BAE joue gros à Washington

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On connaît l’aventure de l’énorme consortium d'armement britannique BAE, considéré largement comme britannico-américaniste, voir américaniste et accessoirement britannique depuis le début des années 2000. A côté de ses ennuis considérables au Royaume-Uni, BAE a une position d’autant plus essentielle à tenir à Washington, où il est pourtant l’objet d’une enquête parallèle (du DoJ, département de la justice) à celle du service SFO britannique concernant la montagne d’accusations de corruption qui a été accumulée autour de son nom. Cette fois, c’est un autre chapitre qui s’ouvre, aux USA toujours, qui est une mise en cause de BAE pour une interférence désagréable pour la susceptibilité US dans le processus de sélection du Pentagone.

Le 18 octobre 2009, The Independent de Londres a publié un article qui expose les faits. BAE, associé à une société US, Navistar, a perdu en août un énorme contrats de $3 milliards de 23.000 camions pour l’U.S. Army, emporté par une société US, Oshkosh. Ce fut une surprise, BAE assurant la production de ces camions depuis plusieurs années et espérant bien la poursuivre. BAE a réagi en portant l’affaire devant le Government Accounting Office (le GAO, qui devrait rendre son rapport au printemps 2010), mettant en doute le processus, en même temps qu’il montait une énorme campagne de lobbying au Congrès estimée à $2,3 millions; Oshkosh, aux moyens réduits, a riposté par un investissement en lobbying de $180.000. L’affaire est magnifique pour les parlementaires US; c’est le pot de terre contre le pot de fer, et, en plus, le pot de fer qui profite de sa puissance étant britannique d’origine et de nom, contre le brave petit Texan purement américain; qui plus est, le pot de fer mettant en cause le vertueux processus de sélection du Pentagone, dont on sait l’inaltérable objectivité. C’est presque une fable, faite pour fustiger le “patriotisme économique” des parlementaires, et qui devrait trouver une oreille attentive au Pentagone, qui n’aime pas être soupçonné de se tromper, encore moins de favoritisme, lui qui a à cet égard une longue histoire de vertus diverses et inoxydables. Dix parlementaires US ont écrit une lettre à Gates, où ils rajoutent l’accusation de “contacts douteux” de BAE avec des officiels du Pentagone dans cette affaire, qui sent déjà son accusation de corruption.

«But the affair risks engulfing BAE in a row with the US Defense Department, which has become sensitive to any suggestions that its procurement processes are unfair. Ten members of Congress wrote a strongly-worded letter to Defense Secretary Robert Gates last week complaining that actions by the “losing bidders” threatened the “integrity of the defence acquisition procès”. […]

»The Congressmen's letter, which does not mention BAE and Navistar by name, says: “We are concerned with the blatant efforts to affect the outcome of this independent, quasi-judicial review by attempting to raise protest issues through a public media campaign and through improper contact with DoD officials.” The letter continued: “We are also concerned that some have gone so far as requesting that the army provide highly confidential and sensitive source selection materials for their review.”

@PAYANT Laissons de côté la réalité de l’affaire, les réelles responsabilités, le bien-fondé de l’attitude de BAE, etc. Ce n’est pas vraiment dans ce domaine de la réalité et de l’équité des choix du gouvernement que tout cela se joue, mais dans le domaine incertain et incontrôlable de l’influence et de la communication. BAE est assez roué en cette matière pour ne pas le savoir, et il assez de casseroles à sa traîne pour ignorer ce qu’il risque – du moins le croirait-on si l'on était sûr de sa conscience claire de la situation. L’affaire est donc moins de savoir qui a tort et qui a raison, s’il y a favoritisme (pour la firme texane), voire tentative de corruption (cette fois, de BAE, pour conserver le contrat), mais bien d’observer combien une telle initiative peut être dommageable pour BAE, pour sa position aux USA. Si le Pentagone suit les parlementaires, BAE se trouvera dans la position inconfortable d’être poursuivi d’une vindicte qui pourrait le mettre en position de perdre ou d’être écarté de plus en plus de programmes importants du Pentagone, donc de voir sa position aux USA s’éroder considérablement. Qui plus est, l’affaire ne va faire qu’encourager l’enquête de DoJ en cours sur BAE, peut-être en y ajoutant les accusations des parlementaires US pour ce cas précis. Dans le cas de BAE, c’est une question industrielle grave dans la mesure où sa position au Royaume-Uni est, également, fortement mise en question à cause de l’enquête du SFO en cours; mais c’est aussi une affaire politique tant les enjeux attachés à cette situation concerne également les “relations spéciales” entre USA et UK.

Le destin de BAE est fascinant. Quelle que soit sa position dans cette affaire, sa réaction est politiquement très risquée. Pourquoi BAE a-t-il décidé de réagir? Mis à part les très généreux 1% de possibilités qu’on peut concéder à l’hypothèse de l’argument de la bonne foi, il y a pour le reste l’aveuglement d’un consortium d’une puissance telle qu’il tend à perdre le contact avec la réalité. On l’a vu, cet aveuglement de BAE dans d’autres occasions. Assuré de son influence, des protections politiques, assuré aussi de sa position sur le marché US, BAE agit comme s’il était intouchable et comme si sa situation de consortium britannique n’avait plus aucune importance par rapport au “nationalisme économique” US. Bref, BAE se conduit désormais, aux USA, comme il se conduit au Royaume-Uni, en terrain conquis. C’est un risque à la mesure, sans doute, de la perte du sens des réalités.

Le Pentagone est dans une phase délicate. Son processus de sélection est en crise et il est partout mis en cause. Il n’aimera certainement pas qu’un contractant, britannique de surcroît, le mette en cause, surtout auprès du GAO qu’il déteste. Boeing, qui a fait sauter le choix EADS/Northrop-Grumman en faisant intervenir le GAO (affaire des ravitailleurs en vol KC-45), sent déjà les conséquences de cet acte par la raréfaction des commandes de l’USAF. Et Boeing est américain, contre un non-Américain (EADS), et plutôt soutenu par une partie du Congrès dans cette affaire. BAE cumule tous les désavantages: contestataires du Pentagone jusqu’à faire intervenir le GAO, non-Américain, avec un Congrès hostile qui soulève même l’hypothèse de la tentative de corruption ou de la corruption. Cette stratégie de la certitude et de l’impunité de la puissance présente des risques considérables et alourdit encore le dossier du consortium britannique. Dans ce cas, la certitude de l’impunité et de la puissance ressemble effectivement à cet aveuglement qu’on pourrait un jour juger suicidaire si les suites s’avèrent à la mesure du risque pris.


Mis en ligne le 20 octobre 2009 à 07H14