Cho et l’Irak, et la violence selon Carroll (et Arendt)

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La violence selon Carroll (et Arendt)

 

26 avril 2007 — Il faut régulièrement être attentif à ce qu’écrit James Carroll. Son commentaire dans le Boston Globe du 23 avril vaut qu’on s’y arrête. Carroll y traite des “deux types de violence” («The two types of violence») à la lumière de deux événements : l’un, ponctuel et inattendu (le massacre de Virginia Tech), l’autre, on dirait presque “structurel” et quotidiennement prévisible malgré tous les plans et finasseries tactiques et grotesques (l’Irak).

• Qu’est-ce que la violence ? Carroll cite Arendt et Clauzewitz : «“Violence is by nature instrumental,” the political philosopher Hannah Arendt wrote. “Like all means, it always stands in need of guidance and justification through the end it pursues.” By “instrumental,” Arendt essentially means “aimed at accomplishing something.” Clausewitz had taken such purposefulness for granted when he defined war as “an act of violence to compel the opponent to do as we wish.” Such violence, however much to be regretted, or even opposed, can claim to be both rational and right.»

• Qu’est-ce que cette violence de cet étudiant d’origine sud-coréenne, Cho, qui emporta la vie de plusieurs dizaines d’innocents ? Carroll décide de lui donner le qualificatif d’“expressive”, à la différence d’“instrumental” (“violence instrumentalisée”).

«…It was very clear that Seung-Hui Cho was not engaged in “instrumental” violence. He committed grotesque acts for the sake not of power or dominance, but of their grotesquery. His was violence for its own sake, period. In destroying innocent lives, Cho was concerned not with those lives or with any others, but only with himself.

»As the video package he sent to NBC showed, Cho's was an act of what might be called “expressive” violence. Cho's murders, that is, were a form of communication, and their perversity adhered in the way in which he succeeded in conscripting the contemporary communications industry, centered on television news. He killed, and by the nation's stopping and taking note of his having killed, the purest form of expressive violence was achieved. In making accomplices not only of the broadcast media, but of all who viewed it, Cho got what he wanted.

»The murdered victims of such violence are mere symbols in the killer's self-communication, and it makes no difference whether that expression is a scream of rage or a cry for help. Such violence for its own sake lands on the vulnerable like typewriter keys on paper, but persons are not to be used as ciphers in someone else's message. That conviction explains the universal repugnance felt at Cho's actions, even if repugnance comes tinged with a broad feeling of complicity. A moral principle suggests itself: Expressive violence is always wrong. A corollary follows: Responsible media should censor it.»

• Le cas paraît net et clair. Pourtant, Carroll a un doute, qui fait le pivot de sa courte mais féconde réflexion. A la lumière de la tuerie de Virigina Tech comme à celle des événements courants que chacun sait (en Irak bien sûr, Irak pris comme cas extrême et symbole tout ensemble), il s’interroge, à partir d’un constat qui reprend les définitions qu’il a données, mais soudain éclairées d’une profonde ambiguïté : «But instrumental violence is different, and may or may not be wrong, depending on how means and ends are measured.»

• Ainsi passe-t-il, évidemment, à l’Irak, ce cas qui ne cesse chaque jour de nous paraître plus incroyable. Quelle sorte de violence est celle qui, aujourd’hui, accable ce pays ?

«The move to this level of abstraction prepares for the more difficult moral and political question: What about the American war in Iraq? Even those of us who opposed the war from the start must acknowledge that, in the beginning, the Bush administration's violence toward the Iraq of Saddam Hussein was instrumental. Regime change was the purpose, and whether one opposed or supported it, the war's violence could be defended as aimed at something beyond itself.

»But where is the purpose now? If war is violence “to compel the opponent do as we wish,” what, actually, do we wish at this point? Obviously, everyone wishes the killing to stop, the Sunnis wish to regain some measure of power over Iraq and its resources, the Shi'ites wish to assert the control proper to their superior numbers, and varied factions want the American occupiers out. But what, actually, does George W. Bush want?

Last week marked the dawning of a horrible American question: Has our once-instrumental violence become merely expressive? Since our purpose no longer has to do with Iraq (no regime change, no democracy, no connection to global terror, not even oil), does it have to do now only with ourselves (maintaining “credibility,” avoiding catastrophic defeat, denying that more than 3,300 US soldiers died in vain)?»

• Ce qui conduit à cette question de savoir de quelle violence l’on parle lorsqu’on parle de l’Irak, au constat qu’il y a là-bas plusieurs violences, — notamment celle qui a été suscitée en réaction à l’invasion du pays et celle des Américains : «Iraqi violence is purposeful. Last week puts its hard question to Americans: What is the purpose of ours?» Oserions-nous dire, pour prolonger la réflexion de Carroll et comme si lui-même le suggérait après tout, que poser la question c’est y répondre…

Comment définir la violence de Cho?

Quelques questions :

• La violence de Cho est-elle uniquement “démonstrative”?

• La violence US en Irak, même à l’origine, était-elle seulement “purposeful” ? N’y avait-il pas un caractère fondamentalement “démonstrative”? (Nombre de théoriciens “neocons” affirment qu’il s’agissait d’abord de terroriser la région pour obliger les pays arabes à adopter le système politique et idéologique de l’américanisme — ce qu’on nomme en langage codé : “démocratie”, et qu’on traduit prioritairement par : “marché libre”.)

• La violence “démonstrative” est-elle, aujourd’hui, à l’heure de la guerre de quatrième génération (G4G) uniquement “démonstrative”? N’a-t-elle pas un aspect “purposeful”?

A la lumière de ces questions, il nous apparaît utile de tenter de définir (de redéfinir?) le concept de “demonstrative violence” dont parle Carroll . Nous dirions, cherchant à traduire par interprétation l’expression, “violence d’affirmation” plutôt que “violence d’expression” ; il s’agit de s’affirmer ou de s’exprimer en tuant, avec à l’esprit, — esprit malade ou pas, c’est à voir, c’est même à débattre, — qu’on en sera soi-même victime jusqu’à rendre cette violence suicidaire. Nous pourrions suggérer encore, en référence très forte aux temps que nous connaissons : “violence symbolique”. Nous vient alors l’analogie de l’attaque 9/11 ; cette attaque a pu être vue et elle a été présentée, — qu’elle ait été machinée ou pas, complotée ou pas, — comme une attaque contre les symboles du système de l’américanisme, — contre les tours du Manhattan Trade Center, symbole et artefact à la fois du capitalisme américaniste globalisé ; contre le Pentagone, symbole et artefact à la fois de la puissance militaire US qui est l’outil fondamental, si même pas le but fondamental de l’américanisme allant au terme de son nihilisme (moyen devenu fin). Cette violence est évidemment “symbolique” et, dans ce sens, violence d’“affirmation” en même temps que violence de “démonstration”. Pour autant, et presque par le fait lui-même, elle est également “purposeful”.

Dans ce cas, on peut aisément considérer l’hypothèse que, dans une époque virtualiste où le symbole pèse d’un poids énorme, où la communication est reine, où l’apparence pèse d’un poids considérable, la “demonstrative violence” soit également une “purposeful violence”. On peut imaginer des cas, aujourd’hui, où une “demonstrative violence” est plus une “purposeful violence” qu’une “purposeful violence” elle-même.

Le raisonnement de Carroll peut alors être contesté dans certains de ses attendus, et prolongé dans d’autres. Certains ont noté que Cho avait présenté son acte comme un acte de revendication, d’attaque contre le système, etc. Il y avait un contenu culturel, donc politique, extrêmement fort. On peut admettre d’envisager l’hypothèse que cette “demonstrative violence” est plus une “purposeful violence” qu’une simple “demonstrative violence”. Dans ce cas, l’appréciation qu’on a de cet acte, — de ce type d’acte, — peut se présenter de façon fondamentalement différente.

Notre univers est un univers caractérisé par une déstructuration de la réalité, par la G4G qu’il est très difficile de définir et dont la dimension psychologique et de communication, — la dimension “demonstrative” de la violence lorsqu’il est question de violence est considérable. Les définitions de la violence héritées de Hannah Arendt conservent toute leur valeur fondamentale mais peuvent changer de formes, de circonstances, d’une façon radicale. On peut très bien imaginer un jugement où l’on estimerait que l’action d’un Cho, s’avérant finalement plus proche d’une “purposeful violence” que celle des Américains en Irak, ce sont les seconds qui devraient être l’objet de l’opprobre général dont Cho a été l’objet. On admettra que la dernière question de Carroll («What is the purpose of [our violences]?»), celle dont on peut craindre que la poser c’est déjà y répondre, est effectivement plus que jamais justifiée dans cette vision pessimiste. Le comportement, l’action, la présence même des Américains en Irak pourraient être jugés encore moins rationnels, justifiés, défendables, que l’acte de Cho.

C’est une évolution théorique particulièrement impressionnante, et qui rejoint évidemment l’un des aspects essentiels de la G4G qui est la dé-légitimation des pouvoirs politiques (de certains pouvoirs politiques), des Etats (de certains Etats). Si elle conduit à éventuellement mettre en balance des actes officiels de la dimension d’une guerre avec des actes qu’on avait l’habitude de qualifier d’“actes désespérés”, ou d’actes de folie sans réelle signification rationnelle et politique, on se trouve devant une perspective révolutionnaire quant à la position du citoyen vis-à-vis de ses autorités officielles. Bien entendu, il s’agit là, essentiellement, de l’effet de la guerre contre l’Irak, donc d’un phénomène d’abord et essentiellement américaniste. En lançant cette guerre comme il l’a fait, en la conduisant comme il le fait, le système américaniste participe à une œuvre majeure de dé-légitimation de lui-même, — une œuvre d’auto-déstructuration. L’acte de Cho avec tout ce qui l’accompagne, sondé dans ses profondeurs, pourrait en apparaître comme une démonstration a contrario.