Ce qu’aurait du faire la France, selon Krauthammer

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Une fois de plus, l’occasion fait le larron. Après nous être saisi d’une intervention du commentateur néoconservateur Charles Krauthammer sur la subjectivité des perceptions du monde (notre F&C de ce 12 juin 2009), nous nous attachons à un exemple de sa capacité à développer une analyse sans se laisser aveugler par ses engagements politiques. Il s’agit du jugement que Krauthammer porta sur la position et les intentions de la France, lors de l’hiver 2002-2003, lorsque la France s’opposa à l’invasion de l’Irak par les USA.

Nous écrivons dans notre F&C:

L’analyse de Krauthammer «de la position française durant la fameuse période d’opposition de la France à la guerre en Irak ne manquait pas de subtilité. L’on irait jusqu’à dire que si certains dirigeants français y avaient prêté attention, s’ils avaient exploité cette opposition après les revers US selon la ligne que croyait deviner Krauthammer au lieu de faire amende honorable en demandant qu’on pardonne cet écart à la France, notamment en “regagnant la famille atlantiste” (réintégration de l’OTAN), ce pays aurait aujourd’hui une position évidemment bien meilleure qu’elle n’a, notamment en Europe.»

Nous nous référions à plusieurs articles publiés à l’époque par Krauthammer. Il y a notamment celui du 17 mars 2003, dans Time Magazine:

«…We Americans marvel at the polls showing how many people consider George W. Bush a greater danger to the world than Saddam Hussein. Yet the President of France himself flirts with this demonology when he tells TIME, “Any community with only one dominant power is always a dangerous one.” Translation: American power in and of itself is a global menace. “This is not about Saddam Hussein, and this is not even about regime change in Iraq or ... missiles or chemical weapons,” explains Pierre Lellouche, a conservative Parliament member and former foreign-policy adviser to Jacques Chirac. “It's about whether the United States is allowed to run world affairs.”

»Chirac does not imagine that he will create a military bloc to confront the U.S., as did the Soviet Union. What he is trying to establish is something only slightly less ambitious: an oppositional bloc, a restraining bloc, a French-led coalition of nations challenging the hegemony of American power and the legitimacy of American dominance.

»It was Charles de Gaulle who first charted this course. He tried to break away from the U.S. by, for example, ordering American troops out of France and withdrawing from the military structure of NATO. But during the cold war this was not realistic. The Soviet threat loomed. Today, with the Warsaw Pact dead, France can safely make its reach for grandeur.

»De Gaulle said he was motivated always by "a certain idea of France." Nostalgia for that exalted status, hunger for imperial gloire, is what animates French policy today. France does not expect to rival America but to tame it, restrain it, thwart it — and to accept the world's laurels for having led the way.

»Not only would this make France leader of the global opposition. It would also restore France to what it sees as its rightful place as leader of Europe. Which is why the great subplot in the Iraq drama is the fate of Tony Blair. Blair represents precisely the alternative vision — Churchillian vs. Gaullist — of accepting and working with American leadership in the world. Chirac's U.N. stand has caused Blair huge political difficulties at home, where much of his own Labour Party opposes him on Iraq. If Blair can be politically destroyed, France will have demonstrated to the world the price of going with America — and defying France. Other players — such as the East Europeans, whom Chirac has already rudely threatened for supporting the U.S.— will have to think twice when deciding whether to go with America or the French-led opposition.»

Conclusion: Krauthammer n’est pas du tout un imbécile, et il n’est pas sûr qu’on puisse en dire autant de la direction politique française, qui, en général, se crée des opportunités remarquables, notamment grâce à la puissance d’influence historique de la France, et s’avère incapable d’en tirer les avantages qui en découleraient naturellement.

Nous avons bien sûr vécu cette période et nous rappelons fort bien les analyses officieuses que faisaient les Français, au moment du déclenchement de la guerre en Irak, et aussitôt après. D’abord, il faut observer que bien peu, dans la bureaucratie de sécurité nationale française (affaires étrangères, défense), suivaient le ministre Villepin dans ses interventions à l’ONU, malgré l’extraordinaire soutien international qui s’était constitué derrière la France une fois que ce pays eut manifesté sa position (en octobre 2002). Ensuite, une fois l’intervention déclenchée, une atmosphère de sombre pessimisme, parfois même de panique, s’installa à Paris. On craignait le pire: quel sort terrible les USA allaient-ils faire subir à la France? Le président français avait fait demander aux services de la défense nationale un décompte des technologies de l’armement pour voir si la France dépendait des USA pour certaines d’entre elles, en cas d’embargo. En fait, rien de bien terrible ne se produisit, tandis qu’on commençait à assister, à partir de l’été 2003, à l’enlisement catastrophique des USA, au commencement du déclin de leur puissance militaire et de leur influence, – c’est-à-dire, au triomphe des thèses françaises concernant la politique US, non seulement sur le principe mais dans la pratique même.

Au contraire de l’évidence que nous suggérait Krauthammer, la France ne fit rien pour exploiter et capitaliser sérieusement son avantage. (Tout juste peut-on rappeler, pour nuancer à peine ce propos, quelques déclarations de Chirac sur le monde unipolaire devenant multipolaire.) Au lieu de proclamer qu’elle avait eu raison et d’inciter à des regroupements autour d’elle ou dans son parti, la France fit tout pour “rétablir” de bonnes relations avec les USA, – ce qui eût été louable si cette détérioration avait été vraiment dommageable; mais cela était si loin d’être évident qu’on peut même s’interroger sur l'emploi du terme “détérioration”. La France apparut finalement comme si elle présentait ses excuses pour son comportement en laissant croire qu’elle reconnaissait implicitement avoir eu tort. Elle gaspilla de façon indue et stupide tout le capital d’influence et d’autorité qu’elle s’était constituée durant la crise.

Nous ne sommes pas loin de penser qu’il y eut même, à cette occasion, la manifestation d’un des traits de l’esprit français consistant à “ne pas profiter” des faiblesses des autres; constatant l’enlisement et le désarroi US, il n’était “pas convenable” d’en profiter en en rajoutant sur la justesse de l’avertissement français du départ. Une autre façon de penser française, si l’on peut dire puisqu’il s’agit du puissant “parti de l’étranger” en France, croyait toujours à la toute-puissance US d’essence quasi-divine, comme elle y croit toujours, et ne voyait de toutes les façons d’autres attitude “convenable” que de lui manifester déférence, attachement et admiration. De toutes les façons, l’intelligence subtile des Français leur laissait penser que les USA avaient compris le tort où ils s’étaient mis, qu’ils avaient “compris la leçon”, qu’il était “inconvenant” d’en rajouter pour leur propre cause et qu’il était temps de se réconcilier avec nos “alliés de 200 ans”.

L’intelligence subtile des Français s’est toujours trompée à cet égard, notamment lorsqu’il s’agit des Anglo-Saxons, et des USA encore plus. L’attitude de la France après 2002-2003 a été perçue, – quand elle l’a été, ce qui n’est pas évident, – comme une marque de reconnaissance de sa propre faiblesse; la France avait compris “la leçon”, elle rentrait dans le rang comme c’est sa place naturelle dans le sillage de la puissance US. Ainsi chacun croit-il “donner une leçon” à l’autre. Quant aux USA, il n’y virent qu’une confirmation évidente de ce qu’ils continuent imperturbablement à croire, qu’ils sont à la fois la plus grande puissance et la puissance la plus morale de l’histoire, et que rien de cela ne changera jamais.

Aujourd’hui, la France réintègre l’OTAN (la “famille atlantiste” ou la “la famille occidentale”, c’est selon) et, de ce point de vue, les mêmes quiproquos vont perdurer si les Français ne font rien pour exiger des changements au sein de cette Organisation. Pour l’instant, on n’a rien vu venir. Leur tactique est aussi détestable que leur stratégie. Il semblerait donc que les Français, dans tous les cas les directions françaises, se satisfont d’être une part remarquable du peuple “le plus intelligent” de la terre; inutile de le prouver en développant une politique intelligente, cela n’est pas “convenable”.


Mis en ligne le 12 juin 2009 à 13H37