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51816 août 2010 – Dans notre rubrique Ouverture libre, nous présentons l’article-fleuve de Jeffrey Goldberg sur (notamment) les intentions d’Israël quant à la possibilité d’une attaque contre l’Iran. A côté des positions pro-israéliennes de Goldberg, d’ailleurs connues, l’article est une référence à cause du nombre de personnes interviewées, citées, etc., notamment dans la direction israélienne, et, d’une façon générale, parce qu’il constitue le résultat d’une somme impressionnante de travail et d’enquête.
D’ores et déjà, des réactions à l’article de Goldberg ont été publiées. Nous nous faisons l’écho de deux d’entre elles, de Steve Clemons et de Gareth Porter. Il s’agit de deux commentateurs qui sont connus pour entretenir une certaine position d’indépendance vis-à-vis des vues conformistes de l’establishment.
Cet ensemble (article de Goldberg et réactions) permet de développer une analyse de la situation actuelle des possibilités d’attaque de l’Iran, – soit par Israël seul, soit par Israël seul mais soutenu par les USA, soit par Israël et les USA. (On sait que la situation, du point de vue de la communication dans tous les cas, est tendue à cet égard. On parle beaucoup d’une attaque en ce moment, dans une de ces périodes de fièvre comme on en a déjà connues beaucoup.)
@PAYANT Il est évident qu’on peut apprécier comme significatif cet ensemble de références, en raison de la qualité des personnes citées, de leurs références, des sources et des contacts qu’elles entretiennent. Les positions des uns et des autres sont connues (Goldberg plutôt favorable à une attaque, Clemons et Porter nettement contre) mais il ne nous semble pas que cet aspect des choses interfère d’une façon dommageable sur la perception qu’ont les uns et les autres de la situation. Par conséquent, on peut tenir comme acceptable l’idée que cet ensemble de textes et les jugements et appréciations qu’ils contiennent nous permet d’avoir une vue convenable de la situation générale des perspectives de conflit avec l’Iran, essentiellement, bien sûr, du côté israélo-américaniste, essentiellement, aussi, du point de vue des intentions par rapport à la psychologie des uns et des autres.
…Or, voici le paradoxe que nous apporte l’article de Goldberg, que confirment les deux commentaires qui nous en sont faits ; paradoxe tout de suite évident, conduisant, en plus et en seconde analyse, à quelques réflexions qui ne sont pas inutiles. En fait de paradoxe, il s’agit du constat, après coup, que le président GW Bush apparaît sur cette question de l’antagonisme avec l’Iran comme beaucoup moins “faucon” qu’on ne l’a dit, et avec des indications précises selon lesquelles il est intervenu résolument, d’une façon décisive qui n’a pas varié, contre une attaque. Des bruits dans ce sens avaient déjà couru en 2007 ou en 2008 (en 2008 surtout), et ils sont largement confirmés, sinon amplifiés. Il y a donc ce comble du constat désolé de Clemons qui a l’air de regretter l’époque GW Bush, comme s’il s’agissait d’une époque de prudence, de contrôle de soi, de freinage des tentations bellicistes, dans tous les cas pour cette question de l’antagonisme avec l’Iran («But that was several years ago. Today…»). Pour qui se rappelle l'hystérie de la prévision presque quotidienne d'une attaque (évidemment surprise) des années 2005-2008, il y a beaucoup de motifs de réflexion.
L’impression est renforcée d’une certaine façon par les observations de Porter, qui montrent une opposition sérieuse, et assez constante, chez les chefs militaires et du renseignement israéliens contre une attaque israélienne de l’Iran. Cette attitude plutôt négative semble se prolonger, et être même plus ou moins partagée par des personnalités comme le ministre de la défense Barak. Netanyahou montre, de son côté, une attitude assez obsessionnelle sur l’évaluation de l’Iran, avec la référence constante à l’Holocauste comme argument majeur, chose qui est diversement appréciée chez ces mêmes chefs militaires et du renseignement. Il y a alors un étonnant enchaînement quasi-automatiques de perceptions assez instables, mélangeant à la fois l’obsession et le réflexe défensif, l’irrationnel et le rationnel. L’argument étonnant de l’Holocauste accompli par les Iraniens, que Netanyahou a l’air d’exposer avec conviction à Goldberg, est également tenu comme un argument très négatif par ceux (comme Barak) qui craignent de voir un arrêt de l’immigration des juifs vers Israël, voire le déclenchement d'une émigration d’Israéliens quittant Israël. Le cas évoqué par Netanyahou (nouvel Holocauste) détruit en effet l’un des arguments implicite mais fondateurs d’Israël comme pôle de rassemblement des juifs, qui est de présenter ce rassemblement au sein d’une nation qui garantirait que plus jamais l’Holocauste ne se reproduirait. Dès lors, cet argument devient réversible : certes, ce qu’on présente comme une menace d’Holocauste par l’Iran devenant un repoussoir pour Israël, conduit à la conclusion qu’il faut à tout prix détruire cette “menace”, voir l’“image” de cette “menace” ou la construction de pure communication de cette “menace”, pour assurer la survie d’Israël, non à cause de la menace iranienne, mais à cause de la panique que provoquerait cette “menace” qui serait largement une construction de communication ou simplement une construction irrationnelle !
Ce qui conduit également à considérer ce qu’il faut penser de la véracité de cette “menace” (l’Holocauste par l’Iran), – outre la simple analyse objective qu’on peut en faire, en se référant à ce qu’on sait des intentions et des capacités des Iraniens et de ceux dont on fait leurs alliés dans une telle étrange occurrence. On voit que Porter rapporte des cas où Netanyahou fut le premier à balayer cette possibilité et même à intervenir (en 1996-1997) auprès des Russes pour susciter un rapprochement entre Israël et l’Iran… Et ce qui l’aurait fait changer d’avis, et en revenir à thèse de la “menace” d’un Holocauste par l’Iran, est une sorte bien différente de “menace”, celle d’un rapprochement entre l’Iran et les USA (cela du temps de Bush, encore lui décidément beaucoup moins “fou de guerre” qu’il n’y paraissait…) ; cette perspective aurait privé Israël de sa position d’allié privilégié des USA. Le concept de “menace”, dans son contenu, apparaît comme élastique, changeant radicalement selon les besoins de la politique et des relations publiques. Aucune place pour l’étonnement ou la surprise dans tout cela.
Clemons, lui, à propos de ces va et vient, ne manque pas une occasion d’affirmer, bien qu’il n’aime pas du tout le régime iranien, que ce régime n’est nullement irrationnel, au contraire de ce qu’affirme Netanyahou. Cela revient à considérer qu’Israël est complètement irrationnel dans son appréciation de l’Iran, – pays avec sa direction faussement perçue comme irrationnelle, – et qu’il pourrait décider une attaque selon une analyse complètement irrationnelle de l’Iran affirmant qu’il est rationnel d’attaquer l’Iran parce que l’Iran est irrationnel. Effectivement, l’imbroglio est d’une belle complication et conforte l’appréciation du très grand malaise psychologique qui affecte les directions occidentales en général, avec la cohabitation étrange chez les Israéliens d’une capacité de calcul, de manipulation et de rouerie d’une part, et l’emportement de jugements effectivement exacerbés et irrationnels d’autre part…
Plus s’accumulent les détails, plus se “précisent” des positions de plus en plus imprécises, où la propagande, le virtualisme, l’obsession, la planification pour tenter de “rationnaliser” la situation, la tentative d’une expertise équilibrée, sont fortement imbriqués les unes dans les autres jusqu’à un point où il est impossible d’identifier une ligne de force cohérente. La méfiance, le soupçon, le mépris, la crainte, l’absence complète de la moindre confiance, sont les traits essentiels des sentiments israéliens vis-à-vis de l’administration Obama. Le point le plus curieux à cet égard est que cette attitude de complète défiance est fortement en complet contraste avec la “confiance” qui régnait avec l’administration Bush, que tous ces mêmes dirigeants israéliens croyaient manipuler et même contrôler… Alors que, d’après ce qu’on découvre, justement, Bush n’a fait souvent qu’agir à sa guise, il a repoussé, parfois avec un mépris ironique, les relais US des intérêts israéliens tels que les neocons Kristoll et Krauthammer. Alors, qui tenait qui ? Et Bush était-il la marionnette dont on faisait ce qu’on voulait ? Pendant quatre ans, on a annoncé pour demain matin une attaque de l’Iran, – et, résultat, rien du tout, et maintenant un sentiment que le président tenait fermement cette affaire, qu'il n'était pas question d'attaque...
Il semble bien que les Israéliens et leurs amis neocons à Washington, avec l’aide écrasante du Lobby et de ses indécentes pressions, aient été pris à leur propre virtualisme, qu’ils aient été les premiers à prendre pour du comptant ce que ce virtualisme dessinait à leur avantage. Bush n’était certes pas un foudre de guerre, – ce jugement ne change pas, – et il avait connu sa fièvre guerrière avec l'Irak ; mais les autres, ceux qui tenaient le haut du pavé et semblaient faire la pluie et le beau temps, par Cheney interposé notamment, et croyaient le manœuvrer (Bush) à leur guise, en fait ne firent rien du tout et n’aboutirent à rien du tout. Voilà l’impression qu’on retire de l’article de Goldberg, en plus d’une réelle et bien complète confusion dans le camp israélien, partagé non pas en plusieurs tendances, plusieurs options, mais plutôt en plusieurs façons de percevoir les choses, et tout cela changeant au gré des humeurs et des circonstances, souvent chez les mêmes, entre la raison qui faisait considérer ce projet avec circonspection, et l’obsession qui inspirait des emportements guerriers décisifs…
Bien entendu, à la lumière d’hier, et à une telle lumière, aussi intense, aussi fourmillante de détails, tout cela nous en dit beaucoup sur la situation d’aujourd’hui. Nous nous arrêterons certainement pas aux prévisions des uns et des autres (50-50 chances d’attaque israéliennes selon Goldberg d’ici juillet 2011, – et pourquoi pas avec des prévisions météos, – sans doute fera-t-il beau ou mauvais, nuageux ou ciel clair le jour de l’attaque, etc.)… Tout cela est d’un piètre intérêt, tant il devient à la fois indécent et irréaliste de spéculer d'une façon si massive à propos d'une attaque soit disant surprise et préventive, sur un cas aussi discutable, alors qu'on en discute dans tous les salons depuis 5 ans déjà. Pour les personnages et les options, nous n’avons que ce que nous avons eu hier et avant-hier, mais multiplié par encore plus de confusion et d’incertitude.
D’où ce premier enseignement, cet enseignement éclatant… Si attaque il y a, ce qui est possible, elle se fera à partir d’une position défensive exacerbée, d’une confusion complète sur le sens de cette attaque, et son but réel. Gagner quelques années ? (Puisque, par ailleurs, personne n’espère détruire complètement le programme iranien, alors que tout le monde s’attend à des conséquences catastrophiques du fait des Iraniens, du Hezbollah, de tutti quanti.) Même cela n’est pas sûr, sans compter que nul ne peut affirmer, évidemment, que les Iraniens veulent la Bombe. On partirait surtout à l’attaque pour empêcher une exode d’émigration d’Israéliens terrorisés par la propagande obsessionnelle des Bibi Netanyahou et consorts… Etrange situation, non moins étrange “analyse” politique. Tout cela en dit long sur l’extrême fragilité de leur propre pays dans la perception et la psychologie de ses dirigeants.
Quand à l’administration Obama, on vous le dit et on vous l’affirme, tous les gens de l’administration Obama n’ont cessé de le répéter : “toutes les options sont sur la table”… Il s’agit de faire croire que l’administration Obama a les cojones pour le faire (comme Sarah Palin disait que la gouverneur de l’Arizona a les cojones que n’a pas Obama pour édicter les lois d’immigration qui s’omposent). Ce qui signifie que Obama, cojones ou pas, ne tient pas du tout à se lancer dans cette aventure, qu’il est sur la défensive, affrontant essentiellement sa droite et les Israéliens, plutôt que les Iraniens, pour faire croire à tous que, s’il le fallait, – “il peut le faire !”, – mais que, cela bien compris, il fera tout ce qui est possible pour ne pas le faire, et qu’en réalité il compte bien ne pas le faire.
Et l’on en revient, du côté israélien, à la défiance et au mépris, voire à la haine pour Obama, qui a également un caractère obsessionnel derrière des apparences d’analyse rationnelle… Goldberg rapporte ces confidences d’un officiel israélien : «We all watched his speech in Cairo, [in June 2009]. We don’t believe that he is the sort of person who would launch a daring strike on Iran. We are afraid he would see a policy of containing a nuclear Iran rather than attacking it. […] Bush was two years ago, but the Iranian program was the same and the intent was the same. So I don’t personally expect Obama to be more Bush than Bush.»
C’est qu’en vérité tout se perd dans la confusion qu’on a décrite, qui est grande chez les Américains, mais qui ne l’est pas moins chez les Israéliens, et qui l’est même un peu plus. C’est certainement dans ce domaine de la crise, celui de la psychologie des acteurs et des conditions de désordre et de confusion que crée cette psychologie, que le très long article de Goldberg apporte du nouveau. La propagande forcenée d’Israël et de ses soutiens, du Lobby, des sénateurs et des députés du Congrès, est bien plus ferme, bien plus claire, bien plus droite, d’une façon significative, que l’atmosphère et la psychologie qu’on trouve à Tel-Aviv. En Israël, les divisions sont profondes, les modalités et les buts d’une attaque contradictoires, les arguments contre une attaque aussi puissants que ceux qui vont en sens contraire. Il semble que l’Israël que tous ses défenseurs hystériques portent aux nues en exaltant sa résolution et en en faisant un bloc de volonté de survivance et de défense des libertés du monde occidental (pendant qu’on y est) soit en réalité bien plus faible, bien plus confus, en un mot bien plus déstructuré que l’image d’Epinal de ses partisans inconditionnels et éventuellement intéressés.
Il est donc possible qu’ils attaquent un jour, – à force de le dire. Mais ce sera à reculons, en calculant tous les coups qu’ils vont recevoir, même ceux qu’on grossit délibérant, déjà perdants avant de frapper alors qu’ils entendent frapper pour la victoire totale. Le premier risque d’une attaque de l’Iran, avant même ceux d’une riposte de l’Iran et du désordre installé dans la région, c’est sans aucun doute l’extraordinaire confusion et la fragilité extrême des psychologies de ceux qui attaqueraient. Effectivement, si cette attaque avait lieu, il est bien possible que tout l'édifice du système américaniste-occidentaliste, dans sa composante USA-Israël puis se répandant au reste, soit décisivement déstabilisé, déstabilisé, jusqu'à une déstructuration explosive.
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