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28 avril 2007 — Le Financial Times publie la nouvelle selon laquelle l’affaire BAE-Yamamah a été l’objet d’une démarche officielle US auprès du Royaume-Uni. (Comme on le sait, l’affaire vient de connaître de nouveaux développements dans le cadre de l’enquête menée au sein de l’OCDE. Effectivement, le cas paraît de plus en plus sérieux, d’autant que personne ne semble prédisposé à céder, que les Britanniques se conduisent sans égard pour personne et que personne à l’OCDE, y compris les “amis” US, ne veut faire le moindre cadeau aux Britanniques.)
Le FT nous annonce donc que l’ambassade des USA à Londres est intervenue avec vigueur auprès du gouvernement de Sa Majesté. Cela se passait en janvier. C’était à propos des ennuis de BAE et de la façon dont le gouvernement Blair était intervenu pour empêcher le Special Fraud Office (SFO) d’aller au terme de son enquête sur BAE (Yamamah). L’important est bien entendu qu’il s’agit d’une protestation formelle, un acte diplomatique officiel.
«The US issued a formal diplomatic protest to the British government over its decision to drop a fraud investigation into alleged bribery of Saudi officials by arms manufacturer BAE Systems.
»The verbal protest was delivered in January by a US embassy official in London to the UK Foreign Office within days of the decision being taken in December. Several governments, including the US, had raised the issue at a meeting of the anti-bribery working group of the Paris-based Organisation for Economic Co-Operation and Development.
»The démarche, though discreetly delivered, was nonetheless strikingly forceful for a key military and security ally.
»Diplomatic insiders told the Financial Times that Washington said the British decision put the Blair government in breach of both the spirit and the letter of the OECD anti-corruption convention that requires member states to have a “level playing field” in which to conduct commercial relations.
»It is also embarrassing for BAE, whose corporate responsibility report, published this month, plays down the controversy.
»The views of the US government are critical for BAE, which has built extensive interests in the country and harbours ambitions to break into the top tier of Pentagon contractors through acquisitions. The British company last year made 36 per cent of its sales to the US government, compared with 38 per cent from its domestic market. Mike Turner, BAE's chief executive, who has consistently denied wrongdoing by the company, has said the probe by the UK's Serious Fraud Office has not had an impact on US expansion plans.
»“Institutional shareholders and major customers are taking the approach of assuming we are innocent, unless proved otherwise,” BAE said yesterday.
»The company's corporate responsibility report devotes two paragraphs to the controversy. One expresses disappointment that media coverage appears to assume guilt, “unsupported by any evidence”, and in spite of the company's consistent denials. The other welcomes the “timely conclusion” of the Saudi inquiry.»
On s’exclamera, — une fois de plus, sans aucun doute: mais de quoi s’occupe donc les Américains? La réponse, pour une fois, ne montrera aucune marque particulière d’anti-américanisme de notre part : “de leurs affaires”. Parce que BAE est BAE, qu’officiellement 36% de son chiffre d’affaires vient du Pentagone contre 38% du MoD britannique, — et qu’officieusement, à cause de la participation de BAE à des programmes ultra-secrets (“black programs”), cette proportion est peut-être plus grande, et la part DoD dépassant dans ce cas la part MoD.
Tout cela ne signifie pas que les USA ne peuvent supporter l’idée même de la corruption. Au contraire, ils la manient avec maestria, les grandes entreprises du complexe militaro-industriel n’ayant de leçon à recevoir de personne dans ce domaine. Mais ils la manient également, la corruption, avec une certaine discrétion qui permet de garder l’essentiel, c’est-à-dire l’apparence de la vertu. Ce que les USA reprochent à BAE (et aux gouvernements britanniques successifs depuis le début des contrats Yamamah en 1985), c’est d’en faire trop et de le faire trop ouvertement, de façon trop voyante.
L’affrontement gouvernement britannique (BAE) versus OCDE est quelque chose d’insupportable pour Washington ; non par soudain accès d’enthousiasme pour le multilatéralisme et pour l’internationalisme mais simplement parce que l’apparence de vertu doit être particulièrement soignée dans ces enceintes internationales, parce que l’apparence de la vertu fait partie de l’équilibre du système. Or, répétons-le, si BAE est prétendument britannique, si la querelle avec l’OCDE concerne évidemment Londres et son gouvernement, il reste que, désormais, BAE est tellement américanisé qu’il en est complètement américaniste dans la perception US. Une société qui a accès à tous les programmes secrets du Pentagone ne peut être que cela.
Ainsi trouve-t-on, par un étrange et ironique raccourci impliquant les deux plus sûrs partisans de la globalisation, le premier cas fondamental mettant en scène un affrontement direct entre les intérêts nationaux les plus essentiels (ceux pour une société de défense et de haute technologie) et la logique corruptrice et déstructurante de la globalisation.
• Les intérêts nationaux britanniques sont présentés comme mis en cause par l’attaque de l’OCDE, dans la mesure où cette attaque risque de mettre au grand jour le système général de corruption sur lequel repose le monde politique dirigeant britannique (depuis 1985). On observera qu’il s’agit d’intérêts nationaux assez piètres, bien à la mesure de la stature des dirigeants en place, mais c’est ici le principe qui nous intéresse. Du point de vue de ce principe et si l’on s’en fait les chantres à tout prix (“right or wrong, my country”), les Britanniques n’ont pas tort.
• Les intérêts nationaux des USA sont présentés comme mis en cause par la situation de corruption de BAE et sa place abusive dans le système de direction britannique. Là aussi, on peut ricaner sur l’hypocrisie, la tromperie et la fausseté de telles accusations, mais pas sur la validité du principe si l’on tient compte de tout ce que l’on sait (et de tout ce que l’on vient de rappeler précédemment).
Ainsi trouve-t-on par excellence le cas insoluble auquel conduit la globalisation. Il est d’autant plus insoluble qu’il porte sur une matière sur laquelle on n’a pas coutume de transiger, qui est la question des industries de défense (hautes technologies, intérêts de la puissance militaire, etc).
La démonstration est impeccable. La globalisation conduit nécessairement à des impasses parce qu’elle mélange des matières inconciliables. De même qu’elle prétend organiser la libre concurrence et le marché libre alors qu’elle crée en réalité des monopoles, de même elle finit par exacerber les intérêts nationaux faits de divers facteurs (dont le puissant facteur politique) alors qu’elle réalise une opération qui est le nec plus ultra de la globalisation (BAE nous a assez chanté qu’il devenait une “société transatlantique”, c’est-à-dire “ni britannique” (plus britannique), “ni américaine”. Le moyen que la globalisation prétend animer pour parvenir à ses fins (les intérêts particuliers, ceux des actionnaires ou de tous autres “acteurs économiques”, comme l’on dit) conduit en réalité à des situations inextricables de conflit d’intérêts (nationaux, politiques, etc).
L’américanisation de BAE s’est faite sans le moindre problème, grâce aux manipulations d’actionnaires. C’était l’archétype de l’opération de globalisation réussie. Le résultat, nous l’avons aujourd’hui : un conflit portant sur des sujets aussi exigeants et conséquents que la corruption comme arme politique, l’intrusion d’une société de technologies avancées dans les rapports de deux systèmes politiques se prétendant alliés et se découvrant adversaires, des ingérences systématiques dans les matières les plus sensibles, des actes diplomatiques d’ingérence et ainsi de suite. La globalisation organise chaos et déstructuration ; on ne se plaindra pas trop lorsqu’il s’avère que les victimes les plus visibles dans ce cas sont les chantres de la globalisation.