Bombardement kosovar sur Bruxelles

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Bombardement kosovar sur Bruxelles

09 aout 2017 – Avec autorisation de l’Auteur et pour contribuer à faire un peu mieux connaître son Œuvre grandiose et ses œuvres multiples, je me suis convaincu, sous son amicale pression certes, que l’on pourrait passer dans ce Journal-dde.crisis quelques pages de son roman historico-postmoderne, Frédéric Nietzsche au Kosovo... On aurait ainsi un aperçu du contenu, de la forme, de l’histoire.

Il faut signaler que, dans ce chapitre, vous avez les deux principaux personnages, Louis-Beyle chroniqueur et écrivain français et Cassady, journaliste américain du moins dans ses premières apparitions. Louis-Beyle et Cassady viennent de se rencontrer et il y a eu une chimie commune, cette estime que certains êtres éprouvent instinctivement ou intuitivement entre eux. Ils se trouvent à Bruxelles, autour du siège de l’OTAN, au temps de la guerre du Kosovo (mars-juin 1999). Lefébure, qui apparaît aussi dans ces pages, est un personnage bien plus que secondaire, disons accessoire sinon “collatéral”, comme les dommages du même nom, et journaliste bruxellois (bruxellaire) de plus. Il s’agit du chapitre 3 de la Deuxième Partie, « La période Kosovar-Bruxellaire », p.83-87.

(Frédéric Nietzsche au Kosovo est en vente chez l’américain Amazon.fr et chez le français Bookelis.com.

 

PhG

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« La période Kosovar-Bruxellaire » : chapitre 3

Jean-Pierre Lefébure avait un visage acceptable mais sans beauté, plutôt anonyme que régulier, plutôt pâlot mais rien de cette pâleur qui fait le tragique, les yeux plutôt gris que verts, les cheveux anciennement blondasses et virant sur l’incertain mais sans aucun doute restés filasse ça c'est sûr, etc. Sa voix était un peu hésitante mais tout de même posée, assez respectueuse si cela importait, quand se manifeste la moindre autorité et encore plus, arrogante avec les autres, ceux qui n'ont pas l'autorité, et chevrotante de frayeur devant ceux dont on devine qu'ils ne respectent pas l'autorité ; son regard fuyant, et, au bout du compte insaisissable parce qu'en réalité pas loin d'être vide ; habillé sans qu'on sache comment ni pourquoi, raisonnable sans aucun doute, d'une politesse de rencontre, à tout hasard, souriant machinalement mais sans se mouiller, sans trop montrer ses dents ... Mais on parle ici par la voix de Cassady, tel qu'il l'aurait décrit s'il avait écrit à son propos. On est de parti-pris. Cassady n'avait pas d'estime pour Lefébure, il disait qu'avec lui l'estime vous faisait perdre le nord. Il n'avait pas de sentiment contre lui, seulement un vague ressentiment. Il le connaissait, le pratiquait, le croisait et l'entretenait en collègue, mais rien de plus ; l'autre, au contraire, collant comme on n'imagine pas. Cassady, un Américain, un journaliste en plus, c'est-à-dire un journaliste américain ; Lefébure s'abîmait dans une servilité onctueuse lorsqu'il écoutait Cassady, lorsqu'il le pressait de poursuivre, de l'informer, de le conseiller ; il se répandait, s'étalait, devenait nombreux et divers, se transformait en flaque grisâtre, en mare clapoteuse, en chewing gum mâché, en American Dream accompagné de frites.

– Assieds-toi doux Jésus, Jean-Pierre Lefébure, puisque tu es là.

Tout cela bien entendu, on ajoutera que Lefébure n'est pas un méchant homme, ni même mauvais au fond ; capable d'élan par instant, pas exempt d'une naïveté touchante, avec des attachements, des inclinations, parfois l'écho d'une émotion poignante, assez lointain certes, un être humain enfin. Dans la circonstance, tant pis, dans ce cadre de la guerre du Kosovo où pullulent les journalistes, rien à faire nous n'avons que le côté piteux du journaliste bruxellois. Nous n'oublions pas qu'il est un être humain et cela suffit pour ce qui nous importe. L'intérêt initial de la présence de Lefébure dans ces pages est qu'il y apporte le point de vue du monde en général, de la société résolument postmoderne at large. Sa médiocrité complète, jamais dramatique ni choquante mais également répartie, nous suggère la forme de l'état d'esprit régnant dans les milieux soudain secoués par les événements qu'on évoque, et précisément dans les milieux journalistiques. L'état de l'esprit était la servilité ; le déguisement on a le choix, on pouvait jouer à l'affranchi, à l'intellectuel à qui on ne le fait pas, au technicien préoccupé, au métèque humaniste, au bourgeois convenable et onctueux (le cas de Lefébure) ; rien que l'apparence où est ouvert le champ de l'improvisation, le reste c'est cette uniformité assez remarquable, un conformisme de fer, presqu'au pas de l'oie.

Après avoir dit quelques mots au Bruxellois et se tournant à nouveau vers Louis-Beyle, Cassady expliqua, et l'on aurait dit qu'ils étaient seuls tous les deux :

– Voilà pourquoi, sur la guerre, je ne me prononce pas. L'absence d'objet règle tout, comment se prononcer sur ce qui n'existe pas ? Il n'y a pas de guerre au Kosovo. La guerre, elle est ici, comme vous disiez tout à l'heure si justement. La guerre est livrée pour garantir et assurer le contrôle de ces gens, dont il paraît que nous faisons partie, la presse je veux dire. L'objet de la guerre a changé, et, par conséquent, son objectif. C'est une révolution formidable, une explosion du sens du monde, dans tous les sens. La guerre ? Pfutt, passez muscade. L'objectif est ici, des gens comme lui (il fait un geste du bras, vers le côté, majeur dressé en “doigt d’honneur” vers Lefébure, geste assez leste mais il s'en fout).

– Vous n'êtes pas favorable aux frappes, cher Bradley ? interrogea Lefébure sur un ton assez bas et doux, mais empressé sans aucun doute. Elles sont pourtant fort chirurgicales, les frappes, et les dégâts, quand il y en a, sont complètement collatéraux n’est-ce pas ?

– D'ailleurs, vous le savez bien, c'est ce que pensent tous ces types, les Shelsea, les Campbell, le con-com de Tony Blair (conseiller-en-communication comme on dit Strafford-upon-Avon sur un ton shakespearien) ...

(Cassady poursuivait comme s'il n'y avait pas eu de question posée par Lefébure, lequel hochait la tête et souriait dans le vide, insensible à l'attitude, ignorant l'indifférence, indulgent pour le mépris, – parce que Cassady est, mon Dieu c'est l'essentiel, il est journaliste américain.)

» Ils croient tous aujourd'hui à leur “guerre pour les esprits”, le goût pathologique de la capture de la conscience, ils ont tous ça, une marque de fabrique. Et comme il n'y a rien de plus crétin qu'un journaliste occidental assuré de son bon droit, des valeurs qu'il défend et tout le toutim, hein, nous en savons quelque chose... Alors, leur projet est tentant, ils y croient, ils s'y accrochent comme de beaux diables. Ainsi la guerre est-elle ici ; ce qui se passe là-bas, au Kosovo, n'a pas d'importance. La grande bataille, l'Armageddon de l'Occident, c'est ici !

– Séduisante théorie, fit mielleusement Lefébure.

– Mais non, pas du tout ! Rien d'une théorie, mon bonhomme. On le voit tous les jours, ici, là, vous-même bien sûr, non ?

– Certes, Brad, vous n'avez pas tort ...

– Allez, je me tire. Adieu, mon neveu venez donc…

Sourire chaleureux de Cassady vers Louis-Beyle et une invite sans dissimuler pour le saluer a parte, on ignore Lefébure, on passe devant son nez et on lui écrase l'orteil, et on le plante là. Lefébure fit un petit signe timide. Louis-Beyle, qui se levait à son tour, le trouva pathétique et eut toutes sortes d’indulgences. Il pensa qu'on le piétinait sans vergogne alors qu'il se trouvait étendu à terre de tout son long, aussi prit-il les plus grandes précautions, pour ne pas le gêner, pour le saluer plus chaleureusement qu'il n'aurait fait normalement, pour ne pas lui écraser l'orteil. L'autre répondit à peine, tourné vers Cassady qui s'éloignait, insensible à l'humanité de Louis-Beyle, à peine poli avec lui, tout juste une main molle et moite sans le regarder une seule seconde, involontairement méprisant et grossier à son encontre, continuellement fasciné par le “journaliste américain” qui lui tournait rageusement le dos après l'avoir méprisé, et piétiné.

– Au revoir, lui glissa Louis-Beyle, vous êtes manifestement représentatif, oui, journaliste et civilisé d'Europe occidentale, de notre Europe à tous, oui oui, tout à fait cela.

Lefébure n'écoutait pas et n'entendit rien. Louis-Beyle rejoignit Cassady qui l'attendait. L'Américain lui dit que ce type était une sorte d'archétype, de cette brillante intelligence occidentale si bornée, polie et mûrie dans les universités occidentales, pleine d'apparat, de componction, extraordinairement engagée dans la tâche continuelle d'habiller son systématique conformisme en audace de l'esprit, une intelligence pas plus bête qu'une autre mais qui s'est perdue, plutôt par faiblesse du caractère, dans les délices de la sottise déchaînée par le conformisme.

– Nous autres Américains, nous les avons, tous ces types, accrochés au poils de cul comme des morpions. La plupart de mes compatriotes s'en satisfont et trouvent ça normal. Moi, ça me donne des hémorroïdes. Vous comprenez ça, mon neveu ?

– Je crois que vous êtes fait pour devenir un vrai écrivain américain, Bradley, un de ces dissidents comme votre pays en a le secret, et, je le précise, qui sont l'honneur de votre pays.

– Alors, je vous prends dans mes bras.

Cassady un peu gauchement, pas sans émotion, il prit et garda Louis-Beyle serré un instant. Il lui souffla à l'oreille qu'il ne faudrait pas s'étonner si, un jour, il disparaissait pour quelques temps, qu'il reviendrait un autre jour, plus tard, et il s'expliquerait. Puis il dit qu'ils se retrouveraient de toutes les façons, et dans un endroit déjà choisi, « See you in hell, brother ». Il partit sur ces entrefaites, aussi mystérieusement qu'il était entré dans sa vie. Louis-Beyle l’observa qui disparaissait, il avait eu l'air si pensif, Cassady, en disant ces derniers mots ; aucun sarcasme, une flamme au fond des yeux qui tremblait, qui vacillait si pathétiquement, si proche d’être soufflée par un vent mauvais, et qui, pourtant, brille encore.