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125611 février 2009 — Depuis quelques jours, les constats catastrophiques des dirigeants s’empilent. Jeudi dernier, le président français Sarkozy a parlé de la pire crise “depuis un siècle”. Cette même appréciation revient dans la bouche d’un ministre du gouvernement Brown, considéré en l’occurrence comme un porte-parole discret de Brown. Ce même Brown, lui, avait laissé glisser le mot terrible de “dépression”, par inadvertance. (Le Français DSK, qui dirige le FMI, ne se gêne pas non plus pour parler dans le même sens. Mais nous le mettons à part, puisqu’il n’est pas chef d’Etat, de gouvernement, etc.)
Tout cela a-t-il un sens, disons par rapport aux événements? Tout cela représente-t-il quelque chose de significatif? Des circonstances expliquent sans aucun doute ces prises de position disons parallèles, sinon convergentes. Il s’agit de circonstances conjoncturelles, notamment et essentiellement des événements ou la possibilité d’événements qui mettent en évidence, soudainement mais sans que cela soit une surprise, une terrible fragilité.
Le dernier en date de ces adeptes de ce qu’on pourrait désigner comme du “catastrophisme” est le président des USA Barack Obama. (“Catastrophisme”, du nom d’«une conception théorique des XVIIIème e XIXème siècles (Cuvier) qui attribuait les changements survenus à la surface de la Terre à des mouvements cataclysmiques», – devenue, depuis 1963 et Simone de Beauvoir, la description d’une opinion extrêmement pessimisme, jusqu’à l’outrance, qui fait favoriser systématiquement le pire dans la prévision.)
Lors d’une conférence de presse le 9 février, la première du genre, Obama s’est exprimé avec tant de véhémence dans sa description de la situation et dans ses prévisions qu’il a suscité chez les journalistes des interrogations, sous forme de questions, sur ce qui leur paraissait une exagération de la gravité des événements. Le site WSWS.org nous narre la chose, ce 10 février: Obama «declared that his administration “inherited the most profound economic emergency since the Great Depression,” and warned that the lack of a federal government intervention “could turn a crisis into a catastrophe.” In response to the first question at the press conference, which suggested he was exaggerating the crisis, he observed, “This is not your ordinary, run-of-the-mill recession. We are going through the worst economic crisis since the Great Depression. We've lost now 3.6 million jobs. But what's perhaps even more disturbing is that almost half of that job loss has taken place over the last three months, which means that the problems are accelerating instead of getting better.”»
Le même site, WSWS.org, toujours extrêmement venimeux lorsqu’il s’agit d’Obama, avance une explication pour aller un peu plus au fond, – explication du “catastrophisme”, made in USA. Obama est allé mesurer l’humeur de l’opinion publique et en est revenu persuadé du pire. Le site estime que ce “catastrophisme” est en fait un avertissement, que cet avertissement s’adresse à la “ruling elite”, dont lui-même (BHO) fait partie, pour l'informer avec une insistance dramatique du fait que la situation sociale est extrêmement tendue. (Pratiquement, il s’agit aussi d’une pression sur le Congrès pour un soutien aux diverses initiatives de “sauvetage”.)
«After referring to his visit earlier in the day to address a town hall meeting in Elkhart, Indiana, an industrial town where unemployment has tripled in the past year, Obama said, “If there's anyone out there who still doesn't believe this constitutes a full-blown crisis, I suggest speaking to one of the millions of Americans whose lives have been turned upside down because they don't know where their next paycheck is coming from.”
»But nothing in Obama's program acknowledges or addresses the systemic origins of the crisis. He made passing references to the “failed policies of the past” and “tax cuts that are targeted to the wealthiest few Americans,” and criticized those in Congress who opposed any stimulus package at all. But he made no proposal for any change in the structure of the financial system, and no reference to the role of private wealth accumulation in producing the disaster.
He was silent on the enormous growth of social inequality—the chasm between the super-rich and the great mass of the working population, which is wider than it has ever been in America. This social gulf is both a symptom of the financial disaster and the principal obstacle to any effort to resolve it, since any serious program to address the economic emergency involves making inroads into the property interests of the billionaires.
»There is no doubt that the sober, even somber, tone Obama adopted in opening the press conference, and the dire picture he painted of the depth of the economic problems, owed something to his trip to Elkhart earlier in the day. There several thousand people, largely working-class, attended a town hall meeting. The questions posed to Obama from the floor expressed a bitter class hostility towards the Wall Street “fat cats” who were identified as both the cause of the crisis and the prime beneficiaries of the series of bailouts backed by both Bush and Obama.
»As a political representative of big business, Obama is capable of addressing working people only as victims of the financial catastrophe. He makes no appeal to the working class to take action to defend their jobs, homes and living standards. On the contrary, one of his major concerns is to warn the ruling elite that the uncontrolled growth of mass suffering will have explosive political consequences.»
Ces prises de position sur la gravité de la crise ont un rapport certain, un rapport tactique dirions-nous, avec les climats sociaux des trois pays impliqués par les exemples. Dans ces trois pays se manifestent de telles tensions, comme dans de nombreux autres pays bien sûr. La crise est effectivement globale et les effets sociaux sont de même nature, les réactions sociales également. Les dirigeants politiques ne peuvent pas rester sans réaction et ils réagissent en “dramatisant” leur analyse de la crise pour tenter de faire naître un sentiment de solidarité. Le cas d’Obama est un peu à part parce qu’il est, beaucoup plus que les Britanniques et les Français, prisonnier d’une structure de pouvoir spécifique extrêmement contraignante dans ce domaine financier et budgétaire où s’exerce son action, avec la nécessité de l’accord formel du Congrès, dans des conditions où même la minorité (républicaine) peut ralentir dramatiquement les choses. On peut évidemment admettre, à l’imitation de WSWS.org qui en fait plutôt une accusation, que son avertissement concerne aussi bien un appel à l'“élite dirigeante”, pour qu’elle resserre les rangs.
D’un autre côté, on peut se demander dans quelle mesure cette vision “catastrophique” ne rejoint pas, par inadvertance ou par conviction mise à jour c’est selon, la réalité de la crise. Ceci n’exclut pas cela (l’aspect tactique n’exclut pas la perception stratégique, pour poursuivre la comparaison en termes militaires). Notre hypothèse est qu’effectivement il existe, disons, une certaine conviction chez ces dirigeants de la gravité de la crise. Il y a dans l'exposé de la chose et sa manipulation médiatique une certaine retenue, un certain manque d’habileté, qui font penser que son maniement tactique est fortement limité dans son efficacité par cette conviction justement, c’est-à-dire la crainte que l’affirmation de ce qu’ils jugent être “la vérité” de la situation ne provoque également d’autres réactions (panique, notamment, mais aussi révolte accentuée) aggravant le mal qu’ils veulent contenir. On a déjà connu, récemment, un tel dilemme pour des dirigeants, lorsqu’il s’est agi de faire avaler au public US la couleuvre du plan Paulson suivant l’effondrement du système financier du 15 septembre 2008 (voir notre F&C du 25 septembre 2008). Ce précédent n’est pas encourageant. L’intervention du gouvernement, qui ne fit d’ailleurs qu’accompagner une prise de conscience en cours du public, provoqua une réaction en chaîne de ce même public, notamment sous la forme de l’élection irrésistible d’Obama.
La question est aujourd’hui moins la vérité que les conséquences de la vérité. Ce catastrophisme, qui pourrait bien n’en être pas un puisqu’il s’avère que l’évaluation “catastrophiste” n’est pas si loin de la réalité de la situation, est singulièrement pathétique et nécessairement inefficace en réalité puisqu’il n’implique aucune réaction substantielle de ceux qui le pratiquent contre la cause du mal catastrophique qu’ils mettent en lumière. En outrant à peine le tableau, pour cause de militantisme anti-Obama, WSWS.org peut effectivement écrire à propos du président US: «His position could be summed up as: Capitalism has failed. Long live capitalism!» (Ou, mieux dit sous la forme monarchique: “Le capitalisme est mort, vive le capitalisme !”)
Cela renvoie à la question du protectionnisme versus le libre-échange. Comment présenter le libre-échange comme l’ange de vertu qui nous sauvera et le protectionnisme comme un artifice du diable qui peut nous précipiter dans une seconde Grande Dépression alors qu’un quart de siècle de libre-échange nous a conduits au bord d’une seconde Grande Dépression, voire même, aux dires de ces dirigeants, dans une situation pire que la Grande Dépression? Au plus la situation s’aggrave, au plus l’on nous dit: “la situation s’aggrave mais il ne faut surtout pas songer une seconde à s’en prendre à ce qui est nécessairement la cause de cette aggravation”. Cette contradiction sera de plus en plus lourde à porter, et rapidement parce que les choses vont vite.
Tous les dirigeants mentionnés ne sont pas sur la même ligne. On comprend pourquoi en considérant le système dont ils sont les comptables et qui les a formés. Le Français, bien sûr, est plus en avance, parce qu’il est d’un système qui a toujours gardé à l’égard de l’idéologie régnante une certaine méfiance, voire une méfiance certaine. Sarkozy a démarré fort dans la critique des causes de la crise mais il n’a pas jusqu’ici poursuivi dans cette voie. Même s’il fait du protectionnisme ici et là, comme d’autres d’ailleurs, il le fait en refusant la conscience claire et affirmée de la chose, et la mise en cause fondamentale qui résulterait de cette prise de conscience. Il a tort et il manque de finesse, – ce qui n’est pas pour nous étonner, Sarko étant un bon exécutant mais un médiocre maître à penser pour lui-même et le reste. Il aurait pourtant un excellent rôle à jouer en se plaçant en critique radical du système dans le cadre du système, à la fois en-dehors et en-dedans, correspondant au classique “entrisme” trotskiste pour le dirigeant d’un pays important et sans aucun doute singulier, mais qui ne détient pas toutes les clefs de la puissance: “Je suis dans le système et suis obligé d’en respecter encore certaines règles, mais je dénonce ce système comme pourri jusqu’à l’os, mauvais en soi, demandant non pas une réforme mais sa liquidation pour le remplacer par quelque chose d’autre”. Il n’en est pas encore à cette audace tactique, à ce double jeu pratiqué à ciel ouvert qui demande pour l’être une solide conviction de la justesse d’un tel jugement (“système pourri jusqu’à l’os”); en d’autres mots, il n’a sans doute pas encore ce jugement, se contentant de constater les immenses dégâts causés par le système sans oser conclure à ce propos.
Dit autrement, nous dirons que leur catastrophisme est une parfaite mesure de leur impuissance. Leur jeu est, consciemment ou pas, de refaire “FDR en 1933” sans avoir compris les circonstances précises de l’application du génie tactique du personnage. FDR avait eu en effet le coup de génie de laisser les événements développer cette rhétorique catastrophiste que nos excellences développent aujourd’hui, simplement par le fait de ce qui se passa aux USA entre novembre 1932 (son élection) et mars 1933 (son entrée en fonction), en se détachant complètement du gouvernement et de la politique de Hoover pendant cette transition de cinq mois. (Rappelons cette citation que nous avons déjà faite d’André Maurois, des Chantiers américains publié en septembre 1933: «Si vous aviez fait le voyage vers la fin de l'hiver (1932-33), vous auriez trouvé un peuple complètement désespéré. Pendant quelques semaines, l'Amérique a cru que la fin d'un système, d'une civilisation, était tout proche.») Ainsi FDR s’installa-t-il à la tête du gouvernement dans une ambiguïté propice: il n’avait pas condamné le système (les événements s’en étaient chargés) et il restait donc “un des leurs” (un représentant de l'“élite dirigeante”), dans le cadre des normes constitutionnelles, ce qui correspondait à son tempérament et à sa politique puisqu’il n’était pas un révolutionnaire; mais il pouvait taper à coups de marteau sur les restes du système comme s’il l’avait condamné, et donc emporter l’adhésion populaire. (On sait la suite de l’aventure: FDR, ce prince de l’ambiguïté, sauva le système tant bien que mal. Mais c’est une autre histoire et, surtout, une histoire d’un autre temps où le système pouvait encore faire illusion et sembler réparable. Ce n’est plus le cas.)
Mais on n’en peut rester là, sur le constat de leur impuissance, car il y a les événements qui courent. Comme la nature a horreur du vide, la politique abhorre l’impuissance. La proclamation de la catastrophe, si cela peut sembler faire preuve de lucidité et d’une perception réaliste, ne les exonère nullement d’une action conséquente. Au contraire, elle les place encore plus face à une exigence d’action, et bien entendu une action qui ait en elle quelque chose de décisif.
Les choses vont vite et leurs psychologies sont forcées d’évoluer vite, dans la même mesure. La faiblesse de leur raisonnement, partant de leur conviction, pèse sur l’efficacité de leurs interventions. Au plus la situation s’aggrave, au plus ces dirigeants, qui ont la responsabilité de la bataille mais se refusent à eux-mêmes les armes pour la mener, vont se trouver affaiblis pour la conduire. Il reste un “espoir” qu’il ne faut pas négliger. Nourris au lait suspect de l’idéologie unique du marché, ces dirigeants, qui prennent conscience de la gravité de la crise, peuvent très bien n’avoir pas encore réalisé l’identité du coupable, ou bien s’effrayer encore de cette audace d’en être proche. Ils seraient tout de même sur la voie de le faire, les événements aidant, ou plutôt les événements l’imposant avec la force de cette terrible crise, – l’un ou l’autre étant plus ou moins avancé sur cette voie. Il viendra alors un moment où la pression de la catastrophe se conjuguera avec la pleine conscience de la responsabilité et de l'identité du coupable (le système). Ce moment sera intéressant, avec les hypothèses qu’on connaît.
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