Il y a 2 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.
1048Bien entendu, l’avis sur les questions de sécurité nationale US de Daniel Ellsberg, l’homme du scandale des Pentagon Papers, en 1971, et l’un des grands inspirateurs de tous les mouvements anti-guerres aux USA, est toujours intéressant à entendre. Truthout.org, le 2 novembre 2009, fait un rapport d’un entretien télévisé avec Ellsberg sur Real News Network, à propos de l’attitude d’Obama vis-à-vis de la demande des militaires US de renforts en Afghanistan. Ellsberg pense qu’Obama fera comme Johnson en 1965, qu’il cédera aux exigences des militaires. (Ellsberg affirme en effet qu’effectivement Johnson agit comme il le fit pour le Vietnam seulement pour éviter une réaction des militaires, alors qu’il ne croyait guère à la victoire.)
«Like Vietnam, Ellsberg said “no victory lies ahead [for the US] in Afghanistan” and President Barack Obama knows it. Still, Ellsberg believes Obama will “go against his own instincts as to what's best for the country and do what's best for him and his administration and his party in the short run facing elections, which is to avoid a military revolt.”
»That means the president will likely authorize a sizable increase of US forces in the region, Ellsberg said, because Obama fears that top US military commanders will stage a revolt if he rejects their requests for additional soldiers. Ellsberg predicted that Obama will cave in to Gen. Stanley McCrystal's request for as many as 40,000 US troops in order to, “prevent his military from making a political case to his public and to the Congress that he has been weak, unmanly, indecisive, and weak on terrorism, and has endangered American troops.”»
Il faut reconnaître la solidité de l’argumentation de Daniel Ellsberg, notamment au niveau des modalités de ses jugements. Lui, au moins, parle d’une “révolte des généraux” en des termes qui sont en rapport avec notre époque puisqu’il entend une révolte au niveau de la communication qui est aujourd’hui le plus sûr moyen d’exprimer la puissance et de rendre efficace sa capacité d’influence, et nullement de quelque chose qui ressemblerait à un “coup d’Etat” dans le sens classique de la chose. Les généraux, explique-t-il, iront devant le Congrès, où on leur fera fort bon accueil, pour dénoncer la faiblesse de ce président qui laisse les soldats US mourir en Afghanistan sans protection… (La logique laissant sous-entendre par ailleurs que, lorsqu’il aura ses 45.000 hommes, McChrystal en voudra 45.000 de plus, ne serait-ce que pour protéger les 45.000 précédents. Ainsi raisonnent aujourd’hui les généraux bureaucrates et humanistes du Pentagone.)
Ce qui est plus troublant, dans le jugement d’Ellsberg, c’est l’analogie faite, au niveau des motivations et des convictions, avec LBJ (le président Johnson) et la façon dont la guerre fut conduite au Vietnam. Notre appréciation est que LBJ n’était pas opposé à cette guerre, qu’il croyait pouvoir la remporter, ainsi que McNamara (ce dernier, exactement jusqu’à l’été 1967). Que les généraux aient trompé ou aient contraint les dirigeants civils dans certaines situations, c’est possible mais ce n’est pas assuré d'une façon systématique. Il y avait aussi bien des oppositions entre dirigeants civils, mais aussi entre généraux. Mais surtout, comme le montre par exemple le livre Four Stars de Mark Perry, il faillit y avoir un véritable “coup d’Etat légal” du Joint Chiefs of Staff, mais le 25 août 1967, alors que la guerre était au paroxysme de son engagement; en fait, il se serait agi d’une démission collective des cinq généraux constituant le JCS (les chefs d’état-major des quatre armes – Army, Marine Corps, Navy, USAF – et le président du JCS), ouvrant une crise constitutionnelle gravissime entre les pouvoirs civil et militaire. (Le JCS recula au dernier moment.) La position du JCS nous semble avoir été à l’inverse dans ce cas de celle suggérée par Ellsberg: les généraux reprochaient aux civils (LBJ et McNamara) de contrôler absolument toute la stratégie, la guerre elle-même, de ne suivre aucun des avis du JCS. Le général Johnson (homonyme du président), chef d’état-major de l’U.S. Army, était même d’avis qu’il était préférable de se retirer du Vietnam plutôt que de poursuivre la guerre selon la stratégie utilisée, et il faillit démissionner (hors du cas collectif du JCS) pour cette raison. Cette tension générale était dévastatrice; une appréciation courante est qu'elle provoqua même la mort prématurée du président du JCS, le général Wheeler, d’un cancer accéléré par les conditions de travail et ses négligences de le traiter comme les médecins le lui demandaient pendant cette période.
Il est évident que la guerre du Vietnam fut une catastrophe à tous égard, et une guerre criminelle sur bien des plans. Mais il nous semble que les responsabilités peuvent difficilement être compartimentées comme Ellsberg semble le faire. Il nous semble également que la situation pourrait être également d’une complexité similaire dans le cas de l’Afghanistan. Actuellement, les militaires sont regroupés parce que nous sommes dans une phase incertaine de transition, dont nul d’ailleurs ne sait quelle va être l’issue (l’argument d’Ellsberg est bon, mais nullement assuré). Passée cette phase, d’une façon ou d’une autre, des intérêts différents vont se faire sentir, y compris entre les généraux. En un sens, il est vrai qu’Obama est prisonnier (des généraux, du complexe militaro-industriel, mais aussi de Wall Street, de l’opposition républicaine, etc. – bref, du système). Mais il est vrai aussi qu’il est prisonnier d’un ensemble de forces qui sont elles-mêmes concurrentes entre elles, et lui-même pourrait alors jouer sur ces concurrences.
Hier, sur Arte, on pouvait voir un documentaire sur Mitterrand face au Mur (le rôle de Mitterrand face à la chute du Mur et à la réunification de l’Allemagne). Deux points importants, sortis et ressortis à plusieurs reprises, ont retenu notre attention.
• D’abord le fait que Gorbatchev, quasiment seul (avec son équipe restreinte), fut vraiment et absolument l’architecte du bouleversement de la période (et nullement les pressions de la production US d’armement sur le budget russe par l’intermédiaire d’une obligation d’une “course aux armements”, cette fable obscène proposée pour justifier la production d’armement aux USA).
• Ensuite, le fait que Gorbatchev fut constamment sous la menace d’un coup d’Etat, d’un putsch à Moscou, dans une position d’une extraordinaire faiblesse, au point où Jacques Attali se demandait encore hier, dans le documentaire, comment il avait pu rester au pouvoir si longtemps et le temps nécessaire, au-delà de la réunification de l’Allemagne. (Mitterrand alla voir Gorbatchev à Kiev, début 1990, alors que la rencontre devait avoir lieu à Paris, parce que Gorbatchev l’avait expressément demandé, craignant, en quittant l’URSS, de ne pas pouvoir y revenir “parce que quelqu’un aurait pris sa place”.) Le facteur important fut que les adversaires de Gorbatchev, très nombreux et divers, avaient des intérêts de clans et de groupes difficiles à accorder et qu’ils ne présentèrent jamais un front uni.
…Mais le point fondamental dans la survie de Gorbatchev et dans sa capacité de conduire une politique si formidablement révolutionnaire – et nous retrouvons alors le cas d'Obama et de sa psychologie – c’est qu’il savait exactement ce qu’il voulait en fait de politique, et qu’il avait une énergie et une capacité de décision exceptionnelles pour appliquer cette politique. (Le documentaire d’hier soir, bien que centré sur Mitterrand, est baigné, nimbé du rythme imposé par Gorbatchev à cette époque folle, de son énergie absolument hors du commun.) Le problème est donc aujourd’hui posé à propos d’Obama: sait-il ce qu’il veut (veut-il une “politique radicale”?) et a-t-il cette capacité de caractère comme l’eut, et l’a encore, Gorbatchev? Est-il vrai que “son propre instinct” est que cette guerre (l’Afghanistan) est contre l’intérêt des USA, comme dit Ellsberg? Si c’est le cas, il n’est nullement assuré qu’Obama ne puisse faire autrement qu’aller “contre son propre instinct” («Obama will “go against his own instincts as to what's best for the country …») et faire la guerre. La situation est suffisamment confuse, le système est dans un tel état de confusion à côté de ses pesanteurs et de ses contraintes, qu’un homme dans la position d’Obama, s’il le voulait, comme Gorbatchev, pourrait imposer des situations radicalement nouvelles. Il n’est pas nécessaire de croire rationnellement à un événement pour imaginer que cet événement puisse arriver, dans cette sorte de situation; qui aurait jamais osé imaginer, en mars 1985 (arrivée de Gorbatchev au pouvoir), la situation de décembre 1988 (retrait unilatéral d’une grande partie des troupes soviétiques d’Europe de l’Est, rupture de leur posture offensive), voire celle de décembre 1987 (signature du traité FNI)?
Nous ne sommes pas nécessairement optimiste quant à l’attitude, au comportement, au caractère d’Obama, mais nous ne croyons pas qu’il y ait, pour l’instant encore, un enchaînement irrésistible… De même, dans de telles conditions, une fois cet enchaînement mis en marche, si c’est le cas avec l’envoi de renforts, les difficultés débouchant sur des querelles internes aussi graves que si Obama refusait la requête des militaires arriveront extrêmement vite, disons dans le courant de 2010, avec la possibilité d’une crise interne grave à Washington… Mais là aussi dans le désordre, sans pouvoir dire qui sera avec qui et qui sera contre qui, dans une situation dont Obama, s’il était un Gorbatchev, pourrait profiter.
Mis en ligne le 5 novembre 2009 à 16H38
Forum — Charger les commentaires