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26 janvier 2006 — Deux indications aussi fortes de l’inquiétude pour les capacités militaires US, venues coup sur coup de milieux différents, c’est une indication générale très forte que la crise de la puissance militaire américaniste arrive à maturation.
Nous parlons de ceci :
• Une conférence de presse de William Perry, hier soir à Washington, présentant les résultats d’un groupe de travail qu’il dirige.
• … Au lendemain de l’annonce d’un rapport de Andrew Krepinevich, signalé hier sur ce site.
Le premier constat est que les deux hommes ou groupes sont très sérieux, représentent des courants de pensée forts et respectés et ont l’audience qui va avec. Deuxièmement, ce qu’ils disent est absolument dramatique dans les implications.
On l’a lu, Krepinevich annonce que l’U.S. Army est proche du fameux “breaking point”. Rappel des deux phrases importantes: « Andrew Krepinevich, [...] concluded that the Army cannot sustain the pace of troop deployments to Iraq long enough to break the back of the insurgency. He also suggested that the Pentagon's decision, announced in December, to begin reducing the force in Iraq this year was driven in part by a realization that the Army was overextended. »
Perry est au moins aussi inquiet, au point qu’il avance une remarque proprement extraordinaire pour qui mesure l’orgueil et la vanité qui accompagnent en général la perception que les membres de l’establishment washingtonien ont de la puissance militaire US et de son espèce d’invincibilité. Ayant observé à son tour que la guerre en Irak font courir à l’U.S. Army et au Marine Corps « a real risk of breaking the force », Perry poursuit : « In the meantime, the United States has only limited ground force capability ready to respond to other contingencies. The absence of a credible strategic reserve in our ground forces increases the risk that potential adversaries will be tempted to challenge the United States. »
On met dans la bouche de Perry les phrases utilisées par un rapport d’un groupe qu’il a dirigé, analysant l’état de la puissance militaire américaine. C’est un groupe démocrate, certes, et le soupçon sera avancé d’une analyse partisane. Même s’il est développé pour des raisons politiciennes et aussi parce que le groupe accuse nettement (et tout à fait justement) l’administration GW d’une totale responsabilité de cette situation, le soupçon n’a sur le fond guère de fondement. La composition du groupe est garante de l’absence de parti pris politique dans l’analyse elle-même. C’est un groupe hautement professionnel, et qui sera perçu comme tel à côté de la polémique politicienne.
Perry lui-même, très respecté comme l’un des meilleurs secrétaires à la défense depuis que le DoD existe sous la forme qu’on lui connaît, depuis 1947, et sans aucun doute le plus aimable et le plus ennemi des jugements excessifs. (Perry fut chef des R&D au DoD sous Carter, secrétaire à la défense adjoint, en 1993, et secrétaire à la défense, en 1994-97, de l’administration Clinton. Il aurait pu rester au Pentagone jusqu’en 2001 [deuxième mandat Clinton] mais il a fait un choix différent.) Avec Perry, on trouve notamment l’ancienne secrétaire d’État Madeleine Albright, l’ancien conseiller à la sécurité nationale du président Samuel Berger, l’ancien SACEUR (commandant en chef de l’OTAN) et ancien président du Comité des chefs d’état major, le général de l’U.S. Army John Shalikashvili, et un autre ancien SACEUR, le général de l’U.S. Army Wesley Clark. (Avec ces noms, on voit effectivement que c’est une équipe moins partisane qu’on croit à consulter la seule étiquette de “démocrate” qu’ils portent tous. On n’y retrouve pas les politiciens démocrates habituels de cette sorte de show, un sénateur Biden par exemple. L’équipe est faite de praticiens, de professionnels, qui peuvent effectivement prétendre, en tant que tels, n’avoir rien de partisan.)
Quelques précisions : « The U.S. military's ground forces are so stretched by the wars in Iraq and Afghanistan that potential adversaries may be tempted to challenge the United States, a group headed by former U.S. Defense Secretary William Perry said on Wednesday. “If the strain is not relieved, it will have highly corrosive and long-term effects on the military,” Perry, who served under Democratic President Bill Clinton, told a Capitol Hill news conference.
» Despite Pentagon statements to the contrary, the group's 15-page report warned of looming crises in recruiting troops and retaining current ones that threaten the viability of the all-volunteer military, and cited critical equipment shortfalls in the Army and National Guard.
» “We believe that the Bush administration has broken faith with the American soldier and Marine,” the report said, citing poor planning for Iraq stability operations, too few troops there to accomplish the mission at an acceptable level of risk, and inadequate equipment and protection for deployed troops. The report said these failures caused “a real risk of ‘breaking the force’.”
(…)
» The report said the Army and Marine Corps cannot sustain current operational tempo indefinitely without sustaining real damage. “In the meantime, the United States has only limited ground force capability ready to respond to other contingencies. The absence of a credible strategic reserve in our ground forces increases the risk that potential adversaries will be tempted to challenge the United States,” the report said. “Although the United States can still deploy air, naval, and other more specialized assets to deter or respond to aggression, the visible overextension of our ground forces could weaken our ability to deter aggression.” »
Ces avertissements et ces constats ont une très grande importance. On ne juge plus du bien fondé ou pas de l’aventure irakienne, des chances de succès dans ce faux/vrai conflit. Ces stades de la critique sont dépassés. Désormais, il est question du fondement de la puissance américaniste, tel que l’ont voulu les différentes administrations depuis la fin de la Guerre froide, — puisque c’est prioritairement sur la puissance militaire qu’elles ont appuyé leur politique hégémonique. Le paradoxe est que ce soit une administration républicaine super-belliciste, animant une politique extérieure super-hégémonique, donnant aux forces armées des budgets super-phraraoniques, qui nous conduise à la situation actuelle.
Mais on ne fait que retrouver la logique subversive et profondément contradictoire de l’américanisme. Cette conception du monde, qui paraît si irrésistible et qui l’est effectivement, qui l’est objectivement et théoriquement si l’on veut, porte en elle-même le poison de la contradiction de ses outils d’affirmation, — lorsqu’on passe de la théorie à l’application de la théorie: à la fois la proclamation (beaucoup plus sincère qu’on croit) d’une action faite pour permettre aux autres d’affirmer ou de restaurer leur liberté et la puissance de l’hégémonie qui attente d’une façon monstrueuse à la substance de la liberté des autres. C’est guidé par cette logique contradictoire que le Pentagone s’est fourré dans le guêpier irakien. Opérationnellement, par là où se font et se défont les guerres, cela revient à ceci : le Pentagone a mis peu de forces dans cette guerre et des forces conçues pour l’emporter très vite et très brutalement d’une façon conventionnelle, parce que la conviction générale était que ces forces seraient ensuite accueillies et choyées comme des forces libératrices et qu’il n’y aurait évidemment rien des horreurs qu’on voit aujourd’hui.
Il nous paraît très probable que ce procès, qu’ouvrent chacun à leur façon Krepenevitch et Perry, constituera un événement très déstabilisant pour le système. Cette hypothèse est notamment appuyée sur le fait que Washington n’est pas maître de tous les paramètres. Même si l’administration voulait suivre les prescriptions de Perry & cie (dont rien ne dit qu’elles soient bonnes), il paraît improbable qu’elle puisse le faire. Pendant ce temps, la guerre se poursuit et les forces armées se doivent d’être présentes, et continuer à subir la pression déstructurante de cette guerre… Ou alors, partir? Et risquer d’apparaître comme ayant subi une défaite ignominieuse? Le système est placé, selon son point de vue, devant l’alternative du diable.
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