Chronique de l’appointé du système

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Revenons sur le texte de Niall Ferguson, dans le Financial Times du 27 décembre, tel que nous le signale Arnaud de Borchgrave le 29 décembre, tel que nous le signalons nous-mêmes ce 30 décembre 2008. Ferguson commence sa Chronicle of a decline foretold par une phrase remarquable par son ambiguïté, et sans doute volontairement ambiguë quand on connaît l’oiseau (Ferguson); puisque, sans annoncer la couleur (ou la “règle du jeu” puisqu’il prétend écrire en décembre 2009, comme une rétrospective, sa “chronique” du 27 décembre 2008 sur ce que sera 2009, du point de vue de la prospective), il nous annonce ceci qui pourrait aussi bien valoir pour 2008 que pour 2009 après tout… «It was the year when people finally gave up trying to predict the year ahead. It was the year when every forecast had to be revised - usually downwards - at least three times.» Eh bien, quant à nous, nous le prenons pour 2008, et cela signifiant alors: les prévisions qu’on pouvait faire pour 2008 ont été tellement massacrées,– d’autres l’on dit, – que j’adopte l’artifice, pour 2009, de faire comme si c’était un bilan de 2009 plutôt qu’une prévision; c’est reconnaître la difficulté de faire une prévision aujourd’hui, en annonçant déjà s’il était démenti : “je vous l’avais bien dit”, — tout en faisant, tout de même, sa prévision, – pour annoncer, si cela se vérifie : “je vous l’avais bien dit”… Joli procédé, l’artiste.

Cette même ambiguïté joyeusement manipulée, pour dire quelque chose tout en ne le disant pas, tout en le disant, etc., se retrouve dans l’expression “Great Repression” choisie pour représenter la crise… La trouvaille est excellente. Outre l’explication ci-dessous que donne Ferguson, et qui est très juste (une majorité déniant la crise), nous y ajouterions que le mot “Depression” représente une composition harmonieuse de “recession” et de “depression”; qu’il signifie en anglais “refoulement” (sens que suggère Ferguson), mais aussi et plus directement “répression” (sens qui laisserait pas mal à penser, notamment que la crise fut machinée par Washington, involontairement ou pas, pour torpiller le reste de l’économie du monde?)… Bref, le prince de l’Ambiguïté.

«The Great Repression began in August 2007 and reached its nadir in 2009. It was clearly not a Great Depression on the scale of the 1930s, when output in the US declined by as much as a third and unemployment reached 25 per cent. Nor was it merely a Big Recession. As output in the developed world continued to decline throughout 2009 – despite the best efforts of central banks and finance ministries – the tag “Great Repression” seemed more and more apt: though this was the worst economic crisis in 70 years, many people remained in deep denial about it.»

Les détails impressionnants que nous donne Ferguson sur cette année 2009, quasi-uniquement concentrés sur l’évolution technique de l’économie, avec des références à la politique étrangère quand la chose est arrangeante pour sa thèse, nous ôtent d’un doute. Ferguson est un historien d’une nouvelle classe, dite postmoderne et anglo-saxonne, ou bien économiste d’une troisième catégorie (troisième après les deux catégories identifiées par John Galbraith: “il y a deux sortes d’économistes, ceux qui ne savent rien de l’avenir et ceux qui savent qu’ils ne savent rien de l’avenir”); cela donne, pour Ferguson, un historien-économistes ou l’économiste-historien qui soumet l’histoire à l’économie.

«By year end, it was possible for the first time to detect – rather than just to hope for – the beginning of the end of the Great Repression. The downward spiral in America's real estate market and the banking system had finally been halted by radical steps that the administration had initially hesitated to take. At the same time, the far larger economic problems in the rest of the world had given Obama a unique opportunity to reassert American leadership.

»The “unipolar moment” was over, no question. But power is a relative concept, as the president pointed out in his last press conference of the year: “They warned us that America was doomed to decline. And we certainly all got poorer this year. But they forgot that if everyone else declined even further, then America would still be out in front. After all, in the land of the blind, the one-eyed man is king.”

»And, with a wink, President Barack Obama wished the world a happy new year.»

Quoi qu’il en soit, nous y sommes et, dans la narrative de Ferguson, l’essentiel est atteint puisque les USA restent n°1. Le reste, – “après moi le déluge”, semble penser Ferguson. Cette personnalité est cataloguée comme l’un des historiens britanniques, ou disons anglo-saxons, l’un des plus brillants de son temps. Sa capacité prodigieuse d’adaptation aux heurs et malheurs de l’Amérique en témoigne. Ferguson nous donne-t-il dans cette vision de l’année 2009 une chance de voir les événements suivre ses prescriptions a posteriori? En d’autres termes, son passé d’analyste et d’historien témoigne-t-il d’une lucidité telle qu’il ne soit que justice qu’il continue ainsi, de sa position installée dans le futur, à nous instruire de notre futur? C’est à voir. Mentionnons tout de même qu’au temps de l’invasion de l’Irak et de la déroute des Irakiens, ses pronostics enthousiastes ne furent pad toujours à la hauteur de leur futur à eux.

Relire, par exemple, ses écrits du 7 juin 2003 dans le Wall Street Journal. (On notera qu’en parfait neocon, il annonçait pour l’Iran, la Syrie et même l’Arabie Saoudite, d’une façon ou l’autre, le même sort que pour Saddam d’Irak.)

«We may now be witnessing the most radical reshaping of the Middle East since it acquired its modern form (and many of its modern problems) in the wake of World War I. What the British Empire began, the American Empire may be about to finish.

»Most of us are compulsively pessimistic about the Middle East; too many “road maps'” have led over cliffs. But this time there's a real chance it could be different. The overthrow of Saddam Hussein has been the mother of all wake-up calls. Unlike his predecessors, who thought peace could be brought by touchy-feely peace talks, Mr. Bush has grasped that military power is key: the magical spear that heals even as it wounds. By showing them just how easily Saddam could be overthrown, Mr. Bush has made it transparent to Iran, Syria and Saudi Arabia that Saddam's fate could befall them too.»

(On trouve ce texte, avec d’autres où Ferguson nuance sa position au gré des événements qu’il n’avait pourtant pas prévus, sur notre site à la date du 17 janvier 2004. On y trouve aussi un texte critique, où Ferguson est ainsi décrit: «Niall Ferguson is the Leni Riefenstahl of George Bush's new imperial order» – mais, à notre sens, plus un Leni Riefenstahl pour show télévisé que par la réalisation de films à la réelle valeur esthétique.)

Cet ensemble de données diverses nous permettent une approche de ce qu’est un historien aujourd’hui, dans sa définition anglo-saxonne certes, mais également avec une influence telle dans nos contrées américanisées que cette définition vaut largement pour le reste, notamment l’establishment de nos contrées européennes. Il s’agit d’une appréciation exemplaire de la perversion et de la corruption des “valeurs”, pas la quincaillerie moralisante et autre que nous offre le discours dominant mais bien l’essence des valeurs de civilisation. La décadence de la fonction d’historien est un trait important de notre chute, et l’influence anglo-saxonne du domaine est manifeste. Dans ce cas, c’est la France, qui fut la nation de l’Histoire et qui s’est largement “anglo-saxonisée” pour la méthode historique, qui a le plus perdu.

• Il y a une démarche générale de soi disant objectivation de l’Histoire, notamment par le moyen d’affubler l’activité historique d’une scientificité qui lui assurerait une vertu. Dans le cas de Ferguson circa-2008 (2009), l’économie fait l’affaire. La description qu’il fait de 2009, avec son “truc” de publiciste (est-ce que j’écris en 2008 ? Est-ce que j’écris en 2009 ?), est intégralement appuyée sur une “lecture” économiste du futur, comme si c’était le passé ; et l’on dit bien une “lecture économiste” plutôt qu’une “lecture économique” car le parti-pris est évident de soumettre l’Histoire à des règles économiques comme on se soumet à une idéologie, dans la mesure où cette soumission permettra de sortir l’argument que les USA triompheront.

• L’utilisation de tous les “trucs” de l’entertainment est faite sans le moindre frein. D’ailleurs, Ferguson opère aussi bien à la TV qu’au Financial Times, qu’à l’université; on pourrait aussi bien le voir dans un concert de rock, dans une démonstration de rap qu’à la prochaine gay pride, qu’importe. Il est donc parfaitement à l’aise pour trouver des formules publicitaires, des artifices de dialectique, etc. Il est également parfaitement à l’aise pour écrire aujourd’hui comme si c’était demain, en ayant complètement oublié ce qu’il a écrit hier. Son récit a posteriori de notre avenir comme s’il était son passé relève du procédé.

• Tout cela ne serait rien si cela ne permettait de recouvrir de diversions diverses, et notamment du grand manteau de l’objectivité et de la futilité, le fait central de l’activité de Ferguson qui est son parti-pris absolu relevant aussi bien de la rente viagère que de la satisfaction de toutes les vanités du monde. Cette position n’a, à notre sens, lorsqu’elle est considérée dans son principe, rien de critiquable; un historien devrait pouvoir être de parti-pris, de telle ou telle école; mais il devrait alors être dans l’obligation de dire la chose sans ambages et sans la moindre dissimulation, c’est-à-dire s’obliger en nous obligeant; il devrait même en faire un argument ouvert et intelligible de son discours d’historien. Ferguson qui nous annonce le triomphe des USA parce qu’“au royaume des aveugles les borgnes sont rois”, devrait être signalé comme celui qui, il y a cinq ans, décrivait les USA comme le plus grand empire de tous les temps, et quelque chose d’inexpugnable et d’indépassable. Mais, avec lui, il n’est plus question de parti-pris mais de fiction pure et simple, ce qui convient d’ailleurs autant à l’économiste qu’au spécialiste de l’entertainment. Plus encore, son soutien aux USA s’interprète en réalité comme un soutien à une force déstructurante, destructrice de la civilisation, implicitement comprise et acceptée comme telle, – “et après moi le déluge”, ajouterait-il pour un peu…

• La couche d’objectivité scientifique et de futilité publicitaire dont se couvrent ces pseudo-historiens, le parti-pris affiché comme une vertu objective et comme un show à la fois, et nullement comme un engagement personnel, privent ces gens de toute possibilité d’un jour espérer atteindre à l’identification des grandes forces historiques à l’œuvre. Ce sont de piètres employés du système, des “petits télégraphistes” (porteurs de message) du système, qui n’ont plus la capacité de distinguer ce qui, dans une universalité historique, constitue quelque chose de favorable à l’espèce, et ce qui en est destructeur. Il s’agit d’une caste subversive, dont le travail sur le terme doit être apprécié comme celui de prédateurs nihilistes, et d’appointés du système.


Mis en ligne le 31 décembre 2008 à 17H07