Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
180023 juillet 2006 — Voici une occurrence symbolique, mais opérationnelle également, des plus intéressantes. Alors que le monde virtualiste et médiatique occidental, sous l’influence de Washington DC que certains comparent à un établissement psychiatrique climatisé, résonne des glapissements néo-conservateurs, la réalité de l’avenir que nous offrent ces mêmes néo-conservateurs offre un spectacle très significatif. D’un côté, le désordre et la fureur, le sang et le feu des situations réelles, de l’autre, la sottise vaniteuse et arrogante des initiateurs et acteurs principaux du drame.
Rarement, les situations opérationnelles auront coïncidé avec tant d’harmonie, si l’on peut dire, pour nous offrir l’enseignement de la politique américaniste déchaînée.
• Au Liban, malgré des attaques d’une brutalité bien caractéristique de notre civilisation, Tsahal piétine et révise toutes ses ambitions aux aspects les plus modestes possibles. L’offensive aérienne est un échec mais la perspective d’une occupation terrestre du Sud Liban fait manifestement peur à la deuxième “plus puissante armée du monde” (après le patron pentagonesque, cela va de soi). (L’article de Steven Erlanger dans le New York Times du 23 juillet est significatif à cet égard.) On envisage donc une occupation du bout des doigts de pied, tandis qu’on accentuera autant que faire se peut le pilonnage aérien de la zone, qui a donné tant d’excellents résultats, pour arriver à une sorte de “nettoyage ethnique” par le vide garantissant la paix et la tranquillité d’Israël. Outre la belle leçon de morale, qu’on compare cette situation avec l’ivresse “néocon” annonçant l’invasion de la Syrie et de l’Iran à partir de l’incursion libanaise. Eh, c’est qu’il faudrait pouvoir…
• En Irak, le pire semble chaque jour inventer quelque chose d’encore pire, une sorte de transmutation permanente. On se trouve maintenant au bord de négociations sérieuses entre les trois composantes du pays pour tenter de trouver un modus vivendi qui serait une partition de facto, qui puisse apaiser la guerre civile en cours. Tout cela pourrait bien passer, à terme, par la rupture avec Washington. Tout est donc désormais possible, de préférence le pire pour les plans US, — si plans il y eut jamais.
• En Afghanistan, est-ce tellement mieux ? Depuis que le général britannique commandant l’OTAN là-bas a lâché le mot, le jugement fleurit : l’anarchie. Et notez bien ceci : cette anarchie n’est pas due seulement à la situation opérationnelle engendrée par les méchants (talibans, chefs de guerre, drogue, etc.), mais aussi, — et dirions-nous : surtout? — au désordre existant entre Occidentaux, entre agences, entre bureaucraties, entre mercenaires et supplétifs plus ou moins illégaux dans le genre cow boy-forces spéciales… (Le général Richard se réfère « in particular to what he called “the lack of unity between different agencies.” »)...
« Afghanistan is ''close to anarchy'' and Western military forces are “running out of time,” the head of NATO's international security force in that country says. Lt. Gen. David Richards, the British NATO commander who takes over responsibility for southern Afghanistan in 10 days, said Afghan fighting was more severe than NATO expected and feuding foreign agencies were compounding problems caused by local corruption, the Guardian reported Saturday.
» “The situation is close to anarchy,” he told a conference at Royal United Services Institute think-tank in London Friday. He referred in particular to what he called “the lack of unity between different agencies.” »
Il ne faut attendre aucun ajustement, aucune modification de la “Ligne”. Plus que jamais, le mot d’ordre est ceci : notre politique a amené des catastrophes, c’est parce que notre politique n’avait pas été assez systématiquement appliquée. Les erreurs commises seront donc approfondies et amplifiées, et approfondies et amplifiées les catastrophes.
Si nous avons présenté ce spectacle sous le titre aguichant du « monde néocon » (pour une fois, néocon sans guillemets et avec accent), il ne faut pas s’y tromper : c’est parce que le terme fait recette. Dans la réalité, tout le monde est partie prenante dans cette folie (“nous sommes tous des neocons”). Ce n’est pas un succès du complot “neocon” (surtout quand l’on mesure les effets du complot…) ; c’est simplement que les “neocons” sont plus ouvertement fous que nous, et qu’ils expriment ainsi mieux une folie qui est générale dans l’establishment occidental. On l’a déjà dit et on le redit, les “neocons” sont les “idiots utiles” de la pièce. Quand l’on envisage un projet et que tout va bien (puisque rien ne s’est encore passé), on s’appuie sur leur rhétorique exaltée. Quand tout va mal (dès qu’on commence à agir), on se retourne vers eux en disant : “c’est leur faute”.
Si quelqu’un veut voir un complot dans tout cela, libre à lui. C’est simplement qu’aujourd’hui, au temps du virtualisme, le terme “complot” signifie à la fois “échec” et “désordre incontrôlable” (c’est-à-dire notre “désordre incontrôlable”). Dans ce cas, oui, le complot est une réussite.
Il n’y a aucune direction concevable, aucun contrôle sur l’évolution de la situation. On parle bien entendu, dans les salons et dans les rédactions, de “désordre créateur”, expression favorite et fascinante de notre dialectique politique qui se voudrait libérée. Nous ne sommes pas du tout sûrs qu’ils parviennent jamais à provoquer le désordre, — c’est-à-dire un vrai désordre, si complet qu’il pourrait engendrer le chaos dont on pourrait attendre qu’il enclenchât à son tour des mécanismes incontrôlables créant des opportunités inattendues.
Le Liban illustre bien le cas : après l’assassinat d’un Premier ministre dont la cause est à 80% l’effet de manigances américano-israéliennes, on aboutit (en février-mars 2005) à l’éviction de la Syrie et à l’instauration d’une démocratie dont chacun attend sans le moindre doute qu’elle sera contrôlée par les maîtres en manipulation israélo-américains et qu’elle leur servira d’instrument. Un an après, les mêmes (les “maîtres en manipulation”) attaquent le Liban re-créé par le “désordre créateur” et vont, dans leur désarroi, jusqu’à envisager de solliciter à nouveau… la Syrie. Pourquoi ne pas demander aux troupes syriennes de venir donner un coup de main à Israël sur la frontière Sud du Liban, ou de faire partie de la force internationale qui se prépare ? (Qu’on ne sourie pas trop : la chose reste une des hypothèses de travail des planificateurs du département d’État. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises.)
Le problème est que l’idée du “désordre créateur” est paradoxalement une idée d’ordre. Celui qui le déclenche doit avoir une conception ordonnée de ses intentions, de ses moyens, de ses buts, une vision rangée de l’harmonie qu’il espère. Il déclenche le désordre parce qu’il constate le blocage de la situation présente et qu’il croit à une logique historique opérant un reclassement des choses selon des orientations qu’il soutient mais sur lesquelles il n’a aucune prise directe. C’est une sorte de transcendantalisme. En ce sens, l’archi-réactionnaire (selon le code de pensée moderniste) et anti-moderne Joseph de Maistre est un adepte transcendantal du “désordre créateur” lorsqu’il conseille de laisser aller à son terme ultime la Révolution française, dont il dénonce le caractère néfaste, pour purger l’Histoire de tous les maux manifestés par cet événement et qui furent, avant lui, cause de cet événement, — et que naisse au bout du processus l’ordre que lui-même appelle de ses vœux.
Par contre, il apparaît que ce qui est désordre soi-même, et qui montre à profusion son incapacité à se transformer en un ordre harmonieux, fût-il celui de l’Empire, ne peut enfanter un “désordre créateur”, — sinon, paradoxalement, un “désordre créateur” contre lui-même. Les “néo-cons” n’ont pas tort sur toute la ligne, mais ils sont irrémédiablement englués dans le désordre du système qu’ils prétendent contrôler et qui, en fait, les mène par le bout du nez depuis l’origine. C’est également le cas de tout le système washingtonien, dont les “néo-cons”, répétons-le, sont les “idiots utiles”, c’est-à-dire les complices inconscients de ce désordre systémique. (Voyez ce que nous dit le général Richard de l’anarchie en Afghanistan, où l’on n’est pas loin de comprendre que ce sont les agences et différents pouvoirs occidentaux en place qui l’alimentent prioritairement, — notre désordre moderniste et bureaucratique.)
La Russie illustre bien le cas. Le système du soi-disant “désordre créateur” s’est précipité sur la Russie pour la briser encore plus qu’elle n’était. Ce n’était pas pour la briser et la remodeler à son image, mais par pure rapacité engendrée par son propre désordre, toujours le même aveuglement du gain vite fait. On s’y est fait quelques fortunes, on a accentué la pauvreté, la détresse sociale, les troubles psychologiques, — en un mot, on a installé un “désordre destructeur” sans mode d’emploi pour la suite. Ce désordre-là fut créateur finalement, peut-être selon une logique transcendantale, en enfantant du contraire de ce qu’ils avaient espéré, — en enfantant Poutine et le destin actuel de la Russie. (Les glapissements de rage anti-Poutine des Glucksman & compagnie nous indiquent qu’on tient le bon bout.)
Du coup, les “néo-cons” aidés des guerriers de Wall Street ont achevé l’œuvre de Gorbatchev en régénérant la Russie. Effectivement, comme le fait remarquer de façon lumineuse James Carroll en identifiant le processus dans sa première partie (le génie intuitif de Gorbatchev), la Russie a réussi sa sortie du système commun, plutôt de la prison commune de la Guerre froide :
« And look at the greatest example of that change — it took place in the Soviet Union, which dismantled itself. Instead of blaming everything on the enemy outside, it actually confronted its own corruptions, and took itself apart. That great event of the 20th Century — the non-violent demise of the Soviet Union — is something that we Americans should look much more closely at as a source of hope. Our shallow insistence that we “won” the Cold War means that we don’t actually have to look at what happened on the other side. After the leadership of Mikhail Gorbachev, especially, but not just him, and in response to pressures from below, the Velvet Revolution, the Soviet Union offered us a way to step back from the totalitarian impulse... »
Certes, les fous tiennent le pouvoir. So what? C’est bien assez pour qu’on mesure leurs limites et qu’on en rie à notre tour, de concert avec le Diable — qui, selon son habitude, en rit encore.