C’est nous (“US”) et le chaos

Faits et commentaires

   Forum

Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 1026

C’est nous (“US”) et le chaos


11 août 2007 — Un de nos lecteurs, “Miquet”, que nous remercions, nous signale sur le Forum du 9 août la deuxième partie d’une longue analyse d’“Axel Brot” (en fait : “nom de plume pour un ancien analyste et officier du renseignement allemand”, — et certaines précisions circonstanciées confirment cette identification).

Cet énorme travail d’“Axel Brot” est en fait un véritable essai mis en ligne sur le site Atimes.com (trois parties les

8 août, 9 août et 10 août, — nous parlons ici essentiellement de la deuxième partie, du 9 août — et l’ensemble comptant autour de 115.000 signes). Ce travail mérite notre attention essentiellement pour un des passages de cette deuxième partie du 9 août.

Si l’on s’en réfère à l’identification des fonctions de l’auteur, la partie qui nous intéresse dans cette longue analyse apparaît comme un effort d’analyse majeur venu d’un auteur lié à la bureaucratie de sécurité nationale d’un pays de l’Ouest européen traditionnel concernant le seul sujet de fond qui importe aujourd’hui. La personnalité de l’auteur écarte la tonalité polémique habituelle, et les soupçons de “manque de sérieux” qui s’y rattachent. Dans notre temps historique en réalité si simpliste et si complètement marqué par l’extrême radicalisation des perspectives, ce “seul sujet de fond qui importe aujourd’hui” est ce que nous désignerions comme “la folie de l’Ouest” — c’est-à-dire la folie de la civilisation occidentale suscitée dans une mesure importante, voire essentielle, voire exclusive, par la “folie centrale” du système de l’américanisme.

Pour cette raison, nous reprenons le passage qui nous semble essentiel de cette analyse (doublant sa présence sur le Forum mais il est bon de faire figurer ce passage dans plusieurs rubriques de dedefensa.org). Il concerne effectivement l’état d’esprit, ou plutôt l’état de la psychologie de l’establishment américaniste. Il concerne en tous points ce que nous percevons de cette situation, caractérisée par l’image historique classique de l’expédition Cortez en Amérique au XVIème siècle: ils ont “brûlé leurs vaisseaux” derrière eux… Ils en sont en train de “détruire les ponts“ qui les relient encore à ce qu’il leur reste de raison («They are already competing in burning the bridges to a somewhat more patient approach…»). “Axel Brot” se concentre sur le cas allemand, en cours d’infection juge-t-il par la folie américaniste, mais nous pensons que le centre de tout est bien cette folie américaniste. L’auteur s'y attache ici, en ouverture du deuxième volet de son essai.

«Broken machinery

»The American political class seems to have drawn all the wrong conclusions from the end of the Cold War and the breakup of the Soviet Union. Its leisurely stroll towards permanent global hegemony just did not happen. Thus, frustration and the craving for revenge have become main drivers of US policies. The events of September 11 focused their common dysfunctionality, but they are not its root cause.

»It is from this vantage point that arises the resigned and poignant expectation that the US will permit neither a stable Russia nor a non-cataclysmic accommodation of China's rise. American politics now have just enough flexibility to negotiate the short-term priorities of whom to put under the pressure of regime-changing demands; but the system is rigged not to reward persuasion or accommodation but toward increasing confrontation, deadline diplomacy, and grandstanding on principles that carry the load of broken credibility.

»Notwithstanding the worthy efforts of the Iraq Study Group or the Princeton Project on National Security to get some means-to-ends rationality back into US policies, politics are impaired by the lack of discipline and prudence that come with the reinforcement of the imperial mind-set of official Washington by the media and think tanks.

»Unfortunately, this mind-set is not only the defining attribute of the present administration but of both parties — and abundantly so, of the serious contenders for the next US presidency. They are already competing in burning the bridges to a somewhat more patient approach to imperial policies while berating the present administration for its weakness. Different combinations of bombing Iran, breaking Hezbollah, confronting the Russians, sanctioning the Chinese, squeezing the Saudis and Pakistanis, pressuring the Indians into a subordinate relationship, installing an “accountable” dictatorship in Iraq (and/or taking it apart), are on the menu of the main candidates — plus unfettering US “soft power” and hitching the allies more effectively to whatever load is to be pulled.

»It is therefore all too easy to see in the current travails of global diplomacy efforts to adapt to the implicit American choice of “either the US or chaos”. But the lessons are not only Iraq and Afghanistan, but the failed attempts of Serbia (1999), Iran (2003) and Syria (ongoing), to bow to US/Western demands while keeping a measure of independence and dignity. In fact, looking at the last 16 years or so, at the fate of the former Soviet Union in the 1990s, of the former Yugoslavia, and of Iraq or Afghanistan, they may come to the conclusion that they have nothing to lose even in a military confrontation.

»And since the march of empire is tuned to the racial — alias “civilizational” — superiority (of the “Anglosphere”), non-Western elites may interpret this choice as “the US and chaos”. If it is their ambition just to loot their countries and then to set-up shop in one of the Western tax-sheltered playgrounds or to turn into sharecroppers of their countries´ resources, the choice is a good one. If they are at all attentive, reasonably patriotic, and have a measure of pride, they cannot but resist it.

»It is, in the last analysis, also a question of self-esteem and a sense of historical accountability. Can elites in their right mind bear to be the butt of a sardonic witticism like the one going around among Anglo-Saxon officials, targeting the Saudi combination of immense corruption and paying immense protection money: the Saudis “prefer to suffocate on their knees instead of dying on their feet”.

»But contempt and the lust for chaos (“creative destruction”) have become the coin of the realm. They are heated by fantasies of a global caste society where “The Shield of Achilles”, “Imperial Grunts”, “Left Behind”, and “The Diamond Age” are busy cross-pollinating the imperial imagination. One might add that a Pentagon (Office for Net Assessment) study of the consequences of climate change provides a window into the darkest, survivalist corner of this mind-set and implies, in addition, an answer to the questions “who is the West?” and “who is superfluous?”

»The return with a vengeance of the “covert operations approach” to US international policies, therefore, has much more to do with this sinister self-fictionalization than with the nature of threats or the simple availability of the instruments. While for most periods of the Cold War, concerns about exposure, blowback, and provoking war with the Soviets kept it somewhat under control, it has slipped the leash. Everyone who can has gone into business. It is not only the White House that is exceedingly liberal in its use of privateers, frequently retreaded intelligence and military officials who should have been disposed of out of harm's way…»

Résumons par quelques points :

• Le système US est bloqué dans une position, involontaire et irrésistible parce que dépendante d’une psychologie frustrée et malade («Thus, frustration and the craving for revenge have become main drivers of US policies»), qui se ramène à la situation du “aucun retour en arrière n’est possible”. C’est effectivement la stratégie “à la Cortez” qui brûlait ses vaisseaux pour écarter toute tentation de retour en arrière, mais transcrite en une psychologie. Ils brûlent leurs vaisseaux parce qu’ils ne savent plus comment les manier, comment “retourner en arrière” vers la raison. Le cas est psychiatrique plus que stratégique. En principe, Cortez savait ce qu’il faisait, — eux, pas.

• Le programme qui en découle est simple : non pas “The US or the chaos” comme on aimerait faire croire mais bien “The US AND the chaos”, — ou mieux dit encore : “The chaos BECAUSE the US”. (Traduisons pour cette fois : “le chaos A CAUSE des USA”.)

• Cette psychologie infectée touche absolument tout l’establishment washingtonien, donc tous les candidats pour novembre 2008 (sauf peut-être un Ron Paul?). Nous n’avons rien à espérer avec le départ de Bush. Par sa puissance et sa perception totalitaire, cette infection de la psychologie, cet enchaînement psychologique au totalitarisme du système empêche toute vision à long terme («American politics now have just enough flexibility to negotiate the short-term priorities»), par conséquent toute mesure contre les conséquences et les fondements de cette folie. Aucun nouveau président issu du système et psychologiquement infecté par lui ne pourra rien y changer; d’ailleurs, puisque le mal est psychologique, il ne songera pas à le faire.

• Tous les aspects structurels et comportementaux sont touchés : les politiques, les mouvements de personnels, les intérêts bureaucratiques, les connexions entre les pouvoirs politiques, le monde économique, le monde illégal, la corruption, les familles d’intérêt ou de proximité, etc., — tout cela est absolument affecté par ce mouvement belliciste et déstructurant. C’est toute une société politique de puissance qui est enchaînée à un effort dont même les ralliements obtenus provoquent des violences suppémentaires («… but the system is rigged not to reward persuasion or accommodation but toward increasing confrontation, deadline diplomacy, and grandstanding on principles that carry the load of broken credibility»).

• Les perspectives sont implicitement décrites comme apocalyptiques, notamment si l’on considère ce que l’appareil de prévision du système prédit des conséquences de la crise climatique au niveau de la sécurité. La porte est ouverte à des politiques d’extermination et/ou des politiques suicidaires. Il n’y a rien d’étonnant : les perspectives ne peuvent être qu’apocalyptiques car la vision est réduite à la survivance du système, — avec un mélange extraordinaire et extraordinairement explosif de sophistication (société à prétention d’être très avancée et capable d’un contrôle très étendue) et de primarité (vision paranoïaque de survivance). La question essentielle revient toujours à la psychologie : s’agit-il d’une vision basée sur des faits objectifs ou bien d’une vision d’une psychologie malade basée sur des faits provoqués par cette même psychologie malade? La différence entre les deux questions ne nous évitera pas nécessairement l’apocalypse (terme pris dans un sens symbolique plus que factuel) mais influera sans aucun doute sur la forme et la chronologie de cette apocalypse. En d’autres termes : l’apocalypse aura-t-elle lieu d’abord dans le reste du monde ou d’abord à Washington D.C.?

Pour compléter un des aspects essentiels de cette analyse, qui est la constante de la politique destructrice des USA au-delà de GW Bush, qui est selon nous l’apport principal de ces textes, nous ajouterons un passage d’une chronique du 10 août d’un journaliste connu comme étant un relais direct de l’américanisme dans les pages du Times. Il s'agit de Gerard Bake et l'extrait concerne le futur président des USA (et déjà cité par nous par ailleurs). Dit en des termes plus diplomatique que ceux de “Brot”, il dit pourtant la même chose :

«The Democratic contenders for the presidency — whether it is Barack Obama promising to invade Pakistan if he deems it necessary to win the War on Terror, or Hillary Clinton trying to sound like General Patton over Iran and other potential threats — have figured out that Americans may want a different president but they still don’t want to outsource foreign policy to the United Nations or the European Union.

»Winning plaudits from the Labour Left and the Brussels bureaucracy by sniffing noisily at Bush foreign policy is easy politics but not a substitute for serious decision-making. We have already seen with the unfolding disaster in Basra, where Britain has for largely domestic political reasons opted out of a difficult military mission, that such decisions lead to disastrous foreign policy in practice.»

L’impasse de l’analyse rationnelle des actes et des effets des actes d’une psychologie malade

D’abord, il est important de constater qu’un ancien fonctionnaire ou fonctionnaire en poste mais anonyme puisse songer à publier une telle analyse, et qu’il en soit venu, dans la position où il se trouverait (au sein de la bureaucratie du renseignement) à une telle analyse de l’état des lieux et surtout des psychologies à Washington D.C. L’analyse n’est pas pour nous surprendre puisqu'elle est nôtre depuis un temps assez long.

Mais cette analyse est justement le travail d’un analyste. Même si l’objet de la description est une affection extrême de ce qui se rapproche à grands pas d’une folie suicidaire, le jugement a tendance à déduire de l’acte de cette quasi-folie suicidaire et complètement irrationnelle des comportements et des effets rationnels qui donnent une image à notre sens complètement théorique et artificielle de la situation prospective. C’est un travers classique de l’analyse du renseignement et de l’incapacité de l’esprit des experts occidentaux de comprendre la nouvelles forme de conflit à laquelle ils sont confrontés. Ils continuent à raisonner en termes géopolitiques d’espaces conquis, contrôlés ou occupés, et nullement en termes psychopolitiques.

Par exemple, les présences US (et occidentales) en Irak et en Afghanistan sont perçues comme des positions stratégiques importantes, sinon des “succès” par conséquent. De même, les affirmations sur la mission des armées occidentales de se lancer dans des guerres approchant les guerres d’extermination qui vont naturellement réduire l’“adversaire” (?) n’ont aucun sens. Les guerres en cours sont moins des guerres de tueries que des guerres de désordre ; moins des actes de destruction de l’ennemi que des actes de déstructuration de tout le théâtre, affectant également et ô combien les armées occidentales, la psychologie occidentale et les intérêts occidentaux. Elles démontrent plus des incapacités que des capacités. L’armée US est totalement incapable d’imposer en Irak le contrôle que les Allemands exercèrent sur la Pologne entre septembre 1939 et juin 1944, et qu’ils perdirent à cause de l’Armée Rouge. Les Américains n’ont jamais assuré le moindre contrôle de l’Irak, sans qu’il soit nécessaire de leur opposer une Armée Rouge. L’Irak est pour eux un abcès de fixation dont l’infection les ronge alors que la Pologne était pour l’Allemagne une base d’attaque contre l’URSS.

Il y a dans ces analyses l’habituel cloisonnement affectant le jugement des analystes, comme il affecte les structures des services de renseignement, — et sans doute en est-il le double intellectuel :

• Cloisonnement entre les actes de politique extérieure et la situation de politique intérieure de ceux qui dirigent cette politique extérieure. Croit-on qu’on pourra supporter longtemps la contradiction entre les deux dans un système si complètement caractérisé par les communications, la circulation de l’information et le discrédit de l’information “officielle”? Si “Brot” présente sans pour l’instant en tirer de conclusion spécifique le cas allemand (establishment évoluant vers la mentalité US de “guerre sans fin” contre opinion publique de plus en plus anti-américaniste et anti-belliciste bien plus que pacifiste), on peut d’ores et déjà observer le cas britannique où la situation intérieure a déjà conduit le nouveau Premier ministre à incurver sa politique d’une façon qui est perçue par les USA comme de plus en plus antagoniste de la politique US.

• Cloisonnement entre les actes de cette politique extérieure et les effets de ces actes sur la situation de la politique extérieure dans son ensemble. Dans le premier cas émerge une image d’une puissance omniprésente et installant partout le désordre à son avantage (?), dans le deuxième une image d’une puissance ayant effectivement entrepris des aventures militaristes partout et se désintégrant, se déstructurant elle-même en un état de désordre à cause des effets de ces aventures. Cette déstructuration touche même la chaîne de commandement qui nous semble pourtant si rigide. Le cas de l’U.S. Navy manoeuvrant, au propre et au figuré, pour empêcher une attaque contre l’Iran est sans aucun doute un cas éclairant a contrario.

• Cloisonnement entre les actes de cette politique extérieure et la psychologie des dirigeants de cette politique. C’est peut-être l’aspect le plus erroné de ce type d’analyse. Après nous avoir exposé (fort justement) une psychologie américaniste totalement bloquée dans une perspective schizophrénique née d’événements psychiatriques évidents («Thus, frustration and the craving for revenge have become main drivers of US policies»), on en tire les effets d’une grande politique de déstabilisation mondiale parfaitement coordonnée et entraînant les autres establishment. Comment ne pas prendre en compte les effets destructeurs de l’évolution de la psychologie américaniste dont on diagnostique la maladie sur la politique dont elle est devenue la prisonnière? N’a-t-on toujours pas compris que la défaite allemande dans la Deuxième Guerre mondiale, au travers de diverses erreurs stratégiques majeures, est d’abord la défaite d’une psychologie malade avant d’être une défaite militaire, la première entraînant inexorablement la seconde?

Notre analyse est qu’il est temps de se concentrer sur la source de tous les maux : la psychologie malade du système de l’américanisme. Le reste, les conséquences de cette psychologie malade, relève de la boule de cristal opaque de la voyante elle-même schizophrène. Comment peut-on prévoir rationnellement les actes et les effets des actes d’un fou? On ne parvient qu’à une seule certitude: on a choisi, avec la prévision rationnelle, la seule voie prévisionniste qui ne se réalisera pas. Constater, après avoir énoncé les nombreuses simili-“victoires” se transformant en crises larvées insolubles des USA depuis 16 ans que les dirigeants US «peuvent en venir à la conclusion qu’ils n’ont plus rien à perdre même dans la confrontation militaire», ne laisse guère prévoir des succès qu’on peut rationnellement détailler selon une prospective d’expert. Il s’agit d’un cas psychiatrique de spasme désespéré d’affirmation d’une puissance partout tenue en échec par rapport aux ambitions qu’on y a mises.