“Chinook Down”, — et l’initiative perdue ?

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“Chinook Down”, — et l’initiative perdue ?


3 novembre 2003 — Nous voyions récemment (le 22 octobre) une projection du film Black Hawk Down, sur Canal Plus. La reconstitution est minutieuse, intéressante, finalement fort peu encombrée de la quincaillerie patriotarde US. On voit bien, car c’est bien mis en valeur, combien les Américains se sentent “étrangers” à la Somalie, combien ils rencontrent de difficultés à parvenir à l’intégration psychologique qui fait qu’une force armée occidentale peut s’adapter à cette sorte de conflit. On voit bien les caractéristiques de la hiérarchie américaine, celles de l’organisation, avec les qualités et les défauts américains. Les conditions de cette sorte de “guerre” (ces conflits sont si particuliers que les guillemets s’imposent) sont telles que les adversaires des Américains profitent bien plus des défauts américains que les Américains ne profitent de leurs propres qualités.

Le noeud du film, tout comme ce fut le noeud de l’opération de commando décrite, à l’automne 1993 à Mogadiscio, c’est bien sûr lorsque l’hélicoptère H-61 Black Hawk est abattu au-dessus de la ville et s’écrase au centre d’ un carrefour de cette ville. Informé aussitôt de l’incident, le général américain qui commande l’opération a cette phrase qui est, pour nous, extraordinairement révélatrice : « Nous avons perdu l’initiative. » Un autre facteur intéressant se trouve dans un documentaire accompagnant le film (La vraie histoire de “Blak Hawk Down”), programmé sur la même chaîne, qui décrit effectivement la véritable opération de Mogadiscio. On y voit plusieurs témoignages confirmant ce tournant de l’opération lorsque l’hélicoptère est perdu, avec notamment cette remarque d’un des participants : « A partir de ce moment, l’opération de commando devint une opération de sauvetage. » On passait de l’offensive à la défensive.

Le plus intéressant se trouve dans la psychologie exprimée par cet épisode, et d’ailleurs présente tout au long du film. L’obsession des pertes, voire l’obsession de ne laisser aucun cadavres aux miliciens somaliens, sont omniprésentes. Elles dirigent la pensée et bouleversent la stratégie. Elles transforment une stratégie offensive en une débâcle développée à partir d’une opération devenue de stricte défensive. Cette attitude est délibéréeet spécifique, il n’y a ni raisons opérationnelle, ni raison matérielle. Il y a un choix de protection des forces et une sorte de refus étrange d’un contact trop profond, trop prolongé, comme s’il était dégradant, entre Américains (même des cadavres) et Somaliens. L’opération conduite vers le succès devient brusquement, sans raison autre que le vacillement de la volonté, une déroute complète.

Le cas peut-il s’appliquer au Chinook abattu dimanche en Irak ? Les circonstances sont différentes, les conditions stratégiques et tactiques aussi, — mais la psychologie  ? Est-elle si différente, sinon qu’elle est évidemment aggravée par l’importance de la crise et de l’écho qu’on en a ? Le Guardian observe justement combien cette perte d’un hélicoptère avec 15 tués et 21 blessés dans l’incident peut avoir un impact psychologique dévastateur.


« Yesterday's shooting down of a US Chinook helicopter near Fallujah may have a disproportionate psychological impact on US military operations in Iraq and on US public opinion. The attack was without any doubt a disaster for American forces. With 15 personnel reported killed and many more injured, it was the deadliest such incident since the war officially ended last May. But its significance will be greatly magnified by its context.

The perception, in America itself and abroad, is that the security situation in Iraq is deteriorating, rather than improving as President George Bush claims. US-led coalition forces are now being subjected to an average of over 30 attacks daily. Hardly a day passes without news of one or more US fatalities. Far from being accepted as routine, this toll appears to be convincing more and more ordinary Americans that Mr Bush and his officials are not in control of a situation that they, uniquely, created. »


La question de la psychologie est aujourd’hui stratégique, — plus encore, comme le révèle l’envers du décor de l’affaire de Mogadiscio et ce qu’on peut apprécier de la situation en Irak et de ses effets à Washington, la psychologie et ses tourments ont aujourd’hui remplacé la stratégie. Le titre du Guardian (« Spinning out of control ») est on ne peut plus approprié, dans la mesure ou le spin (la manipulation générale de la perception) est une matière complètement psychologique.

Ce n’est pas la situation qui risque d’échapper au contrôle de l’administration GW, c’est la perception qu’on en a. En ce sens, effectivement, le drame du Chinook peut être le tournant où Washington “perd l’initiative”, où l’opération offensive de conquête (Iraqi Freedom) bascule définitivement en une opération défensive de protection des forces et de limitation des pertes. La perspective devient alors incroyable, car c’est réellement une perspective de défaite, — “incroyable”, certes, parce qu’il s’agit de l’Amérique.