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1er mars 2008 — En ce début de mars, qui pourrait être le mois des fous mais qui, paraît-il, ne l’est pas, quel jugement porter? Abritons-nous derrière quelques pointures.
• «Ce type est fou, complètement fou je vous dis» (Jean-François Kahn in illo tempore non suspecto, lors de la campagne électorale).
• «Et pourquoi ça serait-y pas qu’y voudrait foutre le bordel dans le pays, histoire de secouer les Français?» (Guillaume Durand, au vol, dans un fauteuil télé et en col Mao, type révolution culturelle.)
• L’édition Global Europe Anticipation Bulletin n°22 (février 2008) prévoit une “crise de régime” en France «d’ici l’automne 2008», notamment à cause du comportement du président de la république par rapport à sa fonction. Ce document du groupe LEAP/E2020 estime que les sondages sont biaisés favorablement pour le président, que le soutien réel de l’opinion au président est actuellement de l’ordre de 20% et qu’il pourrait atteindre le seuil critique des 10% à la fin du printemps. Le groupe prévoit une explosion sociale à l’automne 2008 entraînant une “crise de régime” «pouvant aboutir à la démission du président ou à son effacement politique au profit du premier ministre».
• «Euh... Bien sûr, c’est vrai... Mais, voyez-vous, je crois qu’il ne faut pas porter de jugement trop vite... C’est sur la longueur qu’on pourra juger, et alors là, je crois que ce sera positif.» (La présidente du MEDEF, sur I-Télé.)
• Explication de l’algarade du Salon de l’Agriculture dans The Independent du 27 février, avec (c’est ce qui nous intéresse) traduction de l’interjection: «The bystander told the President not to touch him. M. Sarkozy replied, “Casse-toi”, or “get lost”. The man told him to take his dirty hands off him. The President responded: “Casse-toi, alors, pauvre con, va.” “Con” is a fairly mild swear word in French. The President's words can be translated as: “Sod off, you arsehole, get lost.”»
• Catherine Nay, à l’émission Le Grand Journal de Canal +, estime que le Président n’est plus lui-même depuis son divorce, que quelque chose s’est brisé en lui. L’homme s’est-il séparé de sa fonction de président? «Il devrait se reposer, il est fatigué, il traîne une angine dont il n’arrive pas à se débarrasser.»
• «Casse-toi, pauvre con...» (Le visiteur du Salon de l’Agriculture, en substance dans ses oeuvres.)
• Chirac, il y a quelques années face à un anonyme dans la foule qui l’avait interpellé façon Sarko («Connard!»): «Enchanté, moi c’est Chirac...»
• De Gaulle passant en revue des chars de la France Libre en 1944, avisant sur l’un d’eux cette inscription à la craie: “Mort aux cons”, commentant: «Vaste programme».
Bien entendu, nous nous sommes attachés à l’“incident” le plus récent et le plus spectaculaire des frasques étranges quoiqu’assez communes du président “bling-bling” (ou “dling-dling”, après tout?). Nos lecteurs savent qu’à cet égard le “dossier“ est épais depuis quelques mois, depuis le début de sa présidence; qu’il embrasse tous les aspects d’une attitude, d’un comportement, jusqu’aux détails les plus dérisoires de l’habillement, des vacances en bataclan, des services jet set, des comédies de boulevard chic (plutôt Saint-Germain que les Capucines) sur la vie sentimentale et ainsi de suite, – sorte d’instinct pour le rôle de “nouveau riche” appliqué à la fonction présidentielle. Rien de fondamentalement politique dans tout cela ou bien est-ce que la politique a changé à la fois de forme et de substance. On admettra que la deuxième hypothèse est séduisante et a le mérite, – c’est la seule logique qu’on lui reconnaît, – de correspondre à une époque de vertigineuse décadence, où la tragédie de la chose est balancée par la dérision de ses manifestations.
Effectivement, la situation marie une étrange dérision et la possibilité de plus en plus grande d’une situation tragique. La disproportion entre les deux choses est stupéfiante. L’ensemble fait un tableau pathétique et surréaliste. La marque principale en est une étrange absence de cohérence, de cohésion, de dignité d’apparence, comme une sorte d’immaturité fonctionnelle dans le comportement de la principale personne en cause. On dirait également, – autre tentative d’explication ou explication complémetaire, – qu’il y a des erreurs d’appréciation des événements et de leurs effets par substitution des références; on dirait que le personnage évolue dans un monde différent du réel, donc qu’il ne peut imaginer les conséquences extrêmement dommageables, dans le réel, de ce comportement.
En effet, nous appuyons sur cet aspect du “comportement” de l’homme par rapport à la fonction, car là se situe bien sûr l’originalité extrême de la situation. S’il n’y a pas de précédent d’une chute aussi brutale de la popularité d’un président, si vite après son élection particulièrement réussie du point de vue du soutien populaire, il y a encore moins de précédent d’une chute de popularité en raison notamment, – en raison principalement selon notre sentiment, – de son comportement personnel par rapport à sa fonction. Ce mélange de l’aspect le plus intime d’une personne et de l’aspect le plus fondamentalement public d’une fonction de la plus haute importance régalienne possible est un phénomène complètement inédit.
Ainsi est engagée une bataille complètement dérisoire, mais qui s’accorde tous comptes faits au caractère d’une époque qui n’a plus aucune capacité à distinguer des références sérieuses. Si, demain, la crise devenue paroxystique, ce président de la République faisait une déclaration pour annoncer solennellement, comme une concession fondamentale qu’il fait pour dénouer la crise, qu’il abandonne le port des lunettes Ray Ban, on n’en serait pas vraiment étonné. On analyserait la portée politique de la décision, avec autant de sérieux qu’on avait examiné le 30 mai 1968 la portée politique de la décision du général de Gaulle de dissoudre l’Assemblée Nationale. Si le coup des Ray Ban ratait, l’actuel président se replierait-il sur la décision de dissoudre l’Assemblée? Cela a-t-il un rapport?
La confusion des genres est désormais une pratique universelle, on dirait un sport “globalisé”. C’est la marque d’une civilisation, phase finale. Plus personne ni plus rien ne dissimule dans la recherche forcenée et affichée de l’apparence la plus voyante l’ignorance complète du fond des choses qui est la cause évidente de cette agitation. Les slogans réduits aux rudiments les plus expéditifs qui tiennent lieu de programme des hommes politiques sont pris au pied de la lettre, acceptés comme tels, considérés effectivement comme une ligne de conduite et une orientation politique conséquente (nous alions écrire “comme une philosophie” mais la plume a refusé l’obstacle). Le cas de Sarko est extrême parce que sa psychologie ne semble connaître aucun frein à cet égard. La chose est en train de s’avérer à la fois assez dangereuse et assez fascinante. Comment, se demande-t-on, parvient-il à ainsi tenir le trait d’une caricature aussi épurée de ce que lui a intimé d’être le vote populaire?
Que s’est-il passé? Le président français actuel est fascinant, n’en déplaise aux esprits étroits. Avec des moyens étonnants de médiocrité, – du port des Ray Ban au «Casse-toi, pauvre con...», – il remet d’actualité un problème absolument fondamental. En nous offrant le défi dérisoire de la “désacralisation” de la fonction présidentielle, il nous démontre que la modernité, l’hyper-libéralisme, le “bling-bling” ne peuvent exister, même sous la forme de la seule apparence du comportement (car il lui arrive aussi d’être, sur le fond, lorsqu’il défend un dossier bien ficelé sur la scène européenne, président selon les consignes), qu’en attaquant la “sacralisation” de la présidence. Ainsi place-t-il les Français devant l’essentiel. Bref, par son comportement, Sarkozy organise un référendum massif sur la légitimité du pouvoir politique dans le cadre régalien de la Vème République. L’on en connaît les résultats, qui sont dans les sondages le concernant.
En quelques mois et a contrario, Sarkozy a restauré la légitimité de l’architecture institutionnelle du général de Gaulle comme personne avant lui. Il est également en train de démontrer qu’ils se font rares, les êtres humains, – puisque les hommes politiques restent partie intégrante du genre humain, – qui, parvenus au faîte de l’architecture institutionnelle, peuvent endosser avec grâce et justesse la tunique de Nessus de la fonction régalienne. (Parmi les trois significations qu’on attribue à l’expression sur la tunique, retenons-en deux: “cadeau empoisonné” et “contrainte morale”.)
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