Cet Ouest-là qui est l’anarchie du monde n’est plus le nôtre

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Cet Ouest-là qui est l’anarchie du monde n’est plus le nôtre


17 juillet 2007 — Il y eut une vogue des scénarii apocalyptiques à partir du début des années 1990, concernant ces zones et pays de “non-droit” qui allaient éclater en autant d’horribles pandémies d’anarchie chaotique. Le plus fameux de ces écrits est l’article (février 1992, dans Atlantic monthly) devenu livre de Robert D. Kaplan, The Coming Anarchy. (Plus tard, ce livre publié en 1997 devint un des livres de chevet de GW Bush.) L’argument était que les causes et les fautifs de ces terribles troubles à venir étaient les peuples de l’En-Dehors, Etats-voyous ou dans tous les cas “incorrects”, les non-démocrates, les non-Etats, les “sauvages” (parfois, on glisserait subrepticement les Méditerranéens, voire les Européens du Sud, non?). Certains événements épouvantables semblèrent confirmer ces prévisions (le Rwanda, l’ex-Yougoslavie, la Somalie).

Aujourd’hui, que valent ces arguments lorsqu’ils sont éclairés par la perspective historique? Qu’est-ce que c’est que leur désordre comparé à celui que nous causons? Et leurs désordres eux-mêmes ne sont-ils pas la descendance directe et grotesque, voir la conséquence monstrueuse souvent immédiate de nos exigences, de nos conceptions, de nos pressions interventionnistes, de nos vices grimés en vertus?

Les nouvelles s’accumulent et elles sont effrayantes. Il y a certes l’Irak, dont le désordre créé par l’Occident gagne le centre de l’Occident lui-même. Il y a l’Afghanistan, où l’on craint la défaite et l’extension de la défaite au Pakistan et à tout cet “arc de crise” dont nous ne cessons d’attiser l’incendie. De nombreux autres points de troubles sont également l’occasion d’interventions occidentales, le plus souvent peu ou mal coordonnées, souvent avec des arrière-pensées politiques qui conduisent les uns et les autres à soutenir des factions opposées et, par conséquent, à attiser les désordres plus qu’à les contenir.

Ces comportements et ces politiques s’appuient sur des moyens et des points d’appui considérables, essentiellement américanistes. Les conceptions philosophiques, voire théologiques, sous-tendant ces comportements et ces politiques, sont largement documentées. Encore une fois, les américanistes s’y taillent la part du monde (pardon : du lion), même chez les plus modernes et les moins novateurs, comme Thomas P. M. Barnett du U.S. Naval War College (selon Joseph R. Stromberg : «a sort of Midwestern Oswald Spengler, keen to throw Destiny’s dice […] whose program is revealed in his book, “The Pentagon’s New Map: War and Peace in the Twenty-First Century”»).

Les Européens sont tentés de suivre cette voie, même s’ils le font, sauf exception et dans d’autres cadres de l’UE, d’une façon notoirement moins violente que ne font les Américains. Une source à la Commission européenne, met en évidence «l’importance de Robert Cooper, dans son poste d’adjoint de Solana au Secrétariat Général de l’UE, qui tient un rôle d’inspirateur et de doctrinaire de l’interventionnisme néo-colonial pour répandre, éventuellement par les armes, les conceptions de la modernité supposées apporter une stabilité progressiste et libérale à l’En-Dehors de la civilisation.» (Cooper fut un proche de Blair. Sa position au Secrétariat Général lui permet de faire perdurer l’esprit de croisé de l’ancien Premier ministre.)

Pour autant, on ne prendra pas cette orientation européenne pour un choix ni une volonté très solides. D’ailleurs, il n’y a ni choix ni volonté. On suit le modèle “en vogue”, c’est-à-dire le modèle américaniste, sans trop s’interroger. C’est une situation similaire à celle du “modèle libéral” unanimement suivi par l’Europe ; il a suffi que quelqu’un (Sarkozy) mette les pieds dans le plat pour qu’on découvre que le “modèle libéral” n’a jamais été vraiment choisi, que l’unanimité est loin de se faire sur lui, qu’il peut être très rapidement mis en minorité. La solidité de la “doctrine Cooper”, héritée de la fièvre blairiste des années de croisade, est à mesurer à cette aune. Si l’on en discute un jour sérieusement, elle se retrouvera aussitôt minoritaire.

Le constat qui attend Brown et Sarko

Nos habituels exercices de repentance sur le colonialisme de l’affreux “bon vieux temps”, — “le temps béni des colonies”, — sont d’une nécessité suspecte si on les met en perspective. Le colonialisme du XIXème siècle, avec ses défauts divers, ses tares, ses fautes, ses crimes, toutes choses qui n’ont nul besoin d’être documentées ici tant on s’en charge ailleurs, apparaît singulièrement différent à la lumière de l’exercice de déstabilisation massive, de fragmentation, d’annihilation des cultures, de broyage des identités que représente l’interventionnisme actuel de l’Ouest, — essentiellement anglo-saxon, répétons-le et ne cessons pas de le répéter. Ce néo-colonialisme tue directement (pas mal, — près du million de morts en Irak depuis 2003), mais aussi et surtout indirectement, en “organisant” cette déstructuration qui détruit toutes les cultures, les mœurs et les comportements qui ne sont pas occidentalistes, — par conséquent, qui détruit le corps social plus sûrement que ne le fit le communisme et nourrit l’anarchie que nous dénonçons alors dans un exercice d’une rare hypocrisie intellectuelle.

L’intérêt (!) de l’Irak et de l’Afghanistan est que ces conflits très médiatisés, très documentés, fixent d’une façon spectaculaire aujourd’hui l’impasse de la politique de l’Ouest, et aussi le besoin qui commence à poindre d’en déterminer les responsabilités devant l’immense anarchie à la fois sanglante et rétrograde que suscite cette politique. Ils désignent le rôle majeur de l’Occident anglo-saxon dans le désordre et l’anarchie qui s’étendent dans le monde. Ils permettent d’appeler un chat un chat. Ils identifient les responsabilités. Même si la chose n’est pas proclamée, elle est dans tous les esprits. Surtout, elle mine les psychologies ; pour une fois, une parole de GW Bush (voir notre Bloc-Notes d’hier) mérite quelques réflexions, voire une méditation : «You know, [the Americans are] tired of the war. There is a war fatigue in America. It's affecting our psychology.» Sans le vouloir, bien sûr, le président US nous en dit beaucoup sur l’état de l’Américain. Sentiment habituel d’inculpabilité mis de côté, ce que ressent inconsciemment la psychologie américaniste c’est le poids d’une entreprise absurde, sanglante et complètement destructrice jusqu’au nihilisme.

D’autre part, il faut prêter attention à cette note de Steve C. Clemons que nous avons également rapportée dans notre Bloc-Notes (le 14 juillet). Clemons nous rapporte le sentiment de la tiède et prudente Allemagne, très comme il faut dans le sens du pro-atlantisme lorsqu’il y a des interlocuteurs US, et qui, pourtant, proclame sans barguigner que l’Amérique est en déclin plus ou moins accéléré et doit abandonner tout espoir d’hégémonie. Chemin faisant dans le raisonnement, les Allemands regrettent que l’Europe n’ait pas pris la place de l’Amérique. Et pour cause! L’Europe n’existe pas si ce n’est pour alimenter un interventionnisme à-la-Cooper, copie carbone, en un peu plus chic, de l’interventionnisme américaniste. L’Europe n’existe pas mais le sentiment s’y développe que l’heure de l’Amérique a passé et que la façon dont cette heure passe est dévastatrice pour le reste. Le sentiment s’y développe qu’il faut trouver une alternative à l’hégémonie américaniste.

Notre modèle est plus radical encore.

Il nous reste à nous tourner vers ceux qui, en Europe justement, sont en pleine évolution, — en Europe, parce que seules quelques nations d’Europe ont l’instinct, le sens historique et la puissance pour envisager un rôle nouveau. Il s’agit bien entendu de la France et du Royaume-Uni qui sont, chacun, dans une phase de changement de pouvoir dont le processus et la forme impliquent, c’est selon, un changement d’orientation, un changement de rythme, un changement d’ambition. Ces deux nouveaux pouvoirs se trouvent ainsi placés devant leurs propres exigences, qu’ils ne se sont pas fixées à eux-mêmes mais dont ils ont permis l’installation, — à la fois par démagogie, à la fois par nécessité de fond.

• Gordon Brown est pris dans une nécessité de changement de ses relations avec les USA, imposée par le maximalisme devenu insupportable du régime précédent (Blair). On doute que Brown agisse par un anti-américanisme qu’il ignore évidemment, même s’il paraît largement moins pro-américaniste que son prédécesseur. Il agit et évolue sous la contrainte d’une situation radicalisée, de deux façons : au Royaume-Uni, où sa base électorale et sa base de soutien dans le parti travailliste exigent effectivement un distanciement des USA pour mieux rencontrer les intérêts britanniques ; dans les relations transatlantiques et aux USA où le soupçon général que toute allégeance aux USA qui ne soit pas du type blairiste est une trahison conduit à une critique radicale de l’évolution la plus modérée. Ces pressions radicales pourraient conduire, par réaction antithétique, à une radicalisation du mouvement au départ modéré entrepris par Brown.

• Du côté de Sarkozy et de la France, les premières actions entreprises au niveau européen ont marqué une réaffirmation française, une réaffirmation de la nation et une affirmation hostile au modèle anglo-saxon libéral. Cette évolution implique une orientation anti-systémique (contre le système à dominance US) qui est pour l’instant complètement ignorée et écartée, et dans tous les cas dissimulée. Elle se manifestera à un moment ou l’autre, à l’occasion d’une crise ou l’autre. (Par exemple, lors d’une crise avec la Russie à propos de telle ou telle question, ou d’une crise à l’OTAN à propos de l’Afghanistan ; où leurs positions naturelles pourraient mettre la France et les USA dans les camps opposés.) C’est à ce moment qu’on verra l’importance de l’impulsion que Sarkozy est capable de donner à sa politique et surtout l’audace qu’il peut y mettre. En d’autres mots : le dynamisme de Sarkozy devrait le conduire à un moment ou l’autre en position de confrontation avec les USA. C’est là que devront être prises les décisions fondamentales d’affrontement avec les USA. Il n’est certainement pas évident que ces décisions seront prises mais il faut observer que la politique même de Sarkozy l’emprisonne de plus en plus dans une alternative redoutable, dont le deuxième terme serait celui-ci: s’il refusait l’affrontement, il serait obligé de céder (une transaction étant impensable avec les USA dans le climat actuel) ; une reculade se référerait à un choix systémique qui entraînerait l’effondrement de toute sa politique déjà faite et, sans doute, de lui avec. L’hypothèse optimiste est que Sarko est d’ores et déjà prisonnier de ses succès initiaux et qu’il ne pourra alors échapper à l’option de l’affrontement pour les protéger et se placer dans leur logique lorsqu’il se trouvera en opposition avec les USA.

A notre sens, l’attitude anti-système (anglo-saxon, dirigé par les US) ne joue pas dans le cas des relations France-UK ; parce que les Britanniques ont l’habitude des retournements et les Français de la relativité des étiquettes. Le rôle britannique dans le système en cause (néo-colonialisme) n’est pas non plus un vrai problème ; il appartient au blairisme, avec lequel Brown est en rupture. D’autre part, nous évoquons une hypothèse où les querelles intermédiaires tendent à s’effacer devant un danger commun dans la mesure, — c’est tout l’enjeu de l’exercice, — où ce danger est identifié. Si la situation se détériore encore à Washington, si les conséquences extérieures décrites plus haut sont enfin mesurées et appréciées pour ce qu’elles sont, comme potentiellement catastrophiques, ce constat primera sur tout autre.

Les Britanniques et les Français pourraient-ils s’entendre sur le constat révolutionnaire qu’il faut s’opposer aux USA en se proposant (Français et Britanniques comme “meneurs de l’Europe”) comme alternative? Ce serait une révolution copernicienne. (Ce serait déjà une révolution copernicienne que l’un et l’autre, chacun de son côté, en arrivassent à ce constat.) Mais nous sommes déjà dans un univers où plusieurs révolutions coperniciennes se développent ensemble, où d’autres se pressent déjà. Plus le temps passe, — et il passe très vite, — plus les crises potentielles se développent, plus l’alternative de la temporisation ou de l’aveuglement se réduit, plus l’option de l’alignement se dissout dans le désordre qu’elle propose, — plus la possibilité d’un choix autre que la résistance s’effrite. C’est ce qu’on nomme “la force des choses”, plus pressante que jamais face à la faiblesse des hommes.