Chevaucher le tigre ?

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Chevaucher le tigre ?

Les Russes sont particulièrement inquiets de l’attitude des USA, – le mot “attitude” convient mieux que le mot “stratégie”, – dans les négociations de limitation des armements stratégiques. Cette inquiétude concerne d’ailleurs une attitude générale, aussi bien à propos des accords sur les armements que de tous les accords internationaux, que d’autre part à propos de la question de l’emploi de l’arme nucléaire dans les conflits. Tout cela se place dans un cadre encore plus large, toujours d’une (très grande) inquiétude russe, qui est la crise que traversent aujourd’hui les Etats-Unis, avec la problématique de l’autorité suprême, de la chaîne de commandement, de l’existence d’une hiérarchie, et enfin du rôle et des intentions des militaires.

Le ministre des affaires étrangères de Russie, Sergei Lavrov, n’a rien dissimulé de cette inquiétude des Russes, lors d’une communication vendredi au cours d’un forum des ‘Primakov Readings, à Moscou. Ses propos sont particulièrement forts et dénués de tout artifice diplomatique, indiquant ainsi le degré élevé de préoccupation de la direction russe.

« “Je suis d’accord avec l’idée que les risques nucléaires ont considérablement augmenté dans un passé récent”, a déclaré le ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov.
» Les raisons de cette augmentation sont “évidentes”. “Les USA veulent retrouver leur domination mondiale et remporter la victoire dans ce qu'ils désignent comme une compétition entre grandes puissances nucléaires”.
» Lavrov a déclaré que Washington refuse la notion de “stabilité stratégique” parle plutôt de “rivalité stratégique”. “Ils veulent gagner”, a-t-il ajouté.
» “Nous sommes particulièrement préoccupés par le refus biennal des États-Unis de réaffirmer un principe fondamental : la prémisse qu’il ne peut y avoir de vainqueur dans une guerre nucléaire et que, par conséquent, elle ne devrait jamais être déclenchée.”
» Poursuivant, le ministre a laissé entendre que Washington veut démanteler tout le mécanisme de contrôle des armements. L'administration Trump s’est retirée l’année dernière du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire de 1987, qui interdit aux deux parties de stationner des missiles terrestres à courte et moyenne portée en Europe.
» Ce retrait a également mis en péril le nouveau traité START, signé avec la Russie en 2010. L'accord historique a vu les États-Unis et la Russie réduire leurs ogives à 1 550 chacune et leurs lanceurs à 800. Il doit expirer l’année prochaine, mais Lavrov a déclaré vendredi qu'il n’était pas optimiste quant à sa prolongation.
» Selon le ministre des affaires étrangères, la décision américaine de ne pas renouveler le Nouveau START est déjà acquise et le sort du pacte “est scellé”.
» Washington insiste pour que le renouvellement des pourparlers soit trilatéral, la Chine se joignant aux discussions. Pékin a déclaré qu'il serait “heureux” de prendre part aux négociations, – mais seulement si les États-Unis étaient prêts à réduire leur arsenal nucléaire au niveau de la Chine, qui est environ 20 fois plus petit. »

Il est assez rare d’entendre un responsable russe parler avec autant de pessimisme de l’attitude stratégique générale des USA, y compris la perspective de voir les USA envisager l’usage d’armes nucléaires dans un conflit “gagnable”. De même était-il inhabituel, il y a exactement un mois, d’entendre Poutine s’inquiéter publiquement de la crise en cours aux USA, qu’il jugeait extrêmement grave et qu’il doit juger de plus en plus grave... « Poutine constate qu’il n’a pas l’habitude d’intervenir dans les affaires intérieures, selon la règle d’or de la Russie, mais s’il le fait tout de même, comme c’est le cas, alors le message est clair : “L’affaire est bien assez importante, la crise bien assez grave, pour que je me permette de transgresser cette règle d’or et dise tout haut ce que bien peu ose dire”. »

Les deux interventions  doivent être mises dans la même perspective. Elles renvoient à la même situation, à la même inquiétude. D’une certaine façon, cela renvoie, comme dans un miroir, à l’inquiétude qu’éprouvaient certains dirigeants occidentaux, dans les années 1983-1985 (jusqu’à l’arrivée de Gorbatchev) devant la décrépitude du pouvoir soviétique et la capacité des dirigeants suprêmes d’encore contrôler les principaux éléments de la sécurité nationale. C’est un peu la même atmosphère en inversé, sauf qu’il n’y a pas, aux USA, de Gorbatchev en vue, le même qui a permis objectivement d’atténuer le choc de l’effondrement de l’URSS et du communisme, en évitant tout conflit majeur, soit avec l’Ouest, soit à l’intérieur du camp communiste. Nous en serions même à considérer qu’aujourd’hui le régime ‘impérial’ aux USA n’est plus capable de produire l’événement d’un Gorbatchev parvenant à sa tête, alors que le régime soviétique y était tout de même parvenu.

Ce que craint la direction russe, – si l’on additionne les déclarations de Poutine et de Lavrov, – c’est évidemment la proximité où l’on se trouve d’une situation washingtonienne où plus personne n’assure une direction effective. Les militaires ont d’ores et déjà assez montré qu’ils n’obéissent plus à Trump, si tant est qu’ils lui aient jamais obéi au doigt et à l’œil. Les réunions préparatoires pour une tentative de négociation d’un nouvel accord START (ou de la reconduction de l’actuel) ont montré aux Russes combien le personnel diplomatique sous la direction de Pompeo appliquait la stratégie de ‘America First’, sinon ‘America Alone’, en se conduisant avec une nonchalance extraordinaire dans ces contacts. Les Russes ont vite compris que la partie US n’avait qu’un seul but, par ailleurs complètement irréalisable : faire entrer la Chine dans ces négociations jusqu’ici bilatérales, pour tenter d’appauvrir la puissance stratégique chinoise. Bien entendu la Chine ne veut pas en entendre parler, à moins que les USA commencent d’abord par réduire à un vingtième de ce qu’il est leur propre arsenal. Les Russes soutiennent à fond la Chine, bien entendu, et donc tout le monde sait que l’exigence US est ridicule et sans espoir. Pourtant, les Américains s’accrochent, en faisant une condition sine qua non ; ce qui signifie, concluent les Russes et observe Lavrov, que les USA ne sont plus intéressés par un accord stratégique.

Les USA ou le Pentagone ? De toutes les façons, on sait bien que Trump ne gâchera pas le peu d’autorité dont il dispose en insistant pour un accord que lui-même n’aime pas beaucoup, sans y comprendre grand’chose d’ailleurs. Les Russes restent donc sans accord stratégique, avec en face d’eux les militaires US, sans guère d’autorité pour les contrôler, et avec dans l’esprit la certitude de plus en plus répandue chez leurs généraux US que l’on peut livrer un conflit nucléaire tactique sans risquer de monter au stratégique nucléaire suicidaire. D’ailleurs, ces mêmes militaires commencent à avoir en mains des outils pour ce genre de conflit, des armes nucléaires de très basse puissance.

On comprend encore mieux, à côté des habituels « soupçons avérés » (selon l’immortelle parole) ressortant du réflexe pavlovien et antirussiste, l’argument selon lequel le mandat-2036 de Poutine correspond à une position de prudence face à une période tourmentée et hautement dangereuse. Pour les Russes, il existe une forte possibilité que les militaires US, placés devant une situation intérieure révolutionnaire où ils ne veulent ni ne peuvent intervenir, choisissent une méthode déjà expérimentée par un président ou l’autre de renverser les priorités et les exigences en déclenchant un conflit extérieur de grande importance, capable de renverser totalement les priorités aux USA. S’ils se convainquent qu’ils peuvent vaincre les Russes sur un champ de bataille réduit grâce au nucléaire tactique, ils pourraient effectivement juger qu’un tel événement serait, par son retentissement “sans trop de risque”, suffisant pour éteindre l’incendie révolutionnaire. Les Russes, qui ne croient pas à un conflit nucléaire limité, seraient alors placés devant une perspective épouvantable, avec la riposte nécessaire, et au-delà mais très vite la probabilité d’une montée au stratégique nucléaire.

(De même dans le cas inverse : si les Russes l’emportaient dans une première phase de cette sorte d’affrontement, ils sont convaincus que les militaires US monteraient l’échelle et la puissance de l’intervention nucléaire. Mais bien sûr, c’est une possibilité qui ne semble guère peser, comme l’a indiqué Lavrov en disant « Ils veulent gagner » en parlant de la ‘course’ aux armements stratégiques, d’une façon qui s’applique aussi bien au risque d’un conflit avec les Russes, selon l’attitude psychologique typique de l’américanisme que nous avons désignée ‘indéfectibilité’, qui est cette incapacité de se percevoir autrement que vainqueur dans quelque affrontement que ce soit. Il nous semble assuré que l’‘indéfectibilité’ joue un grand rôle dans l’habituelle posture des militaires US, et, dans ce cas, dans leur attitude d’envisager comme possible, et donc “gagnable” par eux, un conflit nucléaire limité.)

D’une façon assez sombrement ironique, ce genre d’‘accident’, qu’on pouvait craindre d’un Trump, pourrait intervenir avec les généraux US, qu’on jugeait jusqu’ici comme une force d’apaisement de cette sorte d’emportement. La perception des Russes, en effet, est que, derrière leur volonté de pseudo-neutralité et leurs extraordinaire position d’allégeance morale au mouvement antiracistes-BLM, – comme on l’a vu avec le général Milley dans le texte déjà référencé, – il existe une véritable panique des militaires devant une situation intérieure dont l’évolution leur fait extrêmement peur et où ils avouent leur impuissance.

 

Mis en ligne le 12 juillet 2020 à 18H30