Censure et corruption par le silence

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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 2019

Censure et corruption par le silence

17 septembre 2017 – Pourquoi, me suis-je demandé, ne pas au moins écouter ce Kevin Shipp, officier de la CIA de haute volée, lorsqu’il se présente à nous et nous détaille la structure et le fonctionnement du Deep State ? Son propos, dans tous les cas, mérite réflexion, y compris la réflexion critique dont nous l’avons honoré, nous-mêmes à dedefensa.org, en observant qu’il n’apportait aucune surprise majeure mais en ouvrant notre esprit aux observations qu’il fait.

Il reste en effet que cet homme de la CIA, signalé par des sources acceptables comme un homme placé à un haut niveau opérationnel, vient nous confirmer que le “concept” de Deep State est effectivement une réalité en état de fonctionnement opérationnel. Ses remarques entrent dans la dynamique de reconstitution de la réalité passant par la recherche de vérités-de-situation.

Continuant ma réflexion, je décomptais aussitôt comme point le plus remarquable de cette intervention de Kevin Shipp, le silence assourdissant qui l’a accompagné. La presseSystème ne va tout de même pas s’abaisser à publier un démenti. (“Malgré toutes nos recherches et enquêtes diligentées, nous confirmons l’inexistence complète de ce Deep State dont les complotistes font leurs gorges chaudes”.) Elle se contente du silence en retournant traîtreusement la symbolique de la tradition (“celui qui ne voit pas le Mal, celui qui n’entend pas le Mal, celui qui ne dit pas le Mal”) ; elle singe la sagesse des trois singes, Mizaru, Kikazuru  et Mirazuru, remplaçant par une inversion complète les signes de la réalité désintégrée qu’un enquêteur loyal et indépendant trouverait dans les vérités-de-situation.

C’est sur ce silence que je voudrais m’attarder, en me tournant vers un si grand ancêtre, – François-René de Chateaubriand, le défenseur acharné de la liberté de la presse. Il s’agit de cette presse dont nous autres, antiSystème aujourd’hui et d’aujourd’hui, recueillons la plus précieuse partie de l’héritage et dont lui-même, Chateaubriand, donnait cette définition fulgurante : « La presse est un élément jadis ignoré, une force autrefois inconnue, introduite maintenant dans le monde ; c’est la parole à l’état de foudre ; c’est l’électricité sociale»

Je veux en venir à cette autre citation extraite d’un article (De l’abolition de la censure) que Chateaubriand écrit en 1824, où il introduit un concept spécifique d’une extraordinaire puissance. Je pense que cette puissance va bien au-delà de ce qu’il imaginait parce qu’il n’avait et ne pouvait avoir aucune idée de l’importance qu’acquerrait plus tard, jusqu’à aujourd’hui, la presse et au-delà tout ce qui est contenu dans le domaine global de la communication. Le passage contenant ce concept est mis en gras, à la fin de la citation :

« Le gouvernement représentatif sans la liberté de la presse est le pire de tous : mieux vaudrait le divan de Constantinople. [...] Supposez, ce qui n’est pas impossible, qu’un ministre parvienne à corrompre les Chambres législatives ; ces deux énormes machines broieront tout dans leur mouvement, attirant sous leurs roues et vos enfants et vos fortunes. Et ne pensez pas qu’il faille un ministère de génie pour s’emparer ainsi des Chambres : il ne faut que le silence de la presse et la corruption que ce silence amène. »

Ce qui est remarquable dans cette citation, c’est la façon dont Chateaubriand a opéré, par rapport aux sens que nous donnons à ces deux mots, un élargissement décisif de l’événement qu’il décrit en substituant le mot “corruption” au mot “censure”. C’est en effet ceci qu’on aurait normalement été conduit à écrire si l’on avait négligé de pousser la réflexion : “Il ne faut que le silence de la presse et la censure que ce silence amène”. Au contraire, en employant le mot “corruption”, Chateaubriand résume brillamment toute l’ampleur de l’opération qu’est le silence de la presse : non seulement censure (suppression de l’information) mais corruption des Chambre parce que l’absence d’information conduit les Chambres à ignorer l’action fautive du gouvernement comme si on les avait achetées pour cela.

Car ce qu’il décrit par cet autre mot, c’est exactement ce que nous connaissons et subissons : le silence, ce même silence pris comme exemplaire symboliquement dans le cas de ce Kevin Shipp. Il est infiniment pire que la censure classique, bureaucratique, symbolisée notamment par ces mots et ces phrases barrées de noir dans un texte : le silence, c’est la censure par absence, par déni de l’être de celui qu’on veut censurer, par conséquent c’est effectivement une complète corruption de la psychologie et du caractère. Le Système (la presseSystème) en est réduit totalement et totalitairement au silence aujourd’hui, pour ne rien laisser paraître ni connaître des pressions de la réalité qu’il a pulvérisée pour son compte mais qui continue d’exister. Ainsi censure-t-il et corrompt-il par le silence ; mais le sel et l’ironie de la situation se trouvent dans l’identification des victimes de cette conduite honteuse.

Ce constat est bel et bon, et voici par conséquent ce que Chateaubriand nous suggère, par-delà et au-delà de son Outre-tombe : cette censure par le silence que le Système impose, finalement il se l’impose à lui-même puisque “sa” presseSystème est conduite à ignorer les informations sur la réalité, et donc productrice de la corruption pure de sa propre psychologie. En agissant de la sorte, par ce silence qui est une agression contre la réalité déjà pulvérisée mais dont pourtant la pression sur lui renaît sans cesse, le Système se corrompt lui-même et bien sûr dans ce qu’il a de plus vulnérable et et de plus fragile. Il retourne contre lui-même cette inversion de la “sagesse des trois singes” qu’il a utilisée pour accomplir sa tâche de la corruption de la Vérité.

(J’ai pensé depuis longtemps que la corruption par la psychologie est la pire de toutes, qu’elle dépasse de cent et mille coudées la corruption vénale. Malgré tout ce qu’on a pu lui reprocher, et l’on ne s’en est pas privé, un Talleyrand, dénoncé comme corrompu, a conservé tout au long de sa carrière une rectitude de caractère démontrant que sa psychologie n’avait jamais cédé à la corruption pour elle-même. Pour cette raison, il est homme de principe et l’un des meilleurs de l’Histoire dans sa partie, qui est la Grande Diplomatie et le maniement de l’argument principiel, notamment celui du principe de la souveraineté. Un homme qui a la psychologie corrompue, même s’il prétend à la vertu de Robespierre pour le reste, ne peut prétendre à l’argument irrésistible du principe.)

Plus que jamais, je me réjouis que nous vivions sous l’empire du mensonge, de leur Mensonge, – l’attaque 9/11 parfaitement identifiée comme Mensonge, – car, de cette façon, leur silence n’a pas prise sur nous car nous n’attendons rien d’eux qui ne soit mensonger. Le silence ne vide pas notre esprit pour exposer sa psychologie à sa corruption puisque notre esprit est averti qu’il vit dans un univers tout entier mensonger et qu'il ne doit donc rien exposer de sa psychologie. Entre Chateaubriand qui définit la corruption du silence et l’attaque 9/11 qui devient la référence universelle du Mensonge du Système, notre paradoxe est que nous sommes mieux protégés que les serviteurs du Système qui finissent par s’étourdir de leur propre silence et croire à leur propre mensonge.