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9117 avril 2003 — Il existe des phrases absolues, — des « paroles absolues » comme dit le philosophe allemand Peter Sloterdijk. Ainsi Sloterdijk cite-t-il, en exergue de son Si l’Europe s’éveille, qui date de 1994, et dans une interview au Nouvel Observateur qui date du 13 mars 2003, — on appréciera cette continuité de la citation — « une des deux ou trois paroles absolues du siècle », celle-ci qui est de Paul Valéry dans La crise de l’esprit, et qui nous dit ceci : « Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’Histoire est assez grand pour tout le monde »
Nous ignorons s’il faut tenir la phrase que nous citons ci-après (en fait, une citation de trois phrases) comme une « parole absolue », — mais cela ne nous paraît pas impossible, pour la crise, pour son explication, parce qu’elle effleure le drame de l’âme américaine, sa tragédie, ce qui explique l’inéluctabilité de sa chute. C’est avec une ironie sans joie qu’on relèvera que cette citation vient d’un officier du Foreign Service américain, diplomate du secrétariat d’État mais démissionnaire évidemment. Il s’agit de John Brady Kiesling, effectivement démissionnaire depuis le 7 mars (voir dans la rubrique F&C le texte de sa lettre de démission), dont Alternet.org nous donne la transcription de son interview du 13 mars. Enfin, voici la phrase citée, dans sa glorieuse simplicité, et jusqu’à la restriction de la fin qui fait bien l’essentiel, et qui répond peut-être à la question de savoir pourquoi l’Amérique, pourquoi l’administration GW, — pourquoi ont-ils voulu cette guerre contre l’Irak ?
« I could tell [...] with a very clear conscious that it's not about oil, it's not about business contracts. It is about America's feeling of security. But, I couldn't go beyond that to explain how invading Iraq will make us more secure. »
Ne peut-on rapprocher cette phrase de celle de Valéry, favorite de Sloterdijk ? Cela ne nous semble pas inapproprié. Ce que nous dit et nous suggère John Brady Kiesling, c’est (1) que la crise est américaine, (2) qu’elle est psychologique et qu’elle a à voir avec la psychologie américaine, et (3) qu’elle est, sans doute, insoluble. C’est alors que la phrase de Valéry prend une sinistre résonance.
La bataille irakienne a effectivement peu de chances d’apporter l’apaisement aux âmes fragiles de l’Amérique, comme la bataille de l’Afghanistan n’en apporta guère pas. Tout va se diluer dans les querelles épuisantes de l’après-guerre, épuisantes à Washington où se poursuit la bataille bureaucratique sans fin, épuisante à Bagdad où vont naître et se développer les querelles de palais, les incidents de rue, les affrontements de factions, où il va falloir tenter de comprendre ces incompréhensibles différents ethniques, religieux, où risque de se développer une intifada à l’échelle d’une nation, en connexion avec le reste de la région du Moyen-Orient.
A côté de cela va renaître la bataille générale de la poursuite de la guerre vers d’autres objectifs, vers d’autres États-objectifs ; elle est déjà dans tous les esprits, Rumsfeld l’a évoquée, et Powell dans un autre registre, et les néo-conservateurs s’emploient à souffler sur les flammes du brasier irakien en espérant qu’il s’étende. A nouveau, l’Amérique va se sentir fragile et menacée, selon l’argument qu’expose John Brady Kiesling, et furieuse à cause de cette fragilité. L’Amérique va se trouver à nouveau partagée entre la certitude de sa puissance et l’incertitude abyssale de son caractère.