Cette guerre comme un château de cartes

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Cette guerre comme un château de cartes


21 mars 2003 — La principale nouvelle de la nuit du 20 mars ne serait-elle pas cet accident d’un hélicoptère CH-46 des Marines s’écrasant au Koweït et tuant 16 soldats anglo-américains, — 12 Marines américains et 4 anglais. Grosses pertes, est-on conduit à penser. “Pertes” ? De quelle guerre s’agit-il donc ?

Cela vient après les multiples spéculations du jour d’avant.

• Pourquoi et comment les USA (Britanniques pas concernés puisque pas avertis, certes, comme d’habitude) avaient lancé une attaque qu’on dirait, presque ironiquement, “préventive”, mais moins par rapport à l’ennemi que par rapport au plan mûrement préparé de Central Command. (Hier matin, à Koweït City, il fallait voir les bataillons de militaires des services RP, chargés des contacts avec la presse, complètement paumés, ignorant complètement les conditions de l’attaque de la nuit.)

• Saddam était apparu à l’écran de TV pour rassurer son bon peuple. Mais est-ce bien Saddam ? Ses moustaches sont plus grises qu’à l’habitude. Il porte des lunettes alors qu’on sait que sa coquetterie habituelle le lui interdit. Spéculations. N’est-ce pas un de ses multiples sosies ? La CIA se met à faire de l’anthropométrie, calcule la longueur de son nez sur l’écran, observe ses dents, ses sourcils. Son affection pour Saddam, dans ces moments-là, confine à l’anthropolâtrie.

• Attaque à Koweït City ! Début de panique. Tout le monde met son masque, comme nécessaire et prévu pour une terrible attaque chimique. Ainsi, la guerre “sérieuse” commencerait par une attaque irakienne ? Effectivement, trois, quatre ou cinq obus dont on vous jure qu’ils sont irakiens sont tombés dans le désert, à une cinquantaine de kilomètres de là. Enquête sur les débris d’obus. L’alarme est horrible : ils auraient pu être chimiques, n’est-ce pas.

• A la TV, Rumsfeld, qui croque d’habitude quatre ou cinq chefs d’État et de gouvernement de la “vieille Europe” à son breakfast, apparaît pathétique, inquiet, agité, presque humble. Il supplie les Irakiens de ne pas incendier les puits de pétrole puisqu’il paraît que l’attaque “préventive”, par sa délicatesse et son caractère involontairement erratique, a laissé du champ à ces mêmes Irakiens pour faire ce sinistre boulot, et vous imaginez les conséquences pour le prix du brut et pour les actionnaires de Exxon.

Voilà, quelques soi-disant faits de la guerre vécus et saisis sur le vif. Cela vaut mieux, pour expliquer cette guerre, que tous les cours de stratégie. C’est l’impression, au premier jour, d’un montage virtualiste complet, non pour tromper l’ennemi et pour l’induire en erreur, mais pour continuer à figurer une réalité à la place de la réalité comme Washington fait, frénétiquement, depuis de nombreux mois.

(Il paraît, selon Le Monde dans tous les cas, dans son édito du 20 mars qui salue Tony Blair pour on ne sait pas très bien quoi, que GW et Blair vivent ces heures du début de la guerre comme « un moment churchilien » ; pourquoi ? Parce que la coalition des « willing [et des] able » est à 50 contre 1 en matière de puissance par rapport aux Irakiens ? Il serait temps que quelqu’un leur dise que le « moment churchilien » c’est l’inverse. L’époque que nous vivons est effectivement orwellienne, mais elle l’est, curieusement, pour ceux qui prétendent la manipuler, qui sont ainsi les premiers, et peut-être même les seuls, à être complètement intoxiqués et hallucinés. La force c’est le droit que tout le monde devrait sanctionner par son vote, le mensonge c’est la réalité qui rassure, la puissance d'attaquer à 50 contre 1 c’est le courage indomptable de se battre à 1 contre 50 avec “de la sueur et du sang” et ainsi de suite.)

Nous nous jugeons confirmés dans notre impression initiale : l’essentiel de cette guerre, depuis qu’elle est dans les esprits des stratèges, est dans ce qu’on nommerait les “conséquences collatérales”. Cela se passe en Europe, en Asie, dans les psychologies des alliés, dans l’image que les gens ont de l’Amérique. Les Américains sont incapables de s’occuper de plus d’une crise à la fois, donc ils s’occupent de celle qu’ils ont fabriquée de bout en bout, qui est effectivement un énorme château de cartes parcouru d'explosions terrifiantes et de tirs de missiles conformément au plan prévu. Ils ignorent complètement le reste, qui se défait comme le sable coule dans le sablier.

Au moment de “boucler” notre numéro courant de notre Lettre d’Analyse de defensa, nous avons hésité sur le thème de l’éditorial. Cela se passait au moment où l’ultimatum de GW venait à expiration. Devions-nous le consacrer à cette guerre qui va éclater dans quelques heures ? Nous avons choisi une autre orientation, dans le sens que nous disons ici, et sans doute ce texte illustrera-t-il bien ce que nous croyons deviner de cette guerre, dans tous les cas ce que nous en éprouvons. Elle n’est sérieuse et réelle que par le mal qu’elle va causer à des individus déjà éprouvés, à leur mode de vie, à une terre déjà éprouvée ; cette guerre est un caprice d’apprenti sorcier qui serait aussi un idiot pur et simple qui raconterait une histoire qui, au bout du compte, n’a aucun sens. Par contre, ses effets autour d’elle, dans la géographie et surtout dans la psychologie, valent tous les cataclysmes politiques connus, — et eux, ils ont un sens.

Ci-dessous, notre éditorial de de defensa, Volume 18 n°13, du 25 mars 2003.


Le barrage cède

Aujourd'hui, l'histoire parle à notre âme plus qu'à notre esprit. Le tumulte est si fort qu'on peine à comprendre ce qu'elle nous dit. Le spectacle du monde nous emporte et nous fait peintre impressionniste, incapable d'expliquer, attaché à ressentir, à transcrire des émotions sans pouvoir donner leur signification rationnelle. L'Histoire semble devenue folle et prise d'une ivresse extraordinaire ; en vérité, elle se joue de nous, plus fine et plus riche de la mesure des temps anciens que nous avons oubliés, chargée de l'expériences de ces autres temps. Son carnaval qui nous semble presque du délire dissimule des choses d'une profondeur inouïe.

Comment rendre compte d'une façon cohérente de ce qui n'est qu'impression ? La question n'est pas nouvelle. Jamais elle n'a paru à la fois si pressante et si insoluble. Décidément, il faut être peintre. Il faut s'en remettre à l'impression, à la sensation éprouvée, peut-être à l'intuition. Il faut suggérer presque avec respect pour tenter de prendre la mesure de ce déferlement. Alors voici : ce qui nous paraît essentiel, c'est cette impression d'un barrage qui est en train de céder, qui cède et qui s'ouvre, cette impression d'une marée qui s'engouffre, qui éclate, qui envahit le monde et bouleverse nos horizons, et saccage nos certitudes.

Oui, — une chose, soudain, nous frappe. Comment, en quelques mois, en quelques semaines, en quelques jours, s'effondre ce qui, dans nos âmes et dans nos coeurs, constituait la référence de notre mesure du monde. Ce qui est unique et horrifiant, c'est la masse de rancoeurs et de fureurs qui bouillonne et qui, soudain, bouscule le barrage de nos psychologies contraintes, et mugit contre l'Amérique ou à propos de l'Amérique, ou autour de l'Amérique. Ce pays qui était la mesure de notre stabilité et de notre progrès, devenu soudain notre crainte, notre terreur, notre surprise, notre incrédulité, notre désordre, notre passion, notre objet d'une rancoeur funeste. Ce pays était notre Légitimité, — et voilà la Force en train d'assassiner la Légitimité. Est-ce juste de porter une telle accusation ? Est-ce une accusation, d'ailleurs ?

Ce qui nous conduit à un autre constat, également extraordinaire, considérant tous ces alliés transatlantiques qui ne cessèrent de se jurer affection et fidélité pendant un demi-siècle. Cette façon qu'ils ont de se déchirer aujourd'hui, de se condamner, est complètement effrayante. Nous vivons un de ces moments que les psychiatres nomment une “catharsis”, dont Aristote disait qu'elle est « une purgation des passions ». Il n'est pas encore temps de chercher les coupables, bien qu'on ne se prive pas d'avoir sa petite idée. Il est temps, plutôt, de constater ce phénomène qui est comme un déchaînement de la psychologie. Nous étions donc enchaînés ?

Nous sommes comme autant de fétus de paille. La guerre gronde. Les menaces rôdent. L'Occident entre, non sans une sorte de folie révolutionnaire, dans son “choc de civilisation”.