Ce qui se passe est extraordinaire

Faits et commentaires

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 577

Ce qui se passe est extraordinaire


11 juillet 2003 — A Londres, il apparaît que les pressions ne cessent de monter pour que la guerre contre l’Irak soit rétrospectivement déclarée comme une “guerre illégale”. Cela sonnerait le glas de la direction politique de Tony Blair, emporterait le Premier ministre et plongerait le Royaume-Uni dans une crise politique sans précédent. A Londres, désormais, une véritable “opposition légale” s’organise contre Blair, menée notamment par son ancien ministre Robin Cook.

Les langues se délient, les révélations s’accumulent, et pas par des sous-fifres ou des gens douteux, au contraire par des témoins-acteurs extrêmement respectables, — comme celle de Sir Rodric Braithwaite, la nuit dernière. L’avalanche est telle, l’imbroglio des accusations est si complexe, qu’on doit prendre garde de s’expliquer avec précaution pour s’y reconnaître et s'y retrouver, comme fait le Guardian :


«  A former head of Downing Street's in-house intelligence panel last night accused ministers of “overselling” the threat of global terrorism before the Iraq war by bombarding voters with repeated warnings of “imminent terrorist attacks on London” and Heathrow airport.

» The charge — made by Sir Rodric Braithwaite, former head of the joint intelligence committee (JIC), on Channel 4 News — is separate from the row over two intelligence dossiers which has led to deadlock between No 10 and the BBC over its claims that they were “sexed up”. »


Aux USA, la situation n’est pas encore si grave mais elle s’aggrave indiscutablement. On commence à discuter ouvertement le fait de savoir si GW “savait” la valeur très contestable de certaines “preuves”, dont celle du soi-disant achat d’uranium nigérien par Saddam. Il est indiscutable, aujourd’hui, et ceci comme conséquence de cela, que la perspective d’une défaite de GW aux élections de 2004, notamment à cause de cette vilaine polémique d’après-guerre, n’est plus une hypothèse farfelue. Des gens sérieux, et pas du tout adversaires de GW, comme Clyde Prestowitz, envisagent cette possibilité.

Au niveau de l'opinion publique, évidemment, cela suit. Lorsque le public n'a plus sa dose de montages hollywoodiens avec trompettes et patriotisme éclatant, mais au contraire le spectacle de l'incompétence, du désarroi, du mensonge si complètement systématique qu'il en devient façon d'être et façon de penser (i.e., définition du virtualisme), ledit public perd patience. Il laisse tomber ceux qu'il a adorés. Le bruit de la chute devient assourdissant ces jours-ci.


« According to a new survey of public opinion released on Wednesday, just 23 percent of Americans say that the military effort in Iraq is going very well, down from 61 percent in late April. Doubts about the occupation naturally feed into concerns about how the US got there.

» “If the American people conclude that American soldiers have died because the administration has lied, it will be extremely serious,” according to Joseph Cirincione, an arms control specialist at the Carnegie Endowment for International Peace. “American public opinion is clearly shifting on this issue.” He said that he didn't see how the Republicans and the administration could avert a major investigation. »


Voilà pour les péripéties. Maintenant, considérons l’affaire selon une perspective plus large, pour conclure qu’elle est véritablement extraordinaire. L’Irak est comme un “signe indien”, une sorte de malédiction des projets impériaux, non seulement américains mais anglo-saxons (tant Tony Blair a voulu imposer à son pays une implication totale dans les soi-disant projets impériaux américains). On assiste à ce phénomène extraordinaire de voir concentrés dans une affaire somme toute mineure par ses dimensions géopolitiques et géostratégiques (décidément, non, Saddam n’est pas Hitler, et l’Irak n’est pas l’Allemagne de 1939 !), tous les ingrédients d’une immense auto-déstabilisation de cette puissance anglo-saxonne. On note aussi la persistance extraordinaire de cette “malédiction” puisqu’elle agit depuis 1991-92 (chute de Bush-père, aux présidentielle de 1992, après sa victoire-éclair de février 1991), et que l’establishment anglo-saxon s’est avéré totalement incapable, pendant une décennie complète, de se détacher de sa fascination pour l’Irak et pour Saddam.

On ajoutera à ce spectacle général des points plus particuliers, tout autant extraordinaires, comme la longévité de Saddam, dans la clandestinité aujourd’hui comme dans ses palais enchaînés par l’embargo hier. Le sort de Saddam semble ainsi mesurer une sorte d’étrange impuissance de cette énorme puissance militaire qu’est l’Amérique, jusqu’à cette idée complètement farfelue, et qui est pourtant considérée avec sérieux, d’envisager la possibilité d’un retour au pouvoir dudit Saddam.

Cette auto-déstabilisation des deux puissances anglo-saxonnes doit se poursuivre, dans la mesure où tout, absolument tout dans ce dossier, depuis près de 15 ans, est un montage complet, fait de contre-vérités, de mensonges et d’aménagement des rares réalités conservées. La saga irakienne est aussi le champ d’action privilégié le plus extraordinaire pour le virtualisme, cette tendance irrésistible désormais à fabriquer une réalité à la place de la réalité. Tout étant montage, tout ce montage étant mis dans une cohérence globale, plus personne n’est exactement capable de dire où sont les mensonges, tandis que les enquêtes, les frustrations, conduisent de plus en plus d’acteurs à dénoncer la conduite des dirigeants, preuves (des vraies, celles-là) à l’appui.

Il est illusoire de penser que cet ébranlement, s’il se poursuit jusqu’à la mise en cause des pouvoirs en place, s’arrêtera à un simple changement de Premier ministre ou à une défaite présidentielle inattendue. C’est l’ébranlement d’un système et d’une vision du monde, il s’agit d’un phénomène négatif qui utilise négativement les mêmes capacités techniques qui permirent la mise en place de la puissance (le virtualisme, c’est-à-dire les capacités technologiques de communication, est aujourd’hui utilisé à plein et efficacement contre les principaux acteurs de cette pièce, dirigeants de la puissance ainsi contestée). Cet ébranlement entraînera des crises majeures dans le monde anglo-saxon, au coeur du centre des deux pouvoirs. Il est difficile d’apprécier quelles formes prendront ces crises parce qu’elles se placeront dans des conditions complètement inédites (celles du virtualisme). Elles seront d’autant plus difficiles à contenir. C’est à cette occasion qu’on mesurera la réalité de la puissance dont on nous rebat les oreilles depuis plus d’une décennie.