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142714 décembre 2009 — Il y a aujourd’hui de plus en plus d’éléments qui permettent de cerner l’action et l’orientation de la présidence de Barack Obama. Le cas le plus notoire, sinon le cas décisif, est désormais la décision sur l’Afghanistan, particulièrement avec les circonstances qui ont accompagné la décision. Mais il y a beaucoup plus qu’une question de politique, et certainement encore plus que les habituelles explications de manipulation, de “marionnettes” de ceci ou de cela. Il y a un cas psychologique intéressant et convaincant. Il y a une volonté presque incantatoire, en ramenant les USA aux conceptions clintoniennes (époque de Bill) dans ce cas de l’Afghanistan, de faire remonter le temps aux USA brisés, pour qu’ils retrouvent le temps des USA triomphants de la fin du siècle dernier.
Un texte récent de Mehdi Hasan, le 10 décembre 2009, sur son blog du New Statesman, permet d’approcher cette appréciation psychologique. Hasan condamne depuis quelques mois les orientations politiques de BHO, qu’il juge être similaires à celles de Bush. Il met en évidence plusieurs aspects:
• Le premier est l’atmosphère qui entoure Obama, notamment chez ses partisans, y compris d’ailleurs ceux qui ne sont pas dans son cercle rapproché et qui prétendent se situer nettement à gauche (voir le texte de WSWS.org du 12 décembre 2009 sur l’attitude de l'hebdomadaire de gauche The Nation par rapport à Obama). Après avoir cité une attaque du progressiste Glenn Greenwald contre la gauche qui continue à soutenir Obama malgré sa politique, Hasan note:
«Who knows? Who cares? According to these defenders, it's just wrong – morally, ethically and psychologically – to criticize the President. Thus, in lieu of any substantive engagement of these critiques are a slew of moronic Broderian cliches (“If Obama catches heat from the left and right but maintains the middle, he is doing what I hoped he would do (and what he said he would do) when I voted for him”), cringe-inducing proclamations of faith in his greatness (“I am willing to continue to trust his instinct, his grace, his patience and his measured hand”), and emotional contempt for his critics more extreme than one would expect from his own family members. In other words, the Leave-Obama-Alone protestations posted by Sullivan are fairly representative of the genre. How far we've fallen from the declaration of Thomas Jefferson: “In questions of power, then, let no more be heard of confidence in man, but bind him down from mischief by the chains of the Constitution.”
»Greenwald decries personality politics and even goes so far as to compare the blind supporters of Obama to the cultish and ignorant foot-soldiers of the conservative grassroots movements that coalesced around first Bush and now Palin:
»“Those who venerated Bush because he was a morally upright and strong evangelical-warrior-family man and revere Palin as a common-sense Christian hockey mom are similar in kind to those whose reaction to Obama is dominated by their view of him as an inspiring, kind, sophisticated, soothing and mature intellectual. These are personality types bolstered with sophisticated marketing techniques, not policies, governing approaches or ideologies. But for those looking for some emotional attachment to a leader, rather than policies they believe are right, personality attachments are far more important…”»
• Chez les plus réalistes, ceux qui accueillent le comportement d’Obama comme une terrible déception, il y a ce jugement de Seymour Hersh, dont on sait qu’il espéra un moment qu’Obama avait décidé de prendre la situation en Afghanistan en main pour des décisions importantes (retrait d’Afghanistan). Hasan a interrogé Hersh, qui fait cette réponse pleine d’une ironie amère et d’inquiétude pour l’avenir: «If [Obama] decided to be a one-term president, he could be marvellous, but it's not clear he's decided that… […T]he trouble is that hope sprang anew in America last November. And I think the dashing of that hope is going to be much more lethal than even the cynicism under Bush and Cheney.»
• D’autre part, Hasan ajoute quelques notes sur le comportement d’Obama lui-même, tel qu’il a été rapporté dans l’une ou l’autre occasion. Elles concernent un autre cas que l’Afghanistan mais illustrent parfaitement le cas psychologique qui nous intéresse.
«According to three sources who attended the [White House] meeting, Obama reiterated his intention to retain a version of the military-tribunal system established to try terror detainees and said his administration will likely end up adopting some form of ”indefinite détention” policy to justify holding some selected suspects without trial. Still, Obama brusquely rejected suggestions by some of those present that, in doing so, he was adopting key tenets of Bush-era policies considered unacceptable by his liberal supporters.
»“It doesn't help to equate me to Bush,” Obama said, arguing that such comparisons overlook important differences between the two administrations' policies, according to several sources attending the meeting. Even Obama White House staffers have been reminded of Bush!
»On a related note, one prominent British cabinet minister told me in a recent conversation: “To be honest, I don't think Obama has done very much. I mean, what's he actually achieved on the international stage in the past year? Not very much. But you're not allowed to point out that out. You're not allowed to say any of this out loud.” I think, however, that might be starting to change...»
“Yes, we can”? Le comportement des partisans d’Obama, particulièrement de ceux qui l’ont soutenu avec enthousiasme tout en défendant eux-mêmes, férocement, une politique anti-guerre (cas de The Nation), est très éclairant. Nous ne sommes pas vraiment inclinés à accepter l’explication du culte, ou de l’attachement à la personne que propose Hasan, dans tous les cas pour la majorité. Il s’agit, à notre sens, d’un entêtement psychologique qui s’adresse à une conception politique, laquelle est transcrite dans la représentation iconique d’Obama qui naquit avec son élection, plutôt que l’attachement à un homme en particulier, comme l’on dirait d’un “clientélisme” électoral. (Election de BHO, élection du premier Africain-Américain à la présidence des USA, conformément aux ambitions postmodernistes et progressistes, interprétée comme une rupture avec l’“obscurantisme” de GW Bush. De ce point de vue, BHO bénéficie de la même idolâtrie politique que John Kennedy, qui n’a, par définition, rien à voir avec l’homme – même si JFK eut effectivement, à côté d’erreurs graves, quelques conceptions remarquables.)
Le cas de la guerre en Afghanistan a été transformé, conformément aux conceptions libérales ou libérales-bellicistes que nous signalions le 2 décembre 2009. La guerre “obscurantiste” est devenue une “guerre libératrice”, avec les mêmes instruments, les mêmes hommes, sur le même terrain et ainsi de suite. La démarche est à la fois idéaliste, sinon utopiste, et d’une profonde hypocrisie; car les utopistes n’ont même pas l’excuse de l’ignorance en l'occurrence, ils savent de quoi ils retournent avec l’Afghanistan, qui est exactement le même cas que l’Irak sur le fond des choses, la méthode, la perversion des conceptions et ainsi de suite. Leur libéralisme-belliciste équivaut en bien des points au néo-impérialisme, ou néo-colonialisme, du couple Tony Blair-Robert Cooper. De ce point de vue également, quelle différence entre l’Irak et l’Afghanistan?
Les partisans de BHO qui lui restent fidèles comme à un symbole du triomphe de la postmodernité, qui s’opposèrent à GW Bush comme on s’oppose à l’obscurantisme, vont par conséquent vers de bien tristes déboires. A un moment ils devront s’apercevoir – ou ils ne s’en apercevront pas et porteront ce fardeau sans le savoir – que l’équivalence de facto entre Bush et Obama, sur le terrain de la dialectique guerrière, fait du postmodernisme une facette repeinte en fluo de l’obscurantisme, ou bien elle fait de GW Bush un postmoderniste progressiste qui s’ignorait à peine.
Obama, lui, c’est une autre affaire, notamment à la lumière de ce texte de Hasan qui ne fait, pour le passage qui nous importe, que citer des observations de sources à la Maison-Blanche, d’une façon et selon un tour très convaincants. A cette lumière, en effet, ce que nous voyons avec sa décision sur l’Afghanistan, c’est le naufrage d’une intelligence dans le vertige du pouvoir. «It doesn't help to equate me to Bush», dit BHO à un de ses collaborateurs qui lui fait remarquer que telle décision, ou la poursuite de telle politique fait de lui un équivalent de Bush. Quoi qu’on puisse penser de Bush, l’argument n’a rien à faire dans l’appréciation d’une politique; ce n’est parce que Bush est supposé être un médiocre et BHO une intelligence brillante que la même politique deviendra vertueuse parce que c’est BHO qui la conduit alors qu’elle était obscène lorsque Bush la conduisait. Dans cette sorte d’attitude, on dénote chez Obama une invasion de l’esprit par les fausses certitudes et l'arrogance que procure l’isolement du pouvoir, lorsqu’il est perçu justement comme n’étant pas un isolement.
Dans la méthode d’Obama pour en arriver à la décision qu’il a prise sur l’Afghanistan, qui revient à accepter le plan McChrystal à la condition que lui, Obama, puisse dire “c’est mon plan”, on retrouve cette infection du pouvoir lorsqu’il est organisé comme le système bureaucratique de l’américanisme l’organise. On y retrouve notamment le phénomène de “groupthinking” qu’analysait John Hamre en septembre 2003 (et que nous équivalons à un “virtualisme bureaucratique”), qui fait croire, par la simple répétition d’une chose par autant d’esprits orientés de la même façon, que la chose est devenue réalité. En trois mois de longues réflexions sur la question de l’Afghanistan, Obama n’a réussi qu’une chose, c’est effectivement à couvrir du manteau de la “politique de la raison” la “politique de l’idéologie et de l’instinct” de l’époque Bush (voir notre Note d’analyse du 7 décembre 2009 et notre numéro du 10 décembre 2009 de dde.crisis). Le résultat sera évidemment le discrédit de la “politique de la raison”, avec les déceptions qui vont avec, à l’image de ce qu’observe Seymour Hersh.
Le discours du Nobel a complètement entériné cette vision en donnant une appréciation rationnelle et morale de la guerre continuée de l’époque Bush, et non plus une appréciation “de l’idéologie et de l’instinct”. Plutôt que de mettre l’accent sur la nécessité de la guerre à cause des menaces diverses, comme le faisait la rhétorique de Bush, Obama a mis l’accent sur la nécessité de la guerre (évidemment “guerre juste”) pour établir la paix, artifice sémantique qui correspond absolument à l’esprit libéral-belliciste. Obama a véritablement choisi son camp, beaucoup plus, par exemple, que dans l’affaire de l’aide à Wall Street où c’est surtout son équipe, émanation de Wall Street (Summers, Geithner en coopération avec Bernanke) qui a agi. Dans le cas de l’Afghanistan, il s’agit incontestablement d’une prise de position personnelle, sans réelle contrainte pour le faire.
Il s’agit bien d’un choix. Il n’est à notre sens nullement question de manipulation ou d’autres aspects de cette sorte, sinon accessoirement, notamment de la part des généraux, mais dans une occurrence où le Pentagone est loin d’être unanimement en faveur de cette guerre, dans une situation générale de désordre du système qui permettrait, ou aurait pu permettre des décisions originales (“à la Gorbatchev”). Sans aucun doute, BHO s’est trouvé devant des options aussi difficiles à assumer l’une que l’autre, y compris celle du retrait progressif à entamer immédiatement des troupes US, qui a été envisagée, qui aurait constitué le choix du désengagement. Il a reculé devant cette option (s’il l’a considérée?) qui aurait évidemment été le véritable changement et la marque incontestable d’un esprit original décidé à tenter d’aborder de front le problème du système. Il a choisi l’autre extrême, celui qui correspond à une narrative nouvelle quoique recyclée d’un classique, puisqu’il s’agit du recyclage de la philosophie clintonienne. Hillary Clinton, en souvenir de Bill et de la guerre du Kosovo dont elle fut une fervente partisane, fut sans doute la voix prépondérante pour décider Obama à adopter cette “philosophie”. C’est bien la politique démocrate, néo-wilsonienne, du deuxième mandat Clinton, qui est ressuscitée.
En faisant de l’Afghanistan “sa guerre”, Obama a opposé une nouvelle perception de la guerre à celle qui était acceptée depuis le 11 septembre 2009. Il a fait entrer dans une “normalité” progressiste ce qui était jusqu’alors considéré comme une aberration plus ou moins lunatique d’une clique qualifiée bien faussement de conservatrice (Bush, neocons, etc.). C’est aussi, et même surtout, une tentative de faire reculer le temps, d’en revenir à la fin du siècle dernier, lorsque les USA étaient l’“hyperpuissance” (selon Hubert Védrines), acclamée partout, à la fois crainte et admirée, qui n’avait pas encore connu le calvaire qui va de 9/11 à 9/15. Mais l’Afghanistan n’est pas le Kosovo, pas plus que les USA-2009 ne sont les USA-1999.
Quant à l’“American Gorbatchev” qu’il aurait semblé pu être à l’une ou l’autre occasion dans les six à huit premiers mois de son mandat, il n’en est plus guère question. Il faudrait un accident formidable, un avatar extraordinaire et une évolution à mesure chez lui pour qu’on y revienne. L’homme du “Yes we can” a entrepris de faire reculer l’Histoire pour tenter de faire durer l’illusion du système alors que Gorbatchev avait décidé de l’accélérer pour briser l’illusion du système. A BHO, on souhaite bon vent car il faut plus qu’un “Yes we can” pour soumettre l’Histoire; et l’Histoire, qui a plus d’un tour dans son sac, pourrait répliquer en portant, sérieusement cette fois, le désordre de l’Afghanistan aux Etats-Unis mêmes (voir le jugement de Hersh).
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