C'est la vie

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25 octobre 2002 — Nous nous arrêtons à un petit commentaire du journal britannique The Independent, un Leader comme les journalistes britanniques nomment cela : une sorte d'édito non signé, qui présente le point de vue du journal sur tel ou tel sujet, même le plus futile en apparence. Cela pourrait sembler le cas. Au contraire, et c'est pourquoi nous nous y arrêtons. Il nous semble qu'il y a derrière son apparence futilité et ce nième essai d'humour britannique un peu sarcastique lorsqu'il se fait aux dépens des Français toute la substance du drame britannique, — bien plus que de la “tragédie” française dont il prétend traiter. Nous en apprenons plus sur l'auteur que sur le sujet qu'il traite.

Voici ce texte du 22 octobre, dont le titre est : « The French mentality » (nous aurions préféré : « C'est la vie. »). Nous le citons en entier ; il est fort bref et, d'autre part, il est nécessaire de le lire en entier, pour mieux en saisir la substance et surtout mieux en sentir le ton, et ainsi mieux comprendre notre commentaire :


« This may be difficult to believe, but the French are having better sex than ever (although with fewer affairs). They are also better fed, better educated, taller (what would Napoleon say?) and healthier than ever before. How do we know? Because of the e-publication of a new edition of "Francoscopie", an apparently infallible guide to the state of la France complied by the sociologist Gérard Mermet.

» And yet there is a riddle in Monsieur Mermet's work. Why, if they are so sexually and culinarily fulfiled, even by their own high standards, are the French, as a whole, in the words of Mr Mermet, so “ill at ease, dissatisfied, and frustrated”? Anxiety about the future is at record levels. It is almost as if they sense the triumph of globalisation and the destruction of so much of the French way of life just at the moment when they were enjoying it most. C'est la vie. »


The Independent est un journal libéral, nettement pro-européen, dont les positions sur les crises en cours (l'Irak, par exemple) sont bien plus proches des positions et de la diplomatie français que de celles du Premier Ministre Tony Blair. Cela nous autorise à écarter les effets des tensions courantes, médiatiques et démagogiques, nécessairement éphémères. Nous sommes, entre les lignes, dans le fondamental. En d'autres mots, la culture et la “race” parlent (par pitié, qu'on prenne le mot “race” pour ce qu'il faut, et non pour ce qu'en font les idéologues de service : un ensemble de caractères, acquis, transmis et appris, qui caractérisent une communauté forte, identifiable, très spécifique, et c'est la britannique pour ce qui nous occupe).

Le commentaire concerne un texte paru dans la même édition de The Independent, de John Lichfield, correspondant à Paris : « France has never had it so good, or been so miserable ». Passons sur l'aspect ironie-sarcasme qu'affectionnent les Britanniques lorsqu'il s'agit des Français, qui affleure ici et là. Ce n'est pas grave, c'est la tradition. Quant à l'objet du forfait, il s'agit d'un livre du sociologue Gérard Mermet, Francoscopie, qui nous dit deux chose :

• les Français n'ont jamais affirmé tant jouir de la vie, ce qui serait paraît-il l'“art de vivre” français ; (ajoutons une réserve : faire de la description hédoniste des plaisirs français actuels une quintessence de l'“art de vivre”, cela laisse à penser et cela se discute ; mais passons, après avoir noté que l'Anglais de The Independent qui a écrit le petit édito, lui, nous parle bien de l'“art de vivre” français, et que c'est de cela que nous parlons) ;

• les Français n'ont jamais été aussi anxieux, désorientés et inquiets de l'avenir.

Pourquoi ?, s'interroge The Independent. Et la réponse n'est pas sotte, elle n'est pas polémique ni agressivement sarcastique (elle aurait pu l'être), elle est même judicieuse, elle est même absolument juste, et même puissante et lucide : « Anxiety about the future is at record levels. It is almost as if they sense the triumph of globalisation and the destruction of so much of the French way of life just at the moment when they were enjoying it most. C'est la vie. »

Ce qui nous chagrine, c'est que cette puissance et cette lucidité que nous croyons distinguer dans l'état d'esprit de l'auteur du billet sont utilisées pour une conclusion implicite qui reflète bien plus la crise anglaise que la crise française (ou la version anglaise de la crise bien plus que la version française de la crise). Cet état d'esprit nous paraît parfaitement rendu par l'emploi de l'expression française « C'est la vie », que les Anglo-Saxons emploient couramment (pensez au “tube” de Sonny & Cher dans les années 1960 : «Sing c'est la vie »), qui est employé en général par eux dans le sens d'un fatalisme passif alors qu'elle illustrerait plutôt, du côté français, le pessimisme réaliste de l'esprit français qui ne s'interdit ni la révolte ni l'espoir sans illusion. « C'est la vie », pour les Anglais, c'est plutôt : “c'est comme ça, on n'y peut rien” ; pour les Français, c'est plutôt : “voilà, c'est fait, pas de surprise, passons à la suite”.

Du côté des Français, ce que nous dit la Francoscopie n'est pas, ni pour nous surprendre, ni pour nous déplaire. Même si les Français ne se comprennent pas eux-mêmes (ils n'ont plus de grands hommes d'État ni de grands écrivains pour les “interpréter”), leurs réactions nous parlent : pour ce peuple dont les racines sont à la fois celtes et latines, dont l'enseignement est catholique, le pessimisme est une façon d'être. La jouissance immédiate, l'hédonisme fixé à l'heure qui passe, ne peuvent en aucun cas ne pas susciter l'angoisse du lendemain et du jour d'après. Selon les consignes, les Français “positivent” mais leur passé, leurs traditions, leur expérience de l'histoire leur soufflent que cette attitude est une imposture totale et sans le moindre appel possible. D'où leur angoisse, qui est signe qu'il leur reste un peu de santé.

Par ailleurs, les mêmes Français ont souvent marqué leur inquiétude à l'égard de la globalisation, qui est le nom chic, type-Davos, pour “barbarie en marche”. C'est le moins qu'ils puissent faire. Par conséquent, jusqu'ici, rien à redire, ni à l'analyse du sociologue Mermet.

Ce qui nous arrête, plutôt, c'est le ton du billet de The Independent, où nous distinguons le sarcasme habituel à l'égard des Français nuancé d'une certaine tendresse, que nous voyons terminé par une analyse juste et par une conclusion détestable. En quelques mots, The Independent>D> nous dit que les Français craignent de perdre leur “art de vivre” à cause de la globalisation, qu'ils n'ont pas tort de craindre cela, et que, tant pis, « c'est la vie ».

Ce qui nous chagrine (suite) par conséquent, c'est ce fatalisme passif où n'affleure aucune indignation, aucune volonté de réagir, devant ce qui est perçu comme la destruction de quelque chose que les Britanniques apprécient eux-mêmes à un point peu ordinaire pour quelque chose de non-anglais. Ce n'est pas pour rien qu'un million de Britanniques passent chaque année leurs vacances en France, qu'un TGV (technologie française) a été mis en ligne directe entre Londres et Avignon, que les Britanniques achètent leur résidence secondaire dans le Bordelais et en Provence, que tant d'ingénieurs britanniques travaillant à Toulouse (Airbus) préfèrent rester à Toulouse, à manger du cassoulet et observer sans fin les confins pyrénéens au loin, plutôt que rentrer au Royaume Uni, une fois leur retraite atteinte ; ce n'est pas pour rien, c'est parce que l'“art de vivre” français touche également les Britanniques, que ce n'est pas une futilité hédonique ni un vice national, que c'est au contraire une part fondamentale de la civilisation européenne (nous insistons sur le qualificatif).

Il y a une grande peine à sentir qu'en quelques mots, en fait en trois mots empruntés au peuple-cousin d'Europe, et chargés à cette occasion du fatalisme et du nihilisme des grandes abdications historiques, on nous dit que, tant pis, cela aussi, cette part essentielle de notre civilisation, devra être sacrifiée aux saloperies qu'on sait, qui vont du McDo aux bénéfices illégaux de Enron et tout le reste du cortège de notre-barbarie postmoderne. Pour quelle autre raison sinon celle de l'acquiescement à l'entraînement de la barbarie, sinon celle d'abandonner tout espoir de résistance ? Aucune, absolument aucune. Nous avons peur parfois de penser qu'il est peut-être temps de pleurer les vertus perdues du grand peuple anglais. Si c'est le cas, elles nous manqueront.