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5 avril 2008 — Nous nous contenterons d’observer les résultats du sommet de Bucarest vu de loin, de la “vieille Europe”, sur les faits dépouillés plus qu’à partir d’analyses de ces faits, et notamment sans spéculations excessives selon les lignes habituelles des commentaires. Ces spéculations sont en général alimentées par tous les artifices d’une communication officielle ou de tendance officielle qui pourrait être résumé par le constat que le sommet de Bucarest fut “le plus grand sommet de l’OTAN de tous les temps”.
(Ce sommet fut une réunion pharaonique. Combien? 60 pays représentés entre membres, invités, copains, etc.? Quelle importance, ce nombre? Le style grand’messe est une tactique bureaucratique et de communication éprouvée de l’OTAN. Si vous voulez les dernières nouvelles à cet égard, vous n’avez qu’à lire le très long “fact sheet” roumain de septembre 2007, qui est toujours d'actualité, qui nous décrivait déjà ce “plus grand sommet de l’OTAN de tous les temps”. Point final pour cet aspect des choses.)
Quel contenu, ce sommet? Lisez le communiqué du 3 avril, si vous avez le week-end libre. Au poids, il est imbattable. Grâce à nos puissantes machines, nous avons décompté, titre compris, 44.241 signes, ce qui est l’équivalent d’à peu près trente de nos bonnes vieilles pages dactylographiées, – disons, autour des trois premiers chapitres d’un livre normal. La chose, dans sa globalité, ne vaut pas plus de considération que cette sorte de statistique. Ce document reflète en réalité l’immense désordre qu’est devenue l’organisation du monde dont l’OTAN est un pilier, et le monstre bureaucratique proche d’être incontrôlable qu’est l’OTAN. Qu’on puisse glisser, comme d’autres vont faire leurs courses le dimanche matin, des considérations telles que celle que nous signalions hier sur l’étude dans le cadre de l’OTAN et pour l’usage de l’OTAN d’une “architecture globale” d’un réseau anti-missiles est, bien plus que l’annonce d’un complot, le signe de ce désordre.
Sur la signification politique, voici une tentative typiquement britannique, anti-russe, conservatrice sinon néo-conservatrice, venue du Times de Londres du 3 avril, sous la plume de Bronwen Maddox. Vous trouvez dans ce texte à boire et à manger mais le goût reste plutôt saumâtre pour cette opinion exprimée dans les bornes de la bienséance otanienne, c’est-à-dire atlantiste à tout crin. Il s'agit donc d'une tentative avisée et bien agencée de présenter le sommet de la façon la plus favorable possible à l'OTAN et aux USA, – et, la chose étant considérée de la sorte, le résultat n'est pas triste et nous fait deviner par contraste la froideur de la réalité.
«President Putin was the first winner from the Nato summit in Bucharest, and he wasn't even there. The Nato-Russia Council begins only today, but Putin, who has played the Western alliance with obsessive skill in his last months as President, ensured that relations with Russia dominated the earlier gathering.
»For him and George W. Bush, Bucharest was a battle of the legacies, and on points Putin won. The summit failed to give a date for Ukraine and Georgia to join, which Bush had forthrightly declared it should, but which Germany and France blocked, partly to avoid antagonising Russia. Gordon Brown yesterday said that “no one outside a Nato meeting could influence it”, but Russia's threats and courtship seem to have done just that.
»The summit did make an unequivocal declaration that “these countries will become members of Nato”, which is powerful rhetoric, but remains vulnerable to members' doubts, whether or not because of Russian pressure behind the scenes. Putin did lose one important point, however: Nato committed itself to hosting the US missile defence bases in the Czech Republic and Poland.
«Bucharest has been a hugely important summit for Nato. You cannot say, as so often before, that the alliance is shaking itself apart for lack of purpose. Russia's new abrasiveness has given Nato something serious to think about. But the summit has revealed a deep split on how to deal with it: between the US and Eastern European countries, who want to press the borders of Nato up to Russia without apology, and Germany (with some back-up from France), which wants to tread softly.»
Nos impressions se limiteront à quelques points.
• Les Américains ont perdu dans l’affaire Ukraine-Géorgie. Ils ont reculé. C’est une “première” notable, sinon remarquable. Selon le commentaire d’un fonctionnaire internationale qui fut à l’OTAN, «la procédure a toujours été semblable, à l’OTAN. Il y avait des désaccords. On se chamaillait sans fin sur les termes du communiqué, face à des exigences US qu’on refusait. On craignait la crise, le blocage. Puis, sur la fin, en dernière minute, les Américains arrivaient avec une mine arrangeante et disaient : “Ecoutez, inutile de se chamailler sur le communiqué et d’afficher nos divisions, en voici un autre que nous avons rédigé, qui règle tout.” Ainsi leurs exigences s’imposaient-elles comme quelque chose de naturel.» Cette procédure quasi-divine n’a pas fonctionné. Un jour, le 1er avril, GW annonçait que l’Ukraine et la Géorgie allaient entrer dans l’OTAN, point final. Le surlendemain, on en était réduit à une promesse qui a tout le temps de s’enfoncer dans les querelles sans fin. Les Américains ont reculé. Ils ont perdu à Bucarest.
• L’affaire des anti-missiles est entérinée mais elle n’est pas terminée. On fera là-dessus, également, toutes les réserves du monde parce que cette question va inévitablement en entraîner d’autres. Le déploiement des anti-missiles n’est pas une décision stratégique ni politique, c’est une décision du complexe militaro-industriel et de la bureaucratie du Pentagone. L’actuel projet sera inévitablement prolongé, élargi, il deviendra proliférant, envahissant et déstabilisant. Le cauchemar commence, de texture bureaucratique, budgétaire et technologique, et avec lui les querelles sans fin, particulièrement au cœur de l’Alliance. Pas un seul expert ou stratège européen, discourant des futurs missiles iraniens et terrifiants, ne semble capable de comprendre cela.
• La défense européenne, qui doit précéder et conditionner le “retour” de la France de l’OTAN, est saluée dans le communiqué par une gerbe de fleurs où, pas une fois, n’apparaît le mot “indépendant” pour qualifier cette défense ou les divers moyens envisagés. Il n’est question que de moyens supplémentaires que dégagerait cette défense, que l’OTAN verrait bien à sa disposition. On renvoie au commentaire du Monde cité dans notre F&C du 2 avril. De ce côté, rien, absolument rien n’est fait.
• L’Afghanistan? On continue à pinailler sur les renforts, par dizaines ou centaines d’hommes. L’extraordinaire faiblesse des effectifs de renfort régulièrement accouchés par cette monstrueuse montagne qu’est l’OTAN est le signe que la crise de fonctionnement de l’OTAN se joue en Afghanistan. C’est là le centre même du problème de l’OTAN: cette Organisation fait pour la première fois une “vraie” guerre (le Kosovo n’était pas une guerre, c’était une agression aérienne sans risque, ou une “crise militaire” qui s’est avérée sans risque dès lors que la Russie suivait). L’OTAN ne peut pas gagner cette guerre et là, elle risque véritablement son existence en prouvant son incapacité à faire ce pour quoi elle est faite. L’OTAN ne peut marcher qu’à condition qu’elle ne fasse pas la guerre. L’Afghanistan est son faux-pas historique, exactement comme l’Irak pour les USA.
Le “plus grand sommet de l’OTAN de tous les temps” est sans aucun doute la première réunion de l’OTAN qui a montré en pleine lumière le reflux dramatique de la puissance des USA et l’effritement accéléré de l’influence qui va avec. Le principal résultat du sommet, qui est négatif, qui est le refus de l’élargissement immédiat à la Géorgie et à l’Ukraine, est naturellement le signe principal de cette situation.
Les USA ont subi une défaite colossale en Irak. Le dollar perd chaque jour un peu plus de sa position privilégiée de monnaie standard internationale. La situation économique de récession commencer à montrer certains signes sociaux qui font craindre à certains la possibilité d’une situation proche de celle d’une dépression. Dans une telle situation, les USA ne peuvent plus prétendre exercer une domination hégémonique en général, et sur l’OTAN en particulier. Le principal problème des dirigeants US est qu’il paraît impossible que leur psychologie et, par suite, leur comportement et leur politique, prennent en compte cette réalité dramatique. Leur comportement continue à être hégémonique, provoquant des heurts puis le désordre.
Bush est bien entendu un personnage caricatural mais son comportement reflète néanmoins une tendance générale à Washington, qui est celle du refus de la prise en compte du déclin accéléré de l’hégémonie américaniste. Les dirigeants se comportent comme s’il existait deux mondes différents: celui, intérieur, des USA, où ils admettent avec plus ou moins de lucidité qu’il existe de graves problèmes et peut-être même une grave crise générale; et celui de l’extérieur des USA, où les USA doivent selon eux continuer à exercer une prééminence hégémonique absolue. Les heurts qui ont précédé le sommet de Bucarest et l’échec essuyé par les USA à ce sommet sont la conséquence de cette vision dichotomique, qui est beaucoup plus une attitude psychologique automatique qu’une politique calculée.
Stefan Cornelius écrivait le 4 avril dans la Süddeutsche Zeitung: «La stratégie de confrontation de Bush au début du sommet a été décrite comme très inhabituelle par un diplomate allemand, parce qu’elle aurait pu conduire à ce que le président ou un de ses opposants perde la face.» Cornelius songeait notamment (“un de ses opposants”) à la chancelière Merkel. Mais sa description n’est pas tout à fait exacte parce qu’on ne peut parler de “stratégie”. C’est le cas où l’on peut dire qu’il s’agit d’un comportement naturel de cette vision dichotomique, le président ne doutant pas que les “opposants” aux conceptions américanistes finiraient évidemment par céder, comme à l’habitude. Et l’on peut se demander si, dans cette affaire, quelqu’un n’a pas effectivement perdu la face sans qu’on l’ait encore réalisé.
La situation est d’autant plus délicate que l’OTAN est aujourd’hui une sorte de champ clos où plusieurs crises se développent, qui constituent autant de circonstances où les oppositions peuvent s’exprimer d’une façon concrète et éventuellement dramatique. Dans ce cadre général, les problèmes spécifiques qui étaient jusqu’ici appréhendés en tant que tels sont en cours de modification. C’est le cas de la politique française (envoi de troupes en Afghanistan, défense européenne, “retour” dans l’OTAN). Les données de ce problème vont désormais évoluer rapidement, moins en fonction de ses termes propres qu’en fonction de la situation générale qui est apparue à Bucarest. Dans ce cadre, le débat qui s’est ouvert en France, – sur l’envoi de troupes en Afghanistan, mais aussi plus largement sur la question des rapports avec l’OTAN et avec les USA, – va prendre un tour d’autant plus intéressant.
En attendant, le résultat général est un désordre accru, dont le sommet de Bucarest a été, vu de l’extérieur, la marque principale. Cette énorme entité bureaucratique, l’OTAN, ne présente plus aujourd’hui ce comportement monolithique qui la caractérisait jusqu’ici, et qui lui était nécessaire pour assurer un fonctionnement acceptable. Comme dans d’autres cas et d’autres situations, l’OTAN est en train de se fragmenter en diverses tendances, en diverses forces contradictoires ou concurrentes. On peut toujours essayer d’allonger encore les communiqués finaux, mais il nous semble que cela ne sera pas suffisant.