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9 janvier 2007 — Un cas intéressant est en train de se développer au Royaume-Uni, qui permet de bien mesurer ce que va être l’affrontement autour de la crise climatique. Il s’agit de l’intention de la Commission européenne d’imposer aux compagnies aériennes des normes draconiennes pour les émissions de CO2 (moteurs d’avion) et de la réplique de la compagnie de transport Ryan Air, qui refuse cette directive.
Le Guardian nous expose aujourd’hui l’état du conflit, qui oppose désormais Tony Blair à au moins un de ses ministres et au Prince de Galles.
«Tony Blair today wades into the growing controversy over how individuals can help to tackle global warming by declaring that he has no intention of abandoning long-haul holiday flights to reduce his carbon footprint.
»Days after his environment minister branded Ryan Air the “irresponsible face of capitalism” for opposing an EU carbon emissions scheme, the prime minister says it is impractical to expect people to make personal sacrifices by taking holidays closer to home.
»“I personally think these things are a bit impractical actually to expect people to do that,” Mr Blair says in an interview.
»The prime minister, who recently had a family holiday in Miami, adds that it would be wrong to impose “unrealistic targets” on travellers. “You know, I'm still waiting for the first politician who's actually running for office who's going to come out and say it — and they're not,” Mr Blair says. “It's like telling people you shouldn't drive anywhere.”
»His remarks contrast with the tone set by Ian Pearson, the environment minister, who last week used strong language to criticise Ryanair for opposing the European commission's plan to include all flights within Europe in the EU carbon trading scheme from 2011.
»Mr Blair's remarks are also at odds with the declaration last month by the Prince of Wales that he would cut back on domestic and international flights.»
Le conflit lui-même est intéressant mais il reste encore d’une portée limitée. Par contre, il lève un coin de voile, au travers des arguments échangés, sur l’enjeu véritable de cette crise climatique et sur les conceptions qui s’affrontent. Il constitue un signe avant-coureur du véritable débat qui va s’ouvrir à l’occasion de la crise climatique, et, bien entendu, pressé par elle.
• D’une part, Tony Blair, prenant du champ et de l’altitude, philosophe à propos de l’attitude qu’on doit avoir vis-à-vis de la lutte contre la crise climatique d’une part, de l’avenir de la civilisation (c’est-à-dire, pour lui, du système) d’autre part. «I think that what we need to do is to look at how you make air travel more energy efficient, how you develop the new fuels that will allow us to burn less energy and emit less. How — for example — in the new frames for the aircraft, they are far more energy efficient. [...] All the evidence is that if you use the science and technology constructively, your economy can grow, people can have a good time, but do so more responsibly.
• La réponse à cet argument vient, pour cette circonstance, de Emily Armistead, de Greenpeace, qui remarque sous la forme d’une boutade: «Tony Blair is crossing his fingers and hoping someone will invent aeroplanes that don't cause climate change. But that's like holding out for cigarettes that don't cause cancer. Hoping for the best isn't a policy, it's a delusion.»
D’abord, admirons la continuité de la pensée dans le genre contradictoire, qui est la marque de l’esprit moderniste devenu postmoderne, — ce travers de la spéciosité, du sophisme, cette faiblesse du caractère refusant la fermeté de la logique conduite à son terme et la responsabilité des actes et des pensées. L’homme politique qui vous fait la leçon dans le genre fataliste et réaliste, expliquant qu’on ne peut aller contre la volonté populaire («You know, I'm still waiting for the first politician who's actually running for office who's going to come out and say it...»), — cet homme-là est le même qui, il y a trois ans et demi, vous faisait la leçon en précisant qu’un véritable homme politique doit savoir être impopulaire et aller contre la volonté de la majorité s’il pense que l’acte qu’il s’apprête à poser est juste et nécessaire (il était alors question de la guerre contre l’Irak). Blair ne risquera pas sa place (c’est une image puisqu’il s’en va, et c’est un comble) pour sauver la planète mais il l’a risquée pour la guerre en Irak et la satisfaction de GW Bush. Voilà qui nous donne une mesure de l’homme et prépare le lecteur à ce qu’on va observer à propos de ses arguments.
Blair s’affirme depuis quelques temps comme le héraut de la lutte contre le réchauffement climatique. (Dans un article de Foreign Affairs, il parvient même à mettre cette bataille sur le même plan vertueux que l’Irak, — Irak, crise climatique, même combat ! — un comble, là aussi, de ce même esprit spécieux et sophiste.) Cela le pose bien. Pour autant, voici qu’il nous dit que rien, absolument rien ne devrait être changé de l’esprit de ce qui a causé la crise climatique, pour la raison impérative qu’on va très vite trouver ce qu’il faut pour continuer dans le système qui a engendré la crise climatique, mais cette fois en la réduisant. La faiblesse du propos ne vaut même pas qu’on s’y arrête ; à fréquenter GW, Blair s’est mis à son niveau. Son argument rejoint effectivement ceux des partisans du capitalisme jusqu’au bout et à tout prix ; qui plus est, il a un goût prononcé style-XIXème triomphant, lorsque la pensée scientiste s’arrêtait à cet axiome impératif : “On n’arrête pas le progrès”. Blair a donc trouvé son rôle à double emploi : Bouvard ou Pécuchet, au choix.
Laissons Blair-Pécuchet qui ne vaut plus la peine qu’on le réfute. L’essentiel est que cette argumentation expose le débat auquel nous allons être confronté, à mesure que la crise climatique s’aggravera. Le texte d’Anatol Lieven, que nous avons abondamment cité, est ici complètement justifié et explicité dans un dilemme très banal de notre civilisation confrontée à la crise climatique.
Plus nous allons nous enfoncer dans la crise, — et elle est là pour durer et s’aggraver, d’après ce qu’on dit, — plus s’élèveront des voix pour clamer ce qui deviendra de plus en plus évident : que vaut donc ce progrès si ses effets se manifestent dans la destruction du cadre de vie de l’espèce? Les arguments type-Blair ne font qu’accélérer cette mise en cause. C’est Sir Nicholas Stern lui-même qui l’affirme, dans son désormais fameux rapport: si rien de très sérieux n’est fait d’ici 10 à 15 ans, les perturbations, cataclysmes, destructions coûteront 20% du PNB mondial par an. (20% du PNB : l’équivalent d’une Grande Dépression par an.)
Présentant le rapport Stern le 30 octobre 2006, Blair annonçait : «Without radical measures to reduce carbon emissions within the next 10-15 years, there is compelling evidence to suggest we might lose the chance to control temperature rises.» Aujourd’hui, il nous annonce que le progrès, — des avions volant en mangeant des émissions de CO2 comme carburant, sans doute — fera bien l’affaire pour stopper la crise. Entre temps, Ryan Air lui a passé un coup de fil (la phrase est à prendre autant au propre qu’au figuré). C’est à ce genre de détail qu’on mesure la brutalité des débats qui nous attendent, et la nécessaire et d’ailleurs inévitable radicalité de la réaction à laquelle nous aboutirons finalement, comme le prévoit justement Lieven.
Il semble de plus en plus assuré qu’avec l’espèce d’élite politique que nous avons aujourd’hui, rien ne peut marcher qu’une rupture radicale. La crise climatique sera donc brutale, pour le climat du monde autant que pour le climat politique.