Cet étrange 4 juillet 2006

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Cet étrange 4 juillet 2006


5 juillet 2006 — C’est un temps où l’on peut écrire (hier, à propos des relations spéciales USA-UK) : « There has probably never been a time when America was held in such low esteem on this side of the Atlantic. » Et où l’on peut écrire encore, à propos de l’Amérique qui fête son 4 juillet mythique: «  Not since the Civil War has America been more divided politically. »

La deuxième citation est de l’auteur George Lakoff, d’un article qu’il a publié dans le Boston Globe et qui est repris par l’International Herald Tribune, ce 4 juillet. Les deux sentiments se correspondent pour conduire à observer que ce temps étrange est celui des menaces irréversibles de rupture, et que ces menaces concernent ce qui nous paraissait immuablement le plus solide et le plus assuré : les USA, que ce soit dans ses liens extérieurs (avec UK) et dans sa texture intérieure.

C’est ce dernier point qui fut, étrangement, le point de ralliement de ce non moins étrange 4 juillet. Comme si la fête nationale qui prend comme date celle de la proclamation de l’Union sur des thèmes modernistes fondamentaux, cette Déclaration d’Indépendance du 4 juillet 1776 étant présentée comme l’ouverture politique de l’époque moderne, — comme si cette fête avait célébré hier la désunion et le fracassement du rêve moderniste présenté au monde il y a 230 ans.

Ce même 4 juillet, on trouve par exemple :

• Une chronique de Gerald Baker, correspondant du Times de Londres aux USA, retour d’un séminaire à Aspen d’où il nous rapporte l’intervention de Juan Enriquez.

« My favourite session was one that should make all Americans sit up and and think as they celebrate another July 4th. Juan Enriquez, a bioscientist-turned-general-thinker, presented the argument of his book, The Untied States of America. His thesis is that, all over the world nations that we assumed would last for ever have been breaking up — from the former Soviet Union and the Balkans in Europe to former colonies in Africa and Asia. He notes that other countries — from Canada to the Czech Republic to Spain to Mexico — might be headed the same way. And he wonders why we should all believe the US will really be different. It's not just growing Hispanic separatism he cites but the status of Native Americans and the sort of growing economic and social disparities that increasingly characterise the country.

» He overstates the case, of course. But it's certainly a useful jolt to the natural tendency to assume that what has been always will be. And in one of those fabulous statistics you really wish you'd uncovered yourself he points out that no president in American history has been born and buried under the same flag. The current stretch of almost 50 years without adding states is the longest in US history. Who's to say that the next change won't be fewer stars on the flag rather than more? »

• Juan Enriquez connaît un grand succès depuis la parution de son livre, “Untied United States”, en novembre 2005. Oscar Arias, ancien président du Costa Rica et Prix Nobel, en a fait ce commentaire: « Juan Enriquez delves into the social gaps caused by ethnic discrimination and inequality of wealth, highlighting the unspoken fissures that sooner or later could threaten the unity of the United States or Mexico. »

• Deux articles paraissent le même jour dans l’International Herald Tribune, avec des titres si proches qui n’ont pas besoin de longues explications : “Disunited States of America”, de John Tierney et Divided America: Reclaim the meaning of ‘freedom’, de John Lakoff (déjà cité). Quelques mots de Lakoff, à partir de la citation déjà faite :

« Not since the Civil War has America been more divided politically. The Civil War was fought over the question of what freedom in America was to be. The issue was in the open for all to see: human slavery, the bluntest effrontery to the idea of freedom.

» The culture war today is once more about the question of what freedom is to be in America. But it is subtler. No slaves. Instead, “detainees” in Guantánamo, held without due process; more than a million young African-Americans in prison, many held for nonviolent or victimless crimes; torture in Abu Ghraib and at secret destinations in Egypt and Syria; government spying on ordinary citizens.

» No slaves. Instead, illegal immigrants who want to come here to do back-breaking work for low pay and few rights. Remarkably, all this is in the name of “freedom.” It is a right-wing conservative conception of freedom and it flies in the face of the freedoms declared by the Founding Fathers and expanded upon since. »

Pendant ce temps, l’Histoire continue

La parution simultanée de ces divers commentaires, réflexions, etc., n’est pas due au hasard. La remarque vaut d’autant plus lorsqu’il s’agit de la célébration du 4 juillet, de l’Independence Day, dont on connaît la puissance symbolique aux USA. Par ailleurs, le ton est remarquable. Nous sommes loin des diatribes, des invectives, de la bataille que nous avons connue ces dernières années. Il y a une certaine sensation d’irrémédiable dans ces analyses qui renvoient plutôt à la raison et à la froideur des faits qu’à la fièvre de la bataille partisane.

Que se passe-t-il ? En un sens, la bataille est finie. L’Irak est un désastre achevé, dont plus personne de sérieux ne discute ni la réalité, ni l’ampleur. L’administration GW, après trois années d’ivresse, a amorcé des concessions, — ou ce qu’elle nomme des concessions. Elle a soi-disant répudié l’unilatéralisme et a, toujours soi-disant, “tendu la main” à l’Europe. Il y en a (les Européens, Solana en tête, les Français, etc.) pour vous dire qu’il n’y a plus de problème majeur entre l’Amérique et l’Europe. Cette fable finit pas créer un climat au niveau des directions occidentales et transatlantiques et ils finissent par prendre leurs théories pour argent comptant. Ils croient, avec zèle et soulagement, que les choses sont redevenues “normales”, que les excès de la première période GW Bush sont terminés.

Bien entendu, c’est à la fois une illusion considérable et une inconséquence complète. Rien n’est plus “normal” et rien n’est plus comme avant. On s’en aperçoit ici ou , quand on consulte les opinions publiques, c’est-à-dire ce qui compte en réalité et dans la réalité. Justement, on trouve avec ce point l’amorce du constat qu’on veut faire ici.

La situation intra-occidentale est présentée comme apaisée. La situation politicienne interne à Washington, elle aussi, est présentée comme apaisée. Il faut goûter l’ahurissement de l’excellent William Pfaff, revenant d’un séminaire italo-américain à Venise, à propos de la formidable “complaisance” qui s’est emparée de l’establishment washingtonien, — comme si cet establishment voulait écarter jusqu’au souvenir de ce cauchemar dont il décrète qu’il est fini…. « I found my conversations in Venice intensely interesting, disturbing, and unbelievable », dit Pfaff.

« The impression I gained from the Washingtonians I spoke with was that the policy community considers the Iraq affair “over”: the neo-conservatives are discredited, and the romantic ideology of universal liberation and a Middle East groaning to be freed from tyrants by American military interventions, no longer is taken seriously.

» The president still claims that world liberation is American policy, which was the introductory theme of this year’s edition of the administration’s National Strategy Statement, but I was told that the administration must say this, although most Democrats and Republicans are agreed that the only remaining problem is to find a way to get out.

» That the Iraq invasion was a mistake now is acknowledged by everyone serious in the foreign policy community. Possibly it was even the worst mistake in American history, one American speaker suggested – but America now must put it behind, and think new thoughts.

(...)

» The elites of the two parties are now united again in wanting a painless way to leave Iraq, with sufficient political stabilization of that country to allow American forces to slip away quietly (as from Vietnam in 1973). They even seem to think this will be possible. And in two years a new president will be elected, and all the unpleasantness since 2001 can go down the American memory-hole. »

Répétons la rengaine : la bataille politique est finie, qu’il s’agisse de l’Irak ou du reste. Cette conclusion synthétise ce qui précède et doit être aussitôt complétée, — cela va sans dire mais disons-le cela ira encore mieux, — par l’observation qu’il s’agit d’une conclusion virtualiste qui n’a aucun rapport avec la réalité. Celle-ci, que ce soit au niveau des opinions publiques européennes (division avec les USA) ou au cœur de l’Amérique elle-même, entre ceux que l’on nomme “les rouges” et les “bleus”, les États bushistes et les États anti-bushistes sur la carte électorale, cette réalité-là montre des blessures et des cassures irrémédiables. L’aveuglement dérisoire des élites qui croient avec empressement à ce qu’on leur fait dire n’y changera rien. La confrontation de cet aveuglement et de la complaisance qui en résulte avec la réalité prépare des lendemains qui nous étonneront.

Ainsi interprétons-nous les divers signes que nous avons rassemblés pour caractériser cet étrange et fantomatique 4 juillet, — signes effectivement de l’irrémédiable, de quelque chose qui ne pourrait plus être arrêté, — et d’ailleurs plus personne ne se préoccupe de l’arrêter. La passion est retombée, on en décompte les effets. Voici donc les signes divers des irrémédiables fractures courant jusqu’à la rupture et jusqu’à la séparation. Le constat vaut ici pour les Etats-Unis eux-mêmes, comme il valait hier pour les relations USA-UK. La “folie-Bush” a mis à jour des tensions cachées et les a exacerbées, et les ruptures qui en résultent ne seront plus comblées. Les coupables et les complices préfèrent s’en laver les mains et laisser filer. Attitude connue.

Eh bien, c’est mieux ainsi. L’Histoire se nourrit de la réalité du monde et ce sont elles, — l’Histoire et la réalité du monde, — qui nous intéressent. Le spectacle continue.