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102219 juillet 2003 — Comme l’écrit ce matin le Financial Times, dans une formule dont la justesse est remarquable : « The death of David Kelly is an immense blow to Tony Blair's government as a whole ». Si l’on veut, le moment où la tragi-comédie des serments du n’importe quoi et de la foire aux mensonges touche aux franges de la tragédie pure, celle du destin fracassé d’un homme. Quoi qu’il en soit en réalité et que l’enquête fera ou ne fera pas ressortir, la mort de Kelly frappe d’abord l’esprit comme celle d’un individu broyé par une machine, au nom d’une cause illusoire et artificielle, dans un combat dont la vanité ne cesse chaque jour d’éclater, pour un combat si incroyablement douteux. Cette impression, qui est la première dans l’atmosphère de crise chronique qui caractérise le Royaume-Uni aujourd’hui, restera durablement. C’est là le principal handicap de Tony Blair.
Le FT nous rassure aussitôt : « But the signs were on Friday night that Mr Campbell and the Downing Street machine are determined to fight... » A chaque nouvelle bataille, que son équipe livre avec alacrité, Tony Blair apparaît un peu plus sur la défensive, un peu plus acculé. Cette fois, la charge émotionnelle de la bataille est immense et elle a un énorme arrière-plan, qui est l’affrontement entre la presse (la BBC au premier rang) et Downing Street. Un nouveau front pour Blair, mais peut-être le plus dur à tenir.
Cela fait maintenant une bonne année que la vie politique anglaise est complètement paralysée par l’affaire irakienne, le paradoxe étant que la crise ne s’est interrompue que pour l’“union sacrée” nécessaire et inévitable, pendant les trois semaines de guerre en Irak. Mais avec la mort de Kelly, la crise est descendue dans la rue, parce qu’il y a mort d’homme, et parce que Kelly est décrit, malgré ses fonctions exceptionnelles, comme un homme décent, courtois, honnête, un de ces Anglais typiques comme les foules britanniques aiment à les concevoir, rien d’un de ces politiciens qui s’agitent depuis un an. Et Kelly, quelles que soient les circonstances de la mort, apparaît comme un homme qui avait été préalablement blessé par la polémique autour de la BBC et du gouvernement, une polémique dramatisée par l’énorme machine du gouvernement, celle de Tony Blair. Les témoignages nous disent cela.
The Independent aujourd’hui : « His family was devastated. His wife was too upset to say anything publicly, but told a family friend, the former BBC correspondent Tom Mangold, that her husband had been severely stressed by the whole affair. “She told me he had been under considerable stress,” Mr Mangold said, “that he wasn't well. She didn't use the word ‘depressed’, but she said he was very, very stressed and unhappy about what had happened and this was really not the kind of world he wanted to live in.
» Southmoor village was in shock too. Neighbours who knew Dr Kelly, his wife, their daughter Sian, 32, and their twins Rachel and Ellen, 30, said they were a “lovely family”. Steve Ward, the landlord of Dr Kelly's local, the Hind's Head pub, said: “He was the most level-headed sensible person I've ever come across ... I can't believe that he would do anything like this.” Another villager said: “He never discussed his work, he was a straightforward family man - always a very nice person to talk to ... We're all greatly saddened.” »
La tragédie de David Kelly, telle que la perçoit le public, est celle d’un homme mort d’une polémique qui n’était pas la sienne, quelque rôle qu’il ait joué avec le journaliste Andrew Gilligan de la BBC. C’est celle d’un homme victime d’une machinerie qui n’appartient qu’à notre époque, où les batailles se font avec les rumeurs, les sous-entendus et les accusations, qui prennent une résonance formidable à cause du système des communications. La force de cette perception, et, par conséquent, la profondeur de la crise dans les psychologies, peuvent être mesurées par l’instantanéité du lien établi, dans les médias, dans les commentaires divers, dans l’attitude de Blair lui-même, entre la disparition/la mort de Kelly et la crise autour des causes de l’entrée en guerre contre l’Irak. Personne n’a émis la moindre réserve dans un cas où, normalement, on devrait attendre les premiers éléments de l’enquête, et l’appréciation du Financial Times (« an immense blow to Tony Blair's government as a whole ») était imprimée dès 2 heures du matin la nuit dernière. La crise de la mort de David Kelly est donc la crise d’un système, qu’on désigne par le mot de spin chez les Anglo-Saxons, que nous désignons par le mot de “virtualisme”, qui est de créer par la puissance de la communication une réalité à la place de la réalité, pour mieux la manipuler, tenter d'imposer une pensée générale, de justifier n’importe quelle politique. Cette pratique est générale. La crise de ce système, c’est aussi la crise de tout l’establishment britannique.
Cette instantanéité de la dramatisation témoigne de la tension existant autour de cette crise. Elle témoigne indirectement, ou inconsciemment si l’on veut, de la formidable importance de l’enjeu qu’a pris la crise, avec l’évolution de Blair, qui n’est rien moins que l’existence du Royaume-Uni en tant qu’entité nationale autonome et indépendante. C’est évidemment cela qui, aujourd’hui, fait l’importance de la crise au Royaume-Uni, qui en fait un miroir et un exemple pour toutes les autres nations conscientes de leur indépendance, — miroir et exemple pour l’évolution des liens qu’on peut avoir avec les USA, pour l’évolution de l’existence d’une nation dans le contexte du désordre actuel. C’est évidemment pour cela que la crise britannique est aujourd’hui une sorte d’immense “crise internationale”, une image démesurément agrandie de la crise centrale de notre temps sur l’identité des gens et des communautés auxquelles ils appartiennent. En ce sens, si elle accentue la dramatisation de la crise jusqu’à la faire éclater pour ce qu’elle est vraiment, la mort de David Kelly est une tragédie britannique et une tragédie pour nous aussi qui a peut-être l’utilité paradoxale de donner à cette crise l’impulsion décisive.