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33803 octobre 2021 – Je rapporte ici quelques échanges accompagnés de réflexion sur les rapports de la gauche laïque-et-socialiste dans ses rapports avec le wokenisme. C’était hier soir dans l’émission ‘Il faut en parler’, essentiellement avec Mathieu Bock-Côté (avec Arthur de Watrigant, cofondateur de ‘L’Incorrect’), où l’on recevait Stephanie Roza, philosophe détachée au CNRS, laïque et socialiste (auteure : ‘La gauche contre les Lumières’, ‘L’histoire globale des socialismes, XIXe-XXe siècles’ [collectif]).
Cela se passait sur CNews, la chaîne nouvellement en vogue, largement à droite, c’est-à-dire pour moi hors des marais de la bienpensance et qui mérite bien son succès. Avec un petit peu de cervelle de mouton dans le chef du délateur, cela ferait bien de moi un “facho” comme disait récemment un lecteur, – que je laisse tout à fait à son libre-arbitre d’aller jouer avec cette poussière tandis que je me goberge d’un qualificatif aussi boueux et vieilli que le marais en question, au point qu’il pourrait figurer dans le Musée de l’Art Contemporain du Sans-Papier Vuitton-Arnault.
L’émission de CNews ‘Il faut en parler’ avait du rythme, essentiellement à cause de l’abattage et de la gouaille québécoise de Bock-Côté. J’ignore comment ni pourquoi, ni par quelle fortune du Ciel le québécois, un des rares accents dont je ne me lasse jamais, donne à la personne qui le pratique une ingénuité charmante et une spontanéité certaine, une réelle fraîcheur et presque une dynamique joie de vivre qui vous remet sur pied.
Stéphanie Roza (que je ne connaissais pas) était soumise à la question sur un thème que je crois très précis : les rapports de la ‘nouvelle gauche’ avec la gauche socialiste, ou comment la ‘gauche tradi’ accueille-t-elle et supporte-t-elle le wokeniste. J’aime bien ce genre de rencontre parce que Roza, si elle a un rang, une position à défendre (idéologiquement laïque mais sans excès), si elle fait partie des ‘sachant’ sans prétention médiatique, est aussi une scientifique qui a le goût du détail et de ce qu’elle croit être l’exactitude. Sa “langue de bois” est suffisamment discrète pour passer inaperçue, laissant la place à une franchise qui entend rechercher une vérité. Elle est “sérieuse” et républicaine mais pas ennuyeuse parce qu’elle débat sans parti-pris agressif.
Par conséquent, on découvre avec elle quelques éléments de franchise qui peuvent être utilisés pour rechercher une vérité-de-situation. Or, on explorait ce soir-là (hier, de 20H25 à 20H50) une situation politique qu’on a jusqu’ici très peu explorée sur le territoire de la franchise : le jugement de la ‘gauche tradi’ sur le wokenisme.
Voici donc quelques passages de la discussion sur le sujet, repris en verbatim transcrit au vol. Le premier est sur un sujet général où l’on apprend avec une surprise un peu stupéfaite mais finalement à l’image et dans la logique du temps-devenu-fou, que, finalement, le wokenisme et Zemmour ce n’est pas si différent dans la démarche, comme deux pendants aux deux extrêmes d’une même entreprise, et comme deux et deux font quatre
De Watrigant : Quelles différences faites-vous entre l’émancipation prônée par les Lumières et l’émancipation prônée par les Woke ?
Roza : ...Moi, je me demande s’il s’agit d’émancipation (chez les Woke)... C’est surtout beaucoup d’agitation sur la question identitaire ... Moi il me semble que l’identité, les identitaires, c’est une sorte de revendication qu’on retrouve à droite, chez les conservateurs... Je trouve qu’il y a un certain parallèle entre le discours de Zemmour et le discours des Woke, où finalement ils sont des espèces de symétriques et ils s’entr’alimentent en quelque sorte, hein... Moi, je ne vois pas d’émancipation là-dedans, en fait...
De Watrigant : Là vous reprenez le concept de ‘tenaille identitaire’... Est-ce que ce n’est pas dangereux de mettre sur le même plan... Un espèce d’universalisme révolutionnaire chez les Woke, qui veulent tout remettre en question ...[....]
Roza : Au contraire, si on prend les identitaires africains, musulmans, c’est plutôt une retour à une identité affirmée, fantasmée, en tous les cas des identités plutôt anciennes qu’un élan vers l’universalisme ... Moi c’est ce que je leur reproche au contraire...
Bock-Côté développe alors le thème d’une part de l’insécurité, d’autre part du comportement des classes populaires face à cette insécurité. On a pu en effet constater que ces classes populaires désertaient la gauche pour le populisme... De là, on passe au sujet qui englobe tout ce phénomène du wokenisme, sa définition réelle, sa portée, sa dangerosité, avec de Watrigant intervenant ensuite pour voir affirmé (par Roza) le caractère un brin paradoxalement “conservateur” du wokenisme...
Bock-Côté : ...Mais alors pourquoi les classes populaires vont-elles au populisme de droite ?
Roza : Je crois qu’il y a une grande confusion... Nous sommes dans une crise très profonde ... Face à cette crise, la gauche aurait besoin de parler d’une seule voix. [...]
Bock-Côté : ... Cette mouvance Woke, elle vous inquiète ? Lorsque Sandrine Rousseau dit qu’elle favorise ‘l’homme déconstruit’, est-ce que cela vous inquiète ou est ce que vous en riez ?
Roza : un peu les deux ... A la fois ça reste quelque chose de très minoritaire ...
Bock-Côté :Et dans l’université ?
Roza : Dans l’université c’est compliqué...
Bock-Côté : dans les médias ?
Roza : Dans l’université, dans les médias ... Ce que je veux dire ... Je ne crois pas que la civilisation va s’effondrer sous les coups des woke... Je pense par contre que c’est la gauche qu’il détruise, c’est avant tout la gauche qu’ils détruisent... Être féministe, c’est déconstruire un discours, déconstruire une idéologie, ce n’est pas déconstruire les gens... [...]
De Watrigant : Est-ce que les Woke, ce n’est pas l’individualisme poussé à ses limites... L’hyper-subjectivisme des Woke ne s’inscrit-il pas dans l’individualisme révolutionnaire poussé à son extrême ?...
Roza : Ce que j’ai voulu montrer dans ‘Contre les Lumières’, c’est que ces tentatives de faire exploser le discours idéologique et philosophique, elles viennent de philosophes des années 60 et 70, ceux de la French Theory qui, eux, puisent beaucoup dans Heidegger et dans Nietzsche, ils puisent en fait à des sources conservatrices ... Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Nietzsche c’est quelqu’un qui croient que la raison c’est l’arme des faibles, que les forts doivent écraser les faibles, qu’ils ne doivent surtout pas se laisser happer par un discours rationalistes... Ce n’est pas une idéologie qui vient de la gauche, c’est une idéologie destructrice... Ce sont des penseurs conservateurs qui sont passés chez Deleuze, Derrida, Foucault, et qui, à mon avis, viennent détruire nos fondements... Une autre chose qu’il faut dire c’est que l’idéologie Woke vient d’une idéologie ultra-libérale... L’individualisme poussé jusqu’à ses conséquences les plus absurdes ... Mais ça aussi ça ne vient pas du socialisme, ce sont des influences extérieures qui sont venues dans le socialisme...
Manifestement enchanté par cette “droitisation” inattendue des wokenistes, via Nietzsche (ce qui se discute, dirait Taguieff) et les déconstructeurs (ce qui se discute, etc.), Bock Côté entend taper sur le clou avec entrain et empathie, et sans hésiter un instant. Il semble que, face aux wokenistes, rien ne vaut qui ne soit de jugements complexes, inattendus, contradictoires, brouillant la ligne superbe et droite de nos illusions, qui ne soit maximaliste et sans la moindre faiblesse, qui ne soit tout de vertu de l’au-delà de l’hyper-gauchisme qu’entendent suivre les wokenistes.
Bock-Côté :...Est-ce qu’on peut dire que la nouvelle-gauche [wokeniste] poursuit par d’autres moyens la contre-révolution ?
Roza [un silence ; elle, circonspecte] : Qu’est-ce que vous appelez contre-révolution ?
Bock-Côté : Le refus des appartenances primaires, de l’universel, la poursuite des identités culturelles...
Roza : De fait, il y a une partie de ce discours qui vient rencontrer complètement une partie du discours des islamistes ... Quand [tel sociologue (nom inaudible) influent dans le monde anglo-saxon] critique les droits de l’homme, disant que c’est un impérialisme qui n’est valable que pour les Blancs, que ce n’est valable que pour les Blancs ...Il rencontre complètement les islamistes, qui ne veulent pas de droits de l’homme, mais il rencontre aussi les conservateurs ... Les ultra-conservateurs...
Bock-Côté : Vous sentez-vous plus proche d’un homme de droite qui défend la laïcité ou d’un Woke qui veut rompre avec elle ...
Roza : C’est difficile à dire, ça dépend du discours, Ce qui est certain... »
Je termine, en gros : “Ce qui est certain, c’est que oui et non, ça dépend, etc...”. D’une certaine façon, cette curieuse incertitude qu’on perçoit partout dans les réponse de Roza rejoint celles de Bock-Côté lorsqu’avant de recevoir Roza, il présente dans quelques envolées lyriques l’un des aspects du wokenisme (tous les aspects sont dans le même sac) à partir de la déclaration de l’écologiste Rousseau qui milite pour la “déconstruction” des hommes (Blancs, hétéro, etc.), comme l’est (déconstruit) son mari... De cet aspect (féminisme et néo-féminisme jusqu’à la déconstruction totale de l’homme, la modification radicale des rapports entre les sexes), Bock-Côté nous dit qu’il adore répéter cette phrase qu’il a concoctée, et qui est simplement admirable comme du Audiard :
« C’est la liquéfaction des sexes jusqu’à la flaque finale »
... Puis répondant à une question qui lui demande ce qu’on peut faire, ce qu’on doit faire devant cette étrange invasion :
« D’abord, il faut lire... Il faut lire les textes de ces gens parce qu’ils sont très sérieux... Deuxièmement, il faut rire, rire méchamment quand on nous propose ce destin d’homme déconstruit ... et leur dire que nous allons continuer à rire, à boire, à séduire... »
On comprend évidemment le climat et le ton, et le fond finalement, qui préside aux réflexions de Bock-Côté, et le chemin qu’il prend. Sa réaction nous convient : “il faut les lire” (pour savoir jusqu’où peut aller leur folie que personnellement je nomme ‘bêtise’) et “il faut en rire”, sans aucune réserve, et éventuellement en “rire méchamment”. Il s’agit bel et bien de bêtise, de la « bêtise prétentieuse, arrogante, sophistiquée » comme le dit Taguieff, de la bêtise avec pour mon compte son extrême capacité fascinatoire (« la magie de la bêtise », la bêtise me fascine) que le wokenisme semble avoir maîtrisé à merveille.
Mais cet aspect de la bêtise, du rire nécessaire, est absolument absent de la discussion avec Stéphanie Roza. Au contraire, ce que j’en ai perçu, c’est un embarras, une gêne, ou bien encore : “Comment se débarrasser du Woke sans avoir l’air de trop adopter l’argument du côté opposé [de la droite, pardi !]”. On va donc jusqu’à faire un parallèle assez frivole entre les conservateurs et Zemmour bien entendu, d’une part, et les wokenistes d’autre part, puisqu’ils ont en commun l’identité et/ou l’horreur de l’ universalisme. (Analogie exacte : Hitler respirait de l’oxygène, moi aussi, alors, – concluez...). On va faire de Nietzsche l’ancêtre du wokenisme (ce qui n’est d’ailleurs pas prendre de risque puisqu’il est l’ancêtre d’à peu près tout, Nietzsche), on va dire que la ‘French Theory’ est franchement conservatrice, puisqu’elle passe Nietzsche-Heidegger aux futurs wokenistes (mais on a déjà reconnu la vertu antimoderniste à l’insu de son plein gré de cette bande, puisque déconstructrice des structures du Système, puisque le Système domine tout, puisque ‘Delenda Est Systema’).
Bref, on ne sait plus que faire pour rester sérieux comme doit l’être tout progressiste conscient de sa tâche, devant l’irruption d’une canaille aussi complètement démente, et qui désoblige la gauche, qui la déshonore en la caricaturant horriblement, qui crée sa propre imposture en déployant son propre ridicule, qui achève une révolution dans la néantisation du Rien en poussant les thèses progressistes dans une parabole jusqu’à jusqu’à leur extrême. On comprend parfaitement l’embarras de Stéphanie Roza devant le virevoltant Bock-Côté qui joue sur le velours.
Quoi qu’il en soit, et pour en finir enfin, nous en venons à ce que je voudrais exprimer comme étant à mon sens une sorte de confirmation. Cette petite séquence, parmi bien d’autres, renforce de plus en plus dans mon esprit l’idée que le wokenisme et son Arche de Noé chargé de tous les projets de la folie du monde, ou du monde-devenu-folie dans les temps-devenus-fous, est une sorte de phare en berne nous annonçant la fin de la partie. Naviguant au milieu des sarcasmes de ceux qui s’affichent comme ses adversaires, des arguments secrètement hostiles de leurs proches qui pédalent avec tant d’ardeur pour montrer qu’ils n’en sont pas si proches, l’Arche du Wokenisme suit aveuglément le Système-fou qui encensent les fous par les forces les plus futiles de la communication, du divertissement à la publicité, de la mode aux pipoles, des dealers des quartiers perdus aux milliardaires de Silicon Quartier.
Sonnez, trompettes ! ... L’Arche du Wokenisme est bien cet ultime navire qui nous conduit au Grand Cimetière Marin sous la Lune, là où l’attend sa place du fond des eaux, et avec elle les innombrables débris de la néantisation du Système.
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