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503621 juillet 2020 – Quelque chose que je ne serais pas loin de qualifier de “fait incontestable”, ce qui est un acte d’audace inouïe dans cette époque de simulacre et de narrative, se trouve dans ceci que l’accord est en train de se faire : 2020 est une année horrible, l’annus horribilis de notre époque, de notre temps, de notre civilisation. Il y a un accord d’une sorte bien rare aujourd’hui sur cette perception, – Politiquement-Correct et antiSystème pour une fois unis dans une même perception, comme si à ce point de jonction catastrophique tout le monde s’entendait à percevoir le même, un seul monde.
C’est bien cela, comme une sorte de Moment historique d’unité catastrophique de l’observation, de la perception et de l’angoisse d’un désordre cosmique, grâce à l’apport singulier du système de la communication : « ...[E]n même temps que nous subiss[ons] cet événement d’une force et d’une ampleur extrêmes, nous observ[ons] cet événement en train de s’accomplir et, plus encore, nous nous observ[ons] les uns les autres en train d'observer cet événement. »
Ainsi n’ai-je plus à poursuivre l’exploration intuitive des perceptions diverses pour découvrir celles qui me renforcent en m’inspirant et celles qui me contredisent en m’instruisant, dans la perception de la catastrophe. Mon travail est plutôt, désormais, de distinguer les nuances enrichissantes pour la pensée et le jugement dans cette cascade d’analyses appréhensives ou assurées de la catastrophe qui se déroule, sur laquelle nous nous penchons tous, – puisque nous sommes si nombreux jusqu’à à peu près tous du même jugement sur la chose. Comme l’on dit souvent de tel ou tel événement humain important, – mais cette fois il s’agit de quelque chose de surhumain qui est hors de notre contrôle, – la question n’est plus de savoir “si” ni même “quand” puisque c’est en train de se faire, mais “comment” et “jusqu’où”.
Il est question cette fois d’un auteur russe que je ne connaissais pas, dont je trouve un article très intéressant sur RT.com, dont l’intérêt est renforcé par un article précédent du même. J’apprécie l’esprit et le caractère russe dans cette sorte de commentaires, qui allient aussi bien un aspect très rigoureux quoiqu’inventif, avec une grande place faite à la rationalité (leur brio dans les échecs, dans certaines sciences de précision, certaines technologies avancées) ; qu’un aspect d’élévation spirituelle, de ferveur dans les engagements collectifs des âmes communes, avec une certaine foi dans des domaines subjectifs et intuitifs du suprahumain. Cette sorte de rencontre donne parfois des effets très féconds, et elle est dans tous les cas très précieuse sinon nécessaire dans notre époque, pour le reste du monde comme pour la Russie.
Il s’agit ici d’Artem Loukine, professeur associé en relations internationales à l’Université Fédérale d’Extrême-Orient, à Vladivostok, dans un univers russe plus proche de l’Asie que de l’Europe. En découvrant son article du 20 juillet 2020 dont il va être essentiellement question ici, j’ai pu retrouver un précédent, du 2 juin 2020, où Loukine m’apparaît comme plutôt amical pour les USA, – presqu’un ‘occidentaliste’ dans l’échiquier idéologique russe, – pourtant avec le constat extrêmement juste et audacieux à la fois qu’aujourd’hui l’hypothèse de l’effondrement des USA n’est plus une fantaisie ; il n’est pas vraiment de mon parti mais son honnêteté de l’esprit apparaît avérée :
« Pour mettre les choses au clair, je ne crois pas que la désintégration des États-Unis soit imminente ou probable. Au contraire, l'Amérique pourrait sortir de la crise actuelle sous la forme d'une nation réinventée et rajeunie. Néanmoins, le scénario d'implosion des États-Unis a maintenant définitivement quitté le domaine de l'hypothétique. En 2008, j'ai ridiculisé un politologue russe, analyste du KGB dans son ancienne carrière, qui prophétisait une désintégration des États-Unis en six morceaux à la suite d'une guerre civile déclenchée par une immigration massive, un déclin économique et une dégradation morale. En 2016, lorsque Donald Trump a emménagé à la Maison Blanche, j'ai commencé à avoir des doutes. En 2020, l'idée d'un effondrement des États-Unis ne semble plus inconcevable. Aujourd'hui, ce ne sont pas les spécialistes russes, mais plutôt les spécialistes américains qui prédisent une montée du sécessionnisme aux États-Unis, car “la pandémie et les protestations ont mis en évidence les divisions régionales aux Etats-Unis”. Certains vont même jusqu'à affirmer que l'adhésion au mouvement de sécession des États devrait aboutir à des “entités plus heureuses et moins corrompues”, confédérées dans une version nord-américaine de l’UE... »
L’article du 20 juillet 2020 de Loukine s’attache, lui, à la situation générale, disons de la décennie à venir. Il est articulé, structuré, d’une façon très révélatrice du mariage de tendances de caractère que j’ai signalées comme si utile à la compréhension du temps-courant et de notre Temps, – “dans tous les cas très précieuse sinon nécessaire dans notre époque”. Ainsi l’ai-je lu avec deux regards, correspondants à deux aspects du texte (je ne dis pas deux parties, puisqu’un premier aspect se trouve dans l’introduction et la conclusion, et le second dans le reste) : l’un intéressé et très sensible, presque fraternel, l’autre plus distancié et un tantinet sceptique.
Ainsi le ‘premier aspect’ introduit-il une description générale et plutôt intuitive de la situation présente (introduction) et une rapide mise en perspective d’une vision de l’avenir (conclusion). Entre les deux se trouve ce qui renvoie au ‘second aspect’, à savoir quatre méga-tendances des événements dans cette décennie, ou si vous voulez quatre scénarios successifs ou parallèles, exclusifs les uns des autres ou complémentaires c’est selon : “l’explosion des sociétés”, “la révolte des masses”, “la fin de l’hégémonie et un monde sans gouvernail”, “prémonition de possibles conflits (jusqu’à une Guerre Mondiale)”. Je ne méprise ni ne minimise ce ‘second aspect’ et ces scénarios, mais ils ne rencontrent guère mon intérêt, et surtout ils se heurtent à une incrédulité qui m’est quasiment naturelle si l’on tient compte de ce dont, moi, je tiens compte, qui est du domaine des événements suprahumains manipulant les effets du désordre, avec l’effondrement des légitimités et des autorités, et encore plus des capacités humaines de contrôle et de prévision.
... Donc, le ‘premier aspect’. Je donne ici l’introduction et la conclusion (ce que je considère être la conclusion).
• « Alors que nous entrons dans la seconde moitié de 2020, il y a peu d'espoir que nos malheurs prennent fin lorsque cette annus horribilis s'éteindra. Nous entrons peut-être dans l’une des périodes les plus cataclysmiques et les plus fatidiques de l’histoire de l’humanité.
» On se rend de plus en plus compte que l’humanité va connaître une période extrêmement difficile qui pourrait durer au moins une décennie.
» Ce sentiment d’incertitude se renforce depuis des années. Il a probablement commencé avec la crise financière mondiale de 2008-2009. Pourtant, jusqu’en 2020, il y avait l’espoir que le monde reviendrait d’une manière ou d’une autre sur la bonne voie et retrouverait la stabilité. La crise du Covid-19 a mis fin à cet espoir, dévastant l’économie mondiale et exacerbant les tensions préexistantes entre l’hégémonie en place (les États-Unis) et une nouvelle superpuissance (la Chine).
» Le sentiment de l’angoisse a saisi le monde. Dans la plupart des pays, y compris en Russie, le fléau continue de circuler, tuant les gens avec un hasard terrifiant. Même si nous gagnons la bataille contre le dernier coronavirus, les méga-tendances de la politique mondiale qui laissent présager plus de troubles et de désordres ne vont pas se dissiper et ne feront probablement que s’intensifier. Essayant de réduire d’une façon rationnelle mon angoisse personnelle, en tant que politologue je perçois au moins quatre de ces méga-tendances. »
... Comme l’on s’en doute, suit le ‘second aspect’ dont j’ai parlé plus haut. En attendant, on retiendra ce que j’ai indiqué en caractères gras (le gras n’est pas de l’auteur) : « Essayant de réduire d’une façon rationnelle mon angoisse personnelle... »
• ... Puis, les deux derniers paragraphes qui peuvent être pris effectivement comme la conclusion :
« L’histoire de l’humanité n’a jamais manqué de conflits de valeurs et de pouvoir, tant au sein des sociétés qu’entre elles. Pourtant, le moment présent est plutôt unique en raison de la convergence, à un moment donné, de plusieurs contradictions sociétales profondes et explosives, avec la menace de pandémies et le changement climatique en toile de fond. La Chine est peut-être le seul grand îlot de stabilité relative dans la tempête mondiale, ce qui, soit dit en passant, amplifie les craintes que Pékin tente d’atteindre la position de première puissance mondiale dominatrice.
» En temps voulu, les contradictions et les conflits actuels suivront leur cours et seront résolus. Un nouvel équilibre s’installera. Mais d'ici là, nous vivrons une époque très intéressante. Ce n’est peut-être pas l'angoisse, mais plutôt l’excitation qui devrait être l’humeur principale de notre époque. »
Cette fois on gardera à l’esprit (caractères gras) l’unicité exceptionnelle du Moment historique (« le moment présent est plutôt unique en raison de la convergence ») et l’espèce d’étrange circonstance (« En temps voulu ») qui, brusquement, fait apparaître une issue heureuse alors que le ‘second aspect’ (les scénarios) s’était terminé sur la possibilité très sérieuse (certains diraient-ils ‘inévitable’ ?) d’un conflit stratégique nucléaire généralisé : « La question la plus importante, cependant, est de savoir si la guerre entre les États-Unis et la Chine sera relativement limitée. Si ce n'est pas le cas, pourrait-elle conduire à une conflagration mondiale, attirant d'autres acteurs tels que la Russie, l'Inde, le Japon et l'Europe ? »
Maintenant, observons ce texte selon les ‘phases’ du raisonnement plutôt que selon les deux ‘aspects’ identifiés.
• Première ‘phase’ : 2020, annus horribilis, ouvre une période absolument, historiquement, métahistoriquement catastrophique. C’est une vérité-de-situation (et même une ‘vérité-d’énorme-situation’) que personne ne met en cause ni ne songe même à contester ; et cela, pour non compte, constatant que l’auteur est relativement indulgent de ne voir monter “le sentiment d’incertitude” que depuis la crise de 2008 (il aurait pu au moins remonter jusqu’au 11-septembre, n’est-il pas ?).
L’angoisse est si grande, et touchant personnellement l’auteur, qu’il explique qu’il va tenter de l’écarter en revenant à la raison, c’est-à-dire à la prospective rationnelle (« Essayant de réduire d’une façon rationnelle mon angoisse personnelle... »).
• Deuxième ‘phase’ : la “prospective rationnelle”. Le résultat est pour le moins catastrophique, lui aussi et lui pire encore, puisqu’on termine sur la remarque du type “espérons qu’ils (Chinois et américanistes) se taperont dessus sans impliquer les autres”, – ce qui relève du vœu pieux dans la prospective d’un conflit qui serait nécessairement nucléaire. D’un point de vue plus général, on observera qu’en l’occurrence la Raison ne nous a pas fourni de quoi “réduire l’angoisse personnelle”, mais au contraire de la justifier absolument.
• Troisième ‘phase’ : retour à la spéculation générale, non soumise intégralement au diktat de la Raison. En effet, après avoir acté l’ampleur exceptionnelle, sans précédent, de ce Moment Crisique (« le moment présent est plutôt unique en raison de la convergence »), voilà que l’horizon s’éclaire selon une mécanique étrange, – « En temps voulu », – par qui, par quels moyens, dans quel état et en quel sens ?
C’est un cas intéressant, comme ces temps angoissants au début du texte, qui deviennent “intéressants” et “excitants” à la fin, après avoir passé en revue tous les aspects de la catastrophe. Je ne ferai certainement pas un procès en ‘hollywoodisme’ (Happy End nécessaire) à ce Artem Loukine qui travaille sérieusement et qui émet des jugements sans compromis ni concession d’aucune sorte au Politiquement-Correct (PC). Notamment et d’une façon pour moi révélatrice, il n’est nullement question, dans son « En temps voulu » de l’ode habituelle, si cucul-la-praline, aux ‘technologies-avancées’, au Progrès salvateur et ainsi de suite, formule qu’il aurait dû appliquer s’il avait consulté la feuille de route de son dictionnaire-PC.
On doit donc chercher ailleurs l’explication cachée de cette chute un peu inattendue ; vous pensez bien que j’y mettrai du mien, dans le sens de caractériser l’hypothèse principale par mes propres envolées intuitives. En effet, croyant, comme c’est mon cas, que l’absence de sens n’a aucun sens, il m’est tout naturel de chercher un sens à ces événements extraordinaires dont nous subissons la force et le poids. Ce que je constate, selon le raisonnement même de ce texte, c’est que la toute-puissante Raison, dans laquelle nous mettons si souvent toutes nos espérances, n’a été capable que de nous faire, avec le pire, le “pire du pire”, et démontrant que le seul sens qu’elle peut suggérer, c’est l’absence absolue et nucléaire de tout sens jusqu’à l’entropie du monde. Il s’agit bien de la raison-subvertie.
Pour mon compte et sans surprise, c’est naturellement vers la tradition et les théories cycliques que j’oriente mon attention, selon l’idée qu’une telle catastrophe ne peut avoir de sens que si elle est apocalyptique, et par conséquent contenir en soi, par quelque dessein caché dont il n’est nul besoin de nous informer, tous les composants d’un redressement, d’un retour qui est une sorte d’éternité ; je dirais droitement que je préfère cette explication à leurs simulacres divers et variés de ‘relance’, alias ‘relance-de-la-croissance’.
C’est un signe des temps que des gens qui ont l’habitude de s’appuyer sur la déesse-Raison, qui n’y trouvent que matière à aggraver le constat qu’ils font de la catastrophe, se tournent, peut-être inconsciemment et d’ailleurs qu’importe, vers les perspectives impliquant des interventions d’au-dessus et d’au-delà de la Raison. Alors certes, ce sont bien des temps “intéressants” et « l’excitation devrait [bien] être l’humeur principale de notre époque ».
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