BAE, ou la mauvaise réputation

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BAE, ou la mauvaise réputation


8 mai 2008 — Le cas BAE, démarré dans sa période polémique avec le scandale Yamamah et la décision bienveillante de Tony Blair (décembre 2006) d’interrompre l’enquête du Special Fraud Office (SFO), poursuit son étonnante progression. Mais non, plus qu’étonnant le cas est fascinant. Cet énorme conglomérat industriel de production de systèmes militaires, de corruption politique, de globalisation réussie par le biais de l’américanisation, ne parvient pas à se dépêtrer de la forêt de casseroles attachée à son train malgré l’extraordinaire puissance de son dispositif de défense. En général, jusqu’ici BAE s’est tu avec hauteur, s’étonnant par son silence vertueux qu’on puisse songer au mot “corruption” et entendant bien que les hommes politiques feraient leur “devoir”, de Blair à Brown. (Effectivement, Blair et Brown, qui sont tenus comme l’essentiel de l’establishment du cru londonien par BAE, ont tout fait pour étouffer l’affaire; mais sera-ce suffisant?)

Depuis quelques jours, nouvelle attitude. C’est une opération délicate qu’on définirait vulgairement par l’expression: comment se refaire une virginité? (Problème délicat, après tout, qui conduit à une autre question encore plus délicate: comment se refaire quelque chose qu’on n’eut sans doute jamais?) Depuis quelques jours, BAE se débat, riposte, accuse, etc. Mais plus il agit, plus il rencontre des contradictions inhérentes à sa nature qui compliquent toujours plus sa position.

Hier, BAE tenait son assemblée générale des actionnaires. En même temps, son nouveau président, Dick Olver, a donné une interview à la BBC où il a pris un ton résolument offensif. Ces divers événements ont conduit à deux développements importants.

• BAE et le SFO. Le Guardian d’aujourd’hui écrit:

«The chairman of BAE Systems, Dick Olver, started a war of words yesterday in his attempts to move on from corruption allegations, when he suggested the Serious Fraud Office should abandon its criminal investigation into the company.

(…)

»Olver told the BBC that the case against his company “should be abandoned ... because it is doomed to failure”. He claimed the courts had already considered BAE's secret Saudi payments. “As far as they could tell there was indeed no evidence to say that this was anything other than a legal commission.”

»Olver added: “The new head of the SFO, at a time that is convenient for him, should assemble whatever QCs are needed, and do a case review ... to find out whether or not there really is a case that would have any chance of going anywhere in a court of law. My belief is that the answer to that question is that there is no chance of it.”

Cette interprétation du Guardian est, sur les mêmes faits, contredite par l’interprétation du Financial Times (FT). Pour le Guardian, Olver suggère que l’enquête de la SFO soit définitivement abandonnée parce qu’elle n’a aucune chance d’aboutir, – parce que BAE n’a rien de à se reprocher, évidemment. Pour le FT, d’aujourd’hui, au contraire, Olver suggère que le SFO lance une nouvelle enquête, – étant assuré que cette enquête aboutira rapidement à la mise en évidence qu’il n’y a rien à reprocher à BAE, donc qu’en un sens toute enquête sérieuse est inutile puisque destinée à échouer (“doomed to failure”)…

«Mr Olver confirmed he was seeking a fresh review by the new head of the Serious Fraud Office of its abandoned probe into the £43bn al-Yamamah arms deal with Saudi Arabia to prove that “there is no case to answer”.

(…)

»Asked why BAE had decided to go down this route now, Mr Olver said: “It seemed like there was a real opportunity with the new head of the Serious Fraud Office, the Woolf report and all of the new evidence of the judicial review. The stars have to align and these three stars align about now.”»

Il est probable que le FT, d’habitude si chatouilleux sur les questions de corruption, a été convaincu par l’honorabilité de Lord Woolf et de son rapport à £6.000 par jour. Le rapport Woolf nous dit que BAE ne fut pas toujours exemplaire dans le passé mais qu’il compte bien le devenir et que tout le monde n’a aucun doute qu’il le deviendra.

• … Si le rapport de l’honorable Lord a impressionné le FT, par contre il semble faire hurler de rire certains des actionnaires de BAE. Car c’est là un deuxième point et un point central : les actionnaires de BAE commence à en avoir assez. Les échos de l’assemblée générale sont édifiants, ainsi que l’attitude de l’un ou l’autre actionnaire de référence.

L’assemblée des actionnaires d’abord (selon le Guardian, qui est attentif à ce qu’il peut y avoir de “populaire” [!] dans l’actionnariat de BAE. Il s'attache à citer des interventions de divers actionnaires anonymes exprimant une réprobation collective):

»Investors lined up to attack the company at the annual meeting and scoffed at Olver's insistence that it was going to turn over a new leaf. “If there was no case to answer, why did you go to such lengths of stop the inquiry?” asked one shareholder who did not give her name.

»Another said it was “Orwellian” for the company to suggest that it could become a leader in ethics and corporate responsibility, given its track record of allegations that it gave bribes to secure lucrative contracts in Saudi Arabia and elsewhere.

»In a series of aggressive exchanges between another unnamed shareholder and Olver, the investor pointed at the ranks of executive and non-executive directors on the podium and said: “If there was any justice in the world, all of you up there would be facing criminal charges.”»

D’autre part, d’après le FT, la prise de position d’un actionnaire de référence, un vrai investisseur capitaliste (US, of course), qui veut bloquer le processus automatique de versement de la prime, ou “bonus”, de plus de £2 millions promis, pour bons et loyaux services, à l’ancien président Mike Turner qui vient de partir à la retraite. Ce bonus doit être conditionnel, dit l’investisseur, et retiré à Turner si, entre temps, il s’avérait qu’il y a eu fraude. (Fraude? Impensable, dit Olver, qui observe le ciel pour voir si les trois étoiles, – le rapport Woolf, le nouveau directeur du SFO et l’enquête qui n’a pas lieu d’avoir lieu puisqu’il n’y a rien à trouver, – s’alignent dans le ciel – «The stars have to align and these three stars align about now..)

«F&C Management, one of the company's most activist investors, said it wanted the board to make the planned £2m-plus handover bonus for Mike Turner, outgoing chief executive, conditional on the company staying out of trouble after his departure.

»The move is one of the first signs of a BAE institutional shareholder expressing reservations about the persistent allegations. The investor has proposed a “clawback” provision under which the money would be retrieved from Mr Turner if BAE was later found to have broken the law or seriously breached its code of ethics during his time in office.

»Karina Litvack, F&C's head of governance and sustainable investment, said: “Given all the noise that has surrounded these allegations, we think that the payment should be reclaimed if something is later found to have gone awry during Mike Turner's tenure.”

»F&C has previously floated the idea of clawbacks as tools for companies to use more widely, although investors say there can be practical difficulties applying them if the official to whom they are applied has already left the company.»

Too much”, BAE

L’“univers impitoyable” du grand capitalisme a des exigences d’apparence. La principale d’entre elles, parce que cet “univers impitoyable” est également anglo-saxon, donc fondé sur l’hypocrisie de la vertu, est évidemment la vertu. Si vous trichez, si vous spéculez limite, si vous corrompez, faites tout cela de façon à ce que cela ne se voit pas selon les règles de l’hypocrisie dominante. Tout ira bien pour vous. Au-delà, “no future”…

BAE en a trop fait. C’est sans doute le vertige à la fois de la puissance et du sentiment d’impunité. (BAE est un peu comme Blair lui-même, ayant quitté Downing Street tête haute, avec sa noria de casserolles-mensonges aux basques, assuré de sa puissance par sa bonne réputation et sa capacité de “spin” [mot technique pour virtualisme], tombant de sinécure en sinécure comptées en centaines de milliers, voire millions de sterlings. Mais on découvre qu’aujourd’hui, Blair devient insupportable à tout le monde. La force et la vigueur de l’opposition à sa candidature à la présidence de l’UE constituent un phénomène remarquable. Il y a un rejet-Blair parce qu’il en a trop fait; même chose en train de se constituer, semble-t-il, pour BAE.)

Dans les cas détaillés ci-dessus, il y a trois axes de problématique BAE.

• Le certificat de vertu-à-venir (à £6.000 par jour) de Lord Woolf, n’a vraiment pas l’air d’emporter l’unanimité. “Orwellien” a dit un actionnaire de l’intention de BAE de devenir un champion de la vertu éthique du domaine. Il est vrai que cette ambition est vraiment grotesque à force d’en prendre autant à son aise avec la réalité; elle souffre d’une lourdeur presque teutonne dans son acharnement à démontrer un fait qui a trop de proximité avec une historiette pour enfants sages. Même l’hypocrisie, surtout l’hypocrisie, doit se manier avec une certaine grâce et de l’élégance. Sinon, c’est du mensonge et cela fait de grosses taches.

• La proposition d’enquête (ou, plutôt, d’enquête pour décider qu’une enquête est inutile) implicitement faite au SFO, avec allusion transparente qu'avec le nouveau directeur on peut s’arranger, n’est pas non plus d’une extrême habileté de la part d’Olver. (Encore l’ivresse de la puissance et de l’impunité, encore la grossièreté dans la maniement de l’hypocrisie.) C’est comme si le nouveau patron de la SFO avait été nommé dans le but exclusif de blanchir BAE; c'est peut-être vrai mais cela ne devrait pas être trop visible ou l'on va s'imaginer qu'on lui demandera bientôt un rapport sur la vertu de BAE à $6.000 par jour. On veut bien que ces éventuelles manigance et manipulation soient de bonne guerre mais ces choses-là, comme le reste, se font dans la discrétion et une certaine réserve, un peu comme on remue son thé avant de le boire jusqu’à la lie. “Too much” ici, “too much” là, “too much” partout, BAE…

• Le plus important, c’est l’attitude des actionnaires de BAE. On entre dans le domaine fascinant des contradictions de la globalisation. BAE s’est complètement privatisé et s’est complètement américanisé. Ses actionnaires sont majoritairement US. Ils sont là pour faire du fric mais pas seulement, ou du moins pas à n’importe quel prix. Ils tiennent à leur bonne réputation auprès des forces qui contrôlent et/ou régulent le capitalisme US, notamment le gouvernement US, notamment le DoJ qui cherche une méchante querelle à BAE. Ils n’ont pas envie de voir leurs plantureux investissement salis par la conduite arrogante et désordonnée de BAE, notamment aux USA. D’où une révolte de plus en plus préoccupante de ces actionnaires. Cette “révolte” qui se développe est d’autant plus significative que ces actionnaires gagnent de l’argent avec BAE; dans ce cas, les perspectives de dommages d’une mauvaise réputation qui risquerait d’être confirmée par l’un ou l’autre fait constituent leur préoccupation essentielle, qui dépasse l’appât du gain. C'est presque une morale pour cette histoire, même si bâtie sur des attendus douteux.

Ainsi BAE s’est-il imposé comme le maître de l’establishment londonien, un Etat dans l’Etat, comme un corrupteur sans vergogne qui obtient des marchés extérieurs fabuleux, comme une réussite de la globalisation par son américanisation et se pénétration du marché US, et ces trois démarches commencent à faire sentir leurs effets négatifs. Des trois, sans hésiter nous plaçons la révolte des actionnaires au premier plan. C’est BAE miné de l’intérieur et c’est BAE devant des difficultés redoublées aux USA. Si les actionnaires, majoritairement US, se mettent à plomber BAE pour ses écarts corrupteurs, cela signifie qu’ils sentent que des forces importantes, notamment au gouvernement US et aussi, peut-être, au Congrès, ne lâcheront pas leur proie. C’est ce qu’il peut arriver de pire à BAE.