« Cela [nous] laisse sans voix... »

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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« Cela [nous] laisse sans voix... »

30 novembre 2023 (14H00) – Ce titre pourrait figurer dans une anthologie des péripéties que j’ai rencontrées dans ma carrière de journaliste, écrivaillon, commentateur, et surtout de ma préférence développée sur la fin pour le sarcasme à la fois attristé et furieux sur ce que “nous” sommes devenus. La phrase vient d’un tweetX de Trita Parsi, du Quincy Institute, passé le 22 novembre et repris dans le texte de Patrick Lawrence, ancien de l’ ‘International Herald Tribune’, publié dans ‘Consortium News’ (accès en traduction française sur le site lui-même,  repris par ‘Réseau Internnational’). Le titre de l’article de Lawrence du 28 novembre vaut pour l’anglais et le français, sans adaptations nécessaires : « Compromissions fatales »...

Et le tweetX de Farsi dit ceci, par traduction assurée par le réseau lui-même, que je me suis permis d’à peine modifier, – notamment le “nous” à la place du “je”, comprenez-vous, comme par une espèce de volonté désespérée de solidarité...

« Cela me [nous] laisse sans voix.

» Les gens de Biden craignaient qu’une pause dans les combats ne permette à davantage de journalistes d’entrer à Gaza et de couvrir le carnage… 

» “Et l'administration s'est inquiétée d'une conséquence involontaire de la pause : elle permettrait aux journalistes un accès plus large à Gaza et l'opportunité d'éclairer davantage la dévastation qui y règne et de retourner l'opinion publique vers Israël.” »

Le choix des mots est le bon ; le “s’est inquiétée” donne une connotation presque paternelle, – non, maternelle et quasiment transgenre, – comme si l’on s’inquiétait, le mot est là, aussi bien de la surprise horrifiée des journalistes, soudain placés devant des spectacles qu’il faut leur éviter de voir pour leur bon équilibre, – aussi bien pour leurs lecteurs, qui pourraient à leur tour, dans leur fragilité adolescente et évanescente, subir ce choc avec les traumatismes qui lui sont liés. Ces gens, – je veux dire les hordes de “communicants” qui veillent sur nos sympathiques dirigeants pour qu’ils ne pètent pas de travers, – travaillent vraiment pour notre bien-être et notre équilibre, comme l’on conseille à une personne sensible d’éviter le spectacle de l’empilement des corps étiques des suppliciés rassemblés à la sortie d’un camp de la mort récemment libéré.

Note de PhG-Bis : « Notez, c’est le cas de le dire, nos sensibilités communes, à PhG et à moi. On ne cite pour comparaison ou référence aucun nom de camp de la mort, ni de bombardement de masse type Dresde-Tokyo, ni aucune autre chose de cette sorte permettant une identification quelconque, une réalisation morbide, pour éviter l’“amalgame”, les souvenirs horribles, les parti-pris déplacés intervenant dans les débats si enrichissants et moralement admirables de notre époque... Nous sommes d’une autre époque »

Car ce qui est frappant dans l’attitude que dépeint le texte de Lawrence, c’est l’impression qu’il laisse d’une sorte d’“innocence zombifiée” quasiment fraternelle, chez ceux qui développent ces pratiques comme chez ceux qui les acceptent sans broncher, bureaucrates postmodernes et journalistes modernistes ayant dans la circonstance une sorte de pacte humaniste. Jamais censure ne fut faite avec autant d’apparat de simulacre, et acceptée avec autant de pureté d’âme, en fait comme s’il n’y avait rien, – certes, la pureté du Rien, garantie par la situation ontologique, puisqu’avec protection assurée de l’âme, puisqu’âme absente finalement. On censure dans le coton et en vous prenant par votre petite main pour bien suivre les flèches et n’écouter point les gros mots et les grimaces un peu grossières d’un être qui a souffert avant de mourir et de ne plus être sans savoir pourquoi.

C’est une étrange époque, mêlant l’abomination à visage découvert et presque innocent et l’insondable et incroyable naïveté. N’en est-ce pas une, de naïveté, de glisser cette observation telle que rapportée par Farsi et disponible dans toutes les bonnes conférences de presse ? Nous touchons là à un des aspects les plus étranges de l’étrange époque. On peut tout dire des monstruosités qu’on fait en garantissant sur fausses-factures que cela est dit dabs les meilleures intentions du monde. 

La situation que nous rapporte Lawrence, et qui nous est aussi insupportable qu’écrasante de bêtise, avec cette façon d’“intégrer” (“embedded”) les journalistes au sein d’une unité militaire avec toutes ses entreprises douteuses, donc d’en dépendre entièrement, si l’on veut de devenir le porte-parole de cette unité signant un article “indépendant” dans la “presse libre”, – cette situation est une pratique instituée comme un corset de fer en 2001-2003, avec l’Afghanistan puis l’Irak, après les premières expériences couronnées de succès de la première guerre du Golfe et de la guerre du Kosovo (autre forme d’“embedding”, cette fois dans le cercle rassemblé autour du porte-parole, ou ‘Spin Doctor’ à-la-Tony-Blair, lequel [le ‘Spin Doctor’] devient une sorte de conteur des mille et une nuits au-dessus de Belgrade). Elle n’a fait depuis que suivre, sous les regards effarés de ceux qui ont les yeux ouverts, son chemin qui est celui d’une censure totale, si “totale” que le mot “censure” n’existe plus. Le reste, comme par exemple les aventures de Zelenski au pays des miroirs, c’est la censure “totale” des journaux eux-mêmes par eux-mêmes, correspondant à la narrative du simulacre selon les instructions.

Tout cela est insupportable autant qu’écrasant de bêtise, mais ce n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau et ne cesse de se renouveler et de se renforcer, c’est l’extraordinaire, l’incroyable distance entre le simulacre auquel les approbateurs doivent se soumettre et la réalité que nous retrouvons nous-mêmes, – je parle des aventuriers de la vérité, – au gré de notre chasse aux vérités-de-situation. Et nous en trouvons, que diable, et de plus en plus, car l’insupportable multiplié par la bêtise laisse ainsi de plus en plus de traces et le fumet grandissant de sa remarquable puanteur. C’est la raison pour laquelle cette sorte de texte me met dans une fureur considérable et me ravit absolument, – en même temps :

... D’une part, il permet de considérer, – également avec presque une surprise attendrie car je suis un sentimental, – l’expansion continue du domaine de la connerie légale et intégrale, avec tout ce qui s’ensuit de vilenie, de fourberie, de perfidie avec imposture et hypocrisie, et les productions bouffes et grotesques qui en résultent ;

... D’autre part, il permet tout autant de considérer avec une égale attention que nous sommes toujours là, et même de plus en plus nombreux, à poursuivre notre guérilla, en dissidence, à la marge avec les marges qui prennent de plus en plus de place, dénonçant avec une alacrité roborative leurs montagnes de mensonges et la façon dont ils s’emmêlent les uns dans les autres.

Vous verrez, vous autres, à quoi sert notre armée des plumes de l’ombre, notre furieuse allégresse dans l’art superbe, sans nécessité de prétoire, de la mise en accusation des traîtres, des menteurs et des imbéciles. Nous n’avons pas très bonne réputation, nous autres, avec nos façons scandaleuses de ne pas “suivre le même chemin qu’eux”, de dévisser leurs clous pour n’avoir pas à marcher entre eux, de les regarder en oubliant de baisser les yeux, de jouer au volley-ball de mes années tendres entre doigt d’honneur et bras d’honneur... C’est notre honneur à nous de pouvoir vous saluer, vous autres nos lecteurs, – et chapeau bas s’il vous agrée, de vous voir grossir l’armée des ombres de nos interlocuteurs.

 PhG – Semper Phi

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Compromissions fatales

Il ne suffit plus de relier les journalistes au point de vue de l’armée dont ils rendent compte. Il semble que nous soyons en passe de faire des guerres – des guerres énormes, sanglantes et lourdes de conséquences – sans aucun témoin.

La pratique de l’“embedding” [l’“intégration” du journaliste], qui consiste à demander à des correspondants de faire des reportages dans des zones de guerre et de conflit en tant que membres d’une unité militaire donnée, m’a paru être un compromis répugnant avec le pouvoir, dès que les médias américains ont commencé à accepter cette pratique inacceptable. Il s’agit d’un effort non dissimulé pour contrôler ce que les correspondants voient et entendent, et donc ce qu’ils écrivent ou diffusent, et donc ce que penseront leurs lecteurs, auditeurs et téléspectateurs.

Il s’agit en somme d’une ruse. Les militaires du pouvoir en place ou au pouvoir font semblant de respecter la liberté légitime d’une presse indépendante, tandis que les correspondants et les rédacteurs en chef font semblant de fonctionner comme des correspondants courageux et des rédacteurs en chef soucieux de leurs principes.

Il n’y a ni respect, ni bravoure, ni principes là-dedans. L’intégration est une mascarade, une offense de la part de tous ceux qui y participent.

C’est un acte de dépouillement qui donne à ceux qui lisent ou regardent le travail des correspondants intégrés et l’illusion d’être informés alors qu’ils sont, la plupart du temps, maintenus dans l’ignorance de la guerre ou du conflit qu’ils sont pourtant désireux de comprendre.

Comme à bien d’autres égards, la barbarie israélienne en temps réel à Gaza a aggravé la relation entre les médias – les médias occidentaux, je veux dire – et les puissances dont ils sont censés rendre compte. Quant au public, il – nous – se retrouve dans une confusion totale, jusqu’à en perdre l’usage de notre langue.

La conséquence n’est pas le silence. C’est une cacophonie insensée dans un no man’s land étrange où rien ne peut être dit sans risque de représailles, de condamnation ou de bannissement. Le discours civil est plus ou moins exclu.

Il semble que nous ayons franchi une étape décisive dans le processus d’intégration. Il ne suffit plus de rattacher les correspondants à la perspective de l’armée dont ils rendent compte. Il semble que nous soyons sur le point de faire des guerres – des guerres énormes, sanglantes et lourdes de conséquences – sans témoins.

La semaine dernière, Politico a publié un long article sur l’argument du régime Biden selon lequel la “pause” actuelle dans l’impitoyable folie meurtrière d’Israël à Gaza et l’échange d’otages prouvent que les cliques politiques de Washington ont fait ce qu’il fallait. Il ne faut pas grand-chose à ces personnes dangereusement non qualifiées pour se raconter des histoires.

Mais la Maison-Blanche reste « profondément inquiète quant à la stratégie à long terme d’Israël, et de la tournure que pourrait prendre la prochaine phase de la guerre », a rapporté Politico. Puis ceci :

«Et l’administration s’est inquiétée d’une conséquence indésirable de la pause : qu’elle permette aux journalistes d’accéder plus largement à Gaza et de mettre davantage en lumière la dévastation qui s’y produit, et de retourner l’opinion publique contre Israël».

En clair, les gens de Biden s’inquiètent de ce à quoi va ressembler le massacre des Palestiniens une fois qu’il aura repris – les apparences n’étant pas tout à fait tout, mais presque. Mais si personne n’y est pour voir et rapporter la sauvagerie, personne n’aura à s’inquiéter de la forme que prendront ces massacres.

Trita Parsi, de l’Institut Quincy, a attiré mon attention sur cette citation, et je ne peux faire mieux que sa réaction : « Je reste sans voix ».

Je trouve intéressant qu’au moins certains collaborateurs du régime Biden semblent considérer les relations entre le pouvoir et les médias comme des relations antagonistes à l’ancienne. Et comme il serait bon que les entreprises de presse et de radiodiffusion envoient elles-mêmes leurs correspondants à Gaza, et rapportent ce qu’elles voient comme elles le voient.

Cela me semble parfaitement possible. La BBCAl Jazeera et plusieurs agences de presse – ReutersAssociated PressAgence France-Presse – figurent parmi les organismes d’information ayant des bureaux dans la ville de Gaza.

Mais le bilan à ce jour indique que la lâcheté et la soumission l’emporteront sur la bravoure et les principes susmentionnés. C’est ainsi que l’intégration des journalistes a commencé dans les années post-1975. La défaite au Viêt Nam a effrayé le Pentagone et les dirigeants politiques, qui ont reproché aux médias d’avoir dressé les Américains contre la guerre. Lors de la guerre du Golfe, d’août 1990 à février 1991, les médias américains ont adopté le principe de l’intégration des journalistes dans les forces armées (“embeddedness”).

Un journaliste nommé Brett Wilkins a publié un article bien documenté dans ‘Common Dreams’ un mois après les crimes de guerre des forces de défense israéliennes à Gaza. Dans «Les médias d’entreprise américains permettent aux Forces de défense israéliennes de contrôler “tout le matériel” des reporters engagés dans la bande de Gaza», Wilkins a présenté l’ensemble de la situation dégoûtante. Son idée maîtresse :

«Les grands médias américains ont accordé aux commandants militaires israéliens des droits de vérification avant publication pour «tous les documents et séquences» enregistrés par leurs correspondants intégrés aux Forces de défense israéliennes pendant l’invasion de Gaza, une condition préalable condamnée par les défenseurs de la liberté de la presse».

Wilkins poursuit en citant quelques-uns des noms – parmi lesquels CNN et NBC – qui se laissent aller à une telle bassesse. Et il cite l’incapable Fareed Zakaria qui offre l’excuse passe-partout pour ce manquement flagrant à l’éthique professionnelle. “« CNN a accepté ces conditions afin de fournir un aperçu partiel des opérations israéliennes dans la bande de Gaza », dit Zakaria.

Une deuxième fois, je restre sans voix.

Mais je décerne la palme à un photo-journaliste nommé Zach D. Roberts pour la synthèse la plus lapidaire de cette parodie quotidienne.

« Ce que CNN fait ici, c’est créer des séquences vidéo supplémentaires pour les Forces de défense israéliennes », explique Roberts. « Cela ne ressemble en rien à de l’information, et les employés de CNN qui y ont participé ne sont en rien des journalistes ».

Pour autant que je sache, il n’y a que peu ou pas d’exceptions à cette pratique condamnable. Le New York Times a envoyé deux correspondants et un photographe à l’hôpital Al-Shifa au début du mois, et a eu l’intégrité de reconnaître qu’ils étaient escortés par dees soldats de l’IDF, et de signaler qu’un trou dans le sol du diamètre d’une plaque d’égout ne ressemblait pas vraiment à un centre de commandement du Hamas.

Mais les « aperçus partiels », pour reprendre l’expression de Zakaria, sont un non-sens, et le Times aurait mieux fait de refuser le voyage, sauf aux conditions habituelles. Il me semble que c’est la seule façon pour la presse et les diffuseurs de récupérer la souveraineté professionnelle qu’ils ont laissée au placard dans les années qui ont suivi le Vietnam.

Une crédibilité dévastée

Depuis, nous avons assisté à une succession de ce que je considère comme des compromissions fatales. Ce type de comportement fait partie de ce qui a ruiné la crédibilité des médias occidentaux, laissant les lecteurs et les téléspectateurs dans l’ignorance. Aujourd’hui, nous en sommes réduits à faire de l’embedding une procédure standard et à envisager la possibilité que les correspondants ne puissent en aucun cas témoigner des conflits et des guerres.

Les journalistes étaient autrefois considérés comme les gardiens de la langue. C’est en écrivant et en rédigeant avec une attention rigoureuse à la clarté et à l’usage correct que la langue en tant que vecteur de sens était préservée et protégée.

Regardez le cirque qui nous entoure aujourd’hui. L’antisémitisme peut être interprété comme bon vous semble. Il en va de même pour l’antisionisme. Anti-Israël peut signifier antisémite, le Hamas peut être considéré comme une organisation terroriste, un génocide en temps réel peut être qualifié de légitime défense. Le Times nous invite, dans son édition de dimanche, à nous tordre les mains en cherchant « un axe moral dans cette ère guerrière ».

C’est une invitation à se noyer dans le flou et la confusion entretenue. J’attribue cela en partie – en grande partie – aux manquements de ceux qui rendent compte de ce que l’on appelle – à tort, un exemple parmi d’autres – la guerre entre Israël et Gaza.

J’ai regardé récemment un grand nombre de vidéos enregistrées à Gaza, et j’ai vu de nombreuses photos prises sur le terrain. Voici une vidéo de Gazaouis fuyant pour sauver leur vie, publiée deux semaines après les bombardements par Al Jazeera. Et ici quelques photos prises par Mohammed Zaanoun, un photographe palestinien, et publiées le 23 novembre par The New Humanitarian, fondé par les Nations unies au milieu des années 1990.

Ce type de documents, produits par des journalistes professionnels, divers types d’organisations non gouvernementales, des organismes de secours et autres, est facile d’accès. Quel changement de mentalité, quelle clarté dans la compréhension et les conclusions de tout un chacun si nos grands médias mettaient ce genre d’information à la disposition de tous.

Patrick Lawrence