Ce Gulliver dérisoire

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Ce Gulliver dérisoire


26 décembre 2002 — L'absurdité de la situation stratégique créée par notre idéologie virtualiste de représentation d'un univers fabriqué est en train d'éclater avec l'affaire coréenne. L'univers fabriqué qui est menacé d'éclatement est celui de la toute-puissance militaire et stratégique des États-Unis, qui est le principal, voire le seul argument de maintien de l'hégémonie de ce pays, alors que par ailleurs son influence ne cesse de décroître. Deux faits enchaînés montrent cette absurdité :

• La Corée du Nord affirme qu'il existe aujourd'hui la possibilité d'un conflit nucléaire sur la péninsule coréenne.

• Des experts américains, y compris des chefs militaires, interrogés sur les capacités américaines dans cette situation, répondent que les États-Unis n'ont pas la capacité de conduire un deuxième conflit (contre la Corée du Nord), parallèlement à celui qu'ils devraient entreprendre contre l'Irak.

Concernant le premier, on notera que les Nord-Coréens, en modifiant complètement leur tactique (annonce de la relance de leur programme nucléaire, menace d'un conflit nucléaire), ne font qu'exploiter la situation gouvernée par une “stratégie” américaine marquée par l'inconscience, l'irresponsabilité et l'aveuglement, et expliquée par l'obsession hystérique de la concentration de tous les moyens contre l'Irak. Les Nord-Coréns, qui seraient moins épais qu'on ne croit, et dans tous les cas moins que les “stratéges” américains, semblent avoir deviné l'impuissance réelle de la puissance américaine, et ils profitent de l'attention portée à l'Irak pour s'affirmer d'une façon belliqueuse sur la péninsule coréenne.

Le second point est le plus extraordinaire mais il ne peut surprendre ceux qui acceptent de pense hors du conformisme de fer où est enfermée la pensée occidentale. Le 23 décembre, Rumsfeld, tout de même un peu inquiet par “les bruits de botte” nord-coréens, avait affirmé que les USA étaient capables de faire “deux guerres à la fois”, conformément à sa stratégie officielle.

[Déjà, dans l'énoncé, cette affirmation de Rumsfeld entérine un bon gros tour de passe-passe bureaucratique US. Il y a en effet une terminologie bureaucratique pour les capacités US. A l'origine de cette évaluation des capacités de guerre hors du nucléaires, dans les années 1950, les forces conventionnelles US étaient capables de faire “2 guerres ½”, — ce qui signifiait : deux guerres conventionnelles de haute intensité (semblables à la guerre du Pacifique et à la guerre en Europe de 1941-45) et une guerre de basse intensité, ou conflit régional. Cette capacité a évolué dans le sens de la dégradation, passant à deux guerres, puis une guerre et demi. Depuis les secrétaires à la défense Les Aspin et William Perry, on parle de la capacité de faire “deux guerres régionales” (deux ½ guerre, si l'on veut) à la fois. Aujourd'hui, Rumsfeld parle selon les termes suivants : « We are capable of fighting two major regional conflicts. We're capable of winning decisively in one and swiftly defeating in the case of the other. And let there be no doubt about it. » Entre temps, le concept de «  major regional conflict » est donc né, concept inventé pour “faire croire” à la persistance de capacités qui n'existent plus, à cause de la décadence de l'efficacité d'emploi des moyens. En 1990-91, il fallait déployer 600.000 hommes (dont 100.000 réservistes) pour la Guerre de Golfe, pour affronter une nation de 25 millions d'habitants, sans aide extérieure ; l'Amérique en a déployé moins à la fois pour affronter un ensemble de nations (Viet-nâm, Cambodge, Laos) de plus de 60 millions d'habitants, avec des aides extérieures très importantes (Chine et URSS). Dans les deux cas, il s'agit de “guerres régionales”, dont l'intensité est largement réduite avec l'Irak. Aujourd'hui, bien évidemment, les USA ne sont plus capables de conduire une guerre comme celle du Golfe du 1990-91 à moins de lancer une mobilisation très importante (les 250.000 hommes prévus dans le scénario d'intervention maximale comptent déjà 50.000 réservistes).]

Aujourd'hui, devant les pressions de l'événement, c'est-à-dire les déclarations nord-coréennes qui alimentent la crise sur la péninsule, les évaluations qui sont livrées commencent à démentir massivement et dramatiquement le propos de Rumsfeld (« We are capable of fighting two major regional conflicts. We're capable of winning decisively in one and swiftly defeating in the case of the other. »).


« “In all due respect to Rumsfeld, that was a very patriotic thing to say, said retired Army Col. Ken Allard, a military analyst. "But we do not have the means, the manpower or the strategy to actually do that. We simply lack sufficient ground forces, sufficient airlift, sufficient sea lift to do those things."

» Retired Rear Adm. Jeremy Taylor, a former attack pilot and carrier commander, said he believes the Bush administration, in reality, knows it cannot fight two major conventional wars simultaneously. That is why, he said, the White House recently issued a strategy statement threatening to use nuclear weapons to prevent attacks from enemies that use weapons of mass destruction. “We have a [two-war] strategy that is totally out of whack with the size of the force we have,” Adm. Taylor said. “For the secretary to say we can handle two regional conflicts is ludicrous to the point where the rascals of the world, our adversaries, don't believe us. We have lost our ability to deter war.”

(...)

» The United States is in the midst of a major military buildup in the Persian Gulf for what could well be an invasion this winter to oust Saddam from power. If North Korea attacks South Korea while the United States has troops invading Iraq, the Pentagon would be faced with a whirlwind of decisions. Some domestic units are designated for war in both the Pacific and Gulf theaters. Gen. Tommy Franks, who would direct an invasion of Iraq, might have to relinquish some of his requested 250,000 troops to block the North Korean advance.

» This could prolong the war against Iraq and increase U.S. casualties — something uniformed military officials warned about last year when Mr. Rumsfeld's aides toyed with the idea of cutting the active force even deeper. The argument of Mr. Rumsfeld's aides, in part, was that advancements in smart munitions during the past decade have reduced the requirement for land units.

» Pyongyang has picked this time to announce the resumption of its nuclear program as the United States is involved in a crisis in the Gulf to test Mr. Bush. One scenario is that Mr. Bush is forced to order air strikes on North Korea's nuclear facilities to prevent the quick assembly and use of nuclear weapons. North Korea, whose communist regime has brought famine to the country, may respond by invading South Korea.

» The White House says no military action is imminent against Pyong-yang. The administration is talking with Japan, China, Russia and South Korea about a diplomatic solution to the crisis. North Korea has more than 1 million troops stationed near or on the border with South Korea. The warning time for an attack is measured in hours, not days.

» The United States has a “trip wire” force of 37,000 troops in South Korea and another 60,000 sailors, Marines and airmen in the region. They, and the well-trained South Korean army, would need reinforcements almost immediately to protect Seoul from a massive artillery barrage and occupation. “In fact, the force in place is little more than an emergency 'stopper' that is supposed to hold until reinforcements arrive,” said a Navy officer. “But the forces in Japan, Okinawa and the United States are already too shallow and will be further reduced for Iraq. I see no way they could take the offensive and win even if they could hold.” »


Il s'agit bel et bien d'une impasse stratégique, déjà largement prévisible si l'on suit l'évolution courante des capacités US, considérées d'un point de vue technique et objectif et non pas selon les enluminures du discours politique. La dernière “alerte” à ce sujet remonte au printemps dernier, avec quelques généraux américains venant témoigner publiquement de la faiblesse de leurs forces.

Cette impasse est due à trois facteurs convergents:

• La réduction structurelle des forces depuis la fin de la Guerre froide, conséquence de budgets qui n'ont plus été soumis systématiquement à une augmentation automatique de 3 à 5% par an comme pendant les années 1979-89. Mais ce facteur budgétaire est un point mineur.

• La formidable augmentation des dépenses et des structures de soutien, tant du point de vue des acquisitions de systèmes nouveaux que du point de vue de l'entretien, de la logistique, etc. Aujourd'hui, l'Amérique est quasiment incapable de produire un nouvel avion de combat à moins de consentir un prix totalement surréaliste (les deux derniers avions de combat produits qui soient de conception nouvelle : $2,4 milliards pour un bombardier B-2, au moins $250 millions pour un chasseur F-22, s'il est produit).

• Le développement général d'un état d'esprit dit de “force protection” qui amène, d'une part à une planification exigeant des moyens disproportionnés par rapport aux buts à atteindre, qui amène d'autre part à consacrer, de façon structurelle, une part de plus en plus considérable des ressources à la protection des forces. (On se rappelle ce commentaire, sorti d'un article du New York Times du 24 mai : « ''We never sized ourselves to have to do high force-protection levels at home and overseas at the same time,'' said Gen. John Jumper, the Air Force chief of staff, who sent a two-star general to participate in the March war game. ''We're stretched very thin in security forces.'' » Another senior Pentagon official said the simulation revealed that such force protection ''strips combat power'' and that the drain on personnel had created ''a dangerous situation.'' ''There are tremendous numbers of additional people at the gates of our bases,'' this official added. ''The base commander ends up taxing his operational forces to do that. And if forces deploy from that base into active units overseas, you have to provide force protection over there and find somebody else back at home for those jobs. It's a double whammy." »)

Les Américains se trouvent devant une situation extrêmement délicate, qu'ils ne peuvent résoudre par le moyen classique de l'augmentation du budget (déjà en cours depuis deux ans), laquelle ne fait qu'alimenter les structures grossièrement gaspilleuses de capacités et de ressources. Les seules voies possibles pour restaurer leur puissance opérationnelle sont radicales :

• La réduction radicale des engagements fixes (Europe, Corée, Japon) pour disposer de nouvelles forces d'intervention. Cette possibilité est limitée, dans la mesure où ces forces sont déjà utilisées dans les cas extrêmes (en cas de guerre contre l'Irak, les forces US en Europe seront certainement redéployées pour la bataille en Irak). D'autre part, le coût politique est élevé en termes d'hégémonie.

• La solution radicale ultime est le rétablissement de la conscription, abolie en 1973. C'est une solution en général considérée comme un suicide politique, susceptible de déclencher de vastes mouvements de protestation dans le public américain.

En attendant, la situation de plus en plus évidente, avec la crise coréenne, de la faiblesse de la puissance américaine va contribuer à augmenter encore les poussées d'opposition extérieure à l'hégémonie US. Elle va contribuer à ridiculiser de plus en plus ouvertement le discours des Européens atlantistes, qui s'opposent au développement d'une force européenne sous l'argument que la protection américaine suffit, avec la simple question : quelle protection américaine ? Enfin, elle va accélérer le débat naissant aux USA avec des experts comme Wallerstein ou Kupchan, sur le déclin de la puissance américaine.