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29 août 2002 — Le Guardian reste un journal sérieux à Londres, soucieux de cette réputation, attentif à ce qu'il publie, surtout quand il s'agit d'un édito engageant le journal en général. Dans ces conditions, il est impressionnant de lire cette phrase à la fin de son édito d'hier (28 août) : « On this issue, it is time for Britain to break publicly with the US. »
Il s'agit de la question de l'Irak, bien sûr, et la réserve avancée par le Guardian (« On this issue ») n'atténue pas grand chose à la solennité de la phrase : aujourd'hui, un pays rompant avec les USA sur cette question rompt avec l'orientation générale de la politique étrangère de l'administration GW. Et le mot qui compte est bien « publicly ». Il faut, dit le Guardian, que la rupture soit spectaculaire, tonitruante.
Nous ne disons pas que cette position du Guardian reflète autre chose que ce qu'elle est, — nous ne spéculons pas là-dessus, ni sur la représentativité du journal. Nous n'oublions pas non plus que le Guardian est en général opposé à la politique américaine de lancer une attaque contre l'Irak. Ce qui nous importe dans ce texte, et dans la phrase citée, est moins affaire d'opinion que de ton, avec la solennité de l'appréciation qui est donnée dans une question impliquant les engagements stratégiques fondamentaux du Royaume-Uni. (Pour l'opinion, finalement, Guardian ou pas, on sait ce qu'elle est aujourd'hui au Royaume-Uni, avec ce paradoxe du seul pays prêt à suivre les USA dans « l'aventure irakienne » [Schröder dixit] et dont l'opinion générale, à la fois des élites et de la population, est celle qui manifeste le plus radicalement son hostilité à cette politique.)
On doit mesurer, à la lecture de ce texte, la montée de la tension et de l'exaspération du monde politique britannique à l'encontre des États-Unis. Nous touchons aux matières fondamentales, dépassant la seule opinion de circonstance. Les Britanniques sont finalement moins furieux des positions prises ou à prendre, que de se trouver dans une position où ils sont le jouet d'une administration immature, incontrôlable, dont la politique se réduit à une obsession belliciste. La rupture entre la direction (selon Tony Blair) d'une part, et ce qu'expriment les sondages et la majorité des élites d'autre part, devient politiquement très dangereuse.
C'est-à-dire que nous assistons au développement d'une menace précise de déstabilisation politique au Royaume-Uni. D'une certaine façon, le Royaume-Uni pourrait être forcé à une attitude semblable à celle de l'Allemagne, où Schröder s'est nettement prononcé contre la guerre ; c'est-à-dire, forcé à une prise de position abrupte, voire une décision de rupture, avec la politique étrangère des États-Unis. (Mais l'Allemagne n'a pas les liens avec les USA qu'a le Royaume-Uni, ni l'importance stratégique du Royaume-Uni, et la position de Schröder n'a pas cette allure de rupture potentielle qu'elle a pour le Royaume-Uni.) L'alternative à cette orientation est la possibilité désormais très sérieuse d'une crise politique majeure au Royaume-Uni.
Ces situations dans deux pays qui sont des alliés fidèles de l'Amérique, et des relais importants de l'influence américaine, fournissent une démonstration convaincante du caractère déstabilisant actuel de la politique américaine. Cette politique est effectivement complètement unilatéraliste dans le sens où elle ne se préoccupe plus de quelque façon que ce soit de la gestion de ses intérêts dans l'organisation américaniste extérieure mise en place durant la Guerre froide, et pas plus de l'équilibre de ses alliances, et de la position et de la stabilité de ses alliés. Les témoignages sur la totale inconséquence de l'administration GW, sur son inattention pour ceux-là même, les rares, qui la soutiennent, sont particulièrement significatifs. (Pour mémoire, cette remarque de Richard Holbrooke dans son article, dans l'International Herald Tribune du 28 août : « Last month a senior adviser to Prime Minister Tony Blair of Britain told me bitterly that Washington “was giving Blair nothing” in return for Blair's unstinting support, even as British domestic opposition to Blair's pro-American position was growing. »)
Cet aspect est intéressant pour marquer le plus nettement la décadence accélérée de la politique extérieure américaine avec l'équipe GW. C'est évidemment cette évolution qui effraie le plus l'establishment washingtonien dans sa fraction ancienne, avec ce déchirement apparu ces dernières semaines et exposé en place publique, — chose totalement inhabituelle.
Pour les Britanniques, la situation est sans précédent depuis 1941 et la signature de la charte de l'Atlantique. La pression américaine et les effets sur la situation politique intérieure britannique sont tels qu'effectivement le débat intérieur au Royaume-Uni tend à dépasser la seule question de l'Irak pour envisager la question beaucoup plus fondamentale du principe de l'alliance générale avec Washington (celle qui fut scellée lors de la signature de la Charte de l'Atlantique, en 1941). C'est cela, in fine, que signifie la phrase relevée dans l'édito du Guardian.
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