il reste vrai que le Pentagone met aujourd'hui un quart de siècle (depuis 1981) pour développer un chasseur (le F/A-22) annoncé au départ à $37 millions et qui coûtera autour de $300 millions sans qu'on sache encore s'il trouvera son utilité. Il reste vrai que le Pentagone, en fonction de ce qui existe par ailleurs (les déploiements, les contraintes logistiques, les gaspillages, l'incapacité de réformer ses structures, etc.), est incapable de déployer plus de 150.000 hommes en Irak et que la situation là-bas commence à ressembler à un désastre historique. (Le Pentagone devra être gré à Rumsfeld d'avoir décidé que les contingents y seraient réduits. L'U.S. Army voulait 400.000 hommes pour l'Irak: où les aurait-elle trouvés? Mais peut-être était-ce également un moyen de tenter de bloquer les projets d'invasion...)
Il reste vrai que toutes les augmentations budgétaires semblent désormais ne faire qu'accroître le désordre et l'impuissance. La sarcastique “Augustine law” de 1978 n'est plus loin d'être confirmée (Augustine, alors au Pentagone avant de passer à l'industrie, à la tête de Martin-Marietta, puis de Lockheed Martin), — elle serait même plus proche que ne l'annonçait le prophète: « En 2050, tout le budget du Pentagone servira à acheter un seul chasseur tactique, qui servira trois jours par semaine à l'USAF, trois jours par semaine à la Navy, et le dernier jour au Marine Corps ».
Le Pentagone ne peut croître et se développer tel qu'il est devenu, monstre effectivement devenu incontrôlable, que s'il échappe complètement aux lois terrestres. C'est bien là qu'est l'épreuve finale, avec une administration qui n'entend pas complètement mettre de côté ses projets “impériaux”, et qui s'appuie même sur les “résultats” déjà obtenus pour les poursuivre (voir la crise iranienne).
A moins de kidnapper la réalité comme il a kidnappé la QDR, le Pentagone reste destiné à être confronté au monde extérieur. La prédiction sur l'après-QDR d'une source au Congrès, début février, reste dans le champ du possible: « This really does not bode well for the look of the defence budget ... the year after this will be really tough. »
Forum — Charger les commentaires