Chronique du 19 courant … AntiSystème et antiSystème

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Les antiSystème parlent aux antiSystème

19 février 2015 ... Il faut dire que le personnage est fascinant par tout ce qu’il exprime de notre temps, de notre folie, de notre aventure catastrophique, – bref, tout ce qu’il exprime du Système. Je veux parler de ce monsieur Edward Lucas parlant devant la Wehrkunde de Munich, où tous les amis, copains et coquins de l’habitude, se réunissent chaque année pour s’auto-congratuler et menacer the Rest Of the World de la conquête civilisatrice de la “nation exceptionnelle”, de la doctrine TINA, de l’hyperlibéralisme, des “valeurs”-Système du bloc BAO et ainsi de suite. Monsieur Lucas est senior editor de The Economist et il faut bien dire qu’à part le Financial Times (le FT avec ses pages saumon), on ne fait pas mieux comme emblème du Système, dans la lettre et dans l’esprit, que The Economist. Il y a dans The Economist, dans son ton doctoral et son arrogance extraordinaire de s’affirmer “objectif”, une parfaite illustration de ce qu’est notre temps, installé sur le champ de ruines de notre contre-civilisation comme s’il s’agissait du Parthénon du temps de Périclès. Par conséquent, on attendait, dans le chef du senior editor de la chose, quelqu’un de discrètement flamboyant, certes pas un play-boy mais tout de même une image avec quelque chose d’irrésistible ... Eh bien, pas du tout.

Ce qui a remarquablement retenu mon attention lorsque j’ai vu des photos puis l’une ou l’autre vidéo de monsieur Lucas à Munich, c’est son côté terne, grisâtre, presque poussiéreux et un peu rance sur les bords. La comparaison implicite venue sous la plume de Dimitri Babich, de RT (le 11 février 2015), avec un fonctionnaire de l’ère brejnévienne était irrésistible par sa vérité. Monsieur Lucas, patron de The Economist, comme réplique, comme clone d’un fonctionnaire de l’ère brejnévienne, voilà qui ne peut que réjouir notre sens vertueux des analogies historiques. Les Russes, qui sortent d’en prendre, ont tout de suite compris cela ; et certes, ils l’ont d’autant mieux compris que monsieur Lucas nous a régalé d’une extraordinaire diatribe qui constituait un appel à la délation et au lynch que Babich compare aux méthodes du KGB et que je mettrais aussi bien en parallèle avec les méthodes du McCarthysme. L’objet de la vindicte de monsieur Lucas, c’était RT, ou Russia Today (et Sputnik dans la foulée). Il a résumé sa positon en disant : “Si je reçois un CV avec dessus l’indication d’une collaboration avec RT, je fous le CV à la poubelle” (et il aurait pu ajouter, mais cela va de soi : “...Et je téléphone au MI5/FBI pour communiquer nom et adresse”) ; et il a réclamé, monsieur Thomas, “a bit more ostracism” à l’encontre des journalistes de RT (et du reste, des organisations de communication russes).

La deuxième chose qu’a dite monsieur Thomas, c’est le constat dépité du succès de RT (décidément, prenons RT comme symbole du mouvement que je veux décrire ici), en l’expliquant presque candidement par l’évidence : “Pourquoi les gens regardent-ils RT avec tant d’avidité ? Parce qu’ils pensent que les médias mainstream ne leur disent pas la vérité et parce qu’ils en ont assez des élites politiques dans nos pays”. Bien, tout est dit, et cela me permet d’en venir au cœur de mon sujet qui est ce symbole de l’installation d’un site de RT en français (en même temps que d’un autre, en allemand), au début de ce mois. (Cela suivait l’installation de Sputnik également à la fin janvier [voir le 29 janvier 2015].) On a déjà dit, sur ce site de dedefensa.org (voir le 24 décembre 2014), certaines choses qui paraissent nécessaires sur ce “bouleversement ontologique” que constitue l’installation du système de la communication des réseaux russes comme outils essentiels pour notre information et notre indépendance de jugement, à nous antiSystème, et portant essentiellement sur les matières de la situation internationale dans le domaine des grandes crises.

Pour moi qui ai vécu la Guerre froide, dont une bonne part dans le journalisme (à partir de 1967), le bouleversement est effectivement ontologique. Il a également un formidable effet de masse, un succès absolument colossal, avec notamment les chiffres de RT qui en font actuellement sans nul doute le premier réseau mondial d’information multimédia, notamment en termes d’audience internationale  ; c’est un phénomène, pour la Russie qui est tout de même l’ex-URSS et quand on a connu les méthode d’“information” de la chose, qui est absolument, complètement sensationnel, dans un univers ouvert à toutes les formes de médias, à toutes les concurrences, à toutes les pressions, idéologiques, économiques, financières, etc. Mais, en ayant à l’esprit toutes ces observations qui nous disent qu’une révolution de la communication du point de vue de la diffusion dans le cadre de la lutte Système versus antiSystème est en train de se faire, le fait sur lequel je veux essentiellement insister dans cette chronique c’est celui de cet aspect d’une orientation francophone, vers la France, en français, avec l’ouverture de versions françaises de ces deux grands réseaux que sont Sputnik et RT.

Il faut noter que les précédents réseaux (Novosti, Tass, etc.) avaient des versions françaises, mais tous souffraient de la réputation, – plus ou moins justifiée, – d’être des adaptations plus ou moins approximatives des anciens réseaux d’information soviétiques. Avec Sputnik et RT dans leurs versions présentes, il y a une rupture formelle et technique formidable, qui les met au niveau des grands réseaux occidentaux dans ces domaines des moyens, de la forme et du rythme. C’est un point absolument fondamental, parce qu’avec cet apparat technique, cette dynamique graphique et rédactionnelle, ces nouveaux réseaux russes entrent aisément dans notre univers de la communication. L’impact psychologique est d’une très grande force, il bouleverse les comportements, les attitudes, les façons de lire et d’entendre ce que nous disent ces réseaux, en un sens. Or, ce qui m’importe particulièrement de mettre en évidence ici, c’est l’importance de tous ces faits dans cette situation de révolution de la communication ; car la confluence de ces observations conduit aussi bien à l’hypothèse que si “une révolution de la communication” est en train de se faire avec le développement sensationnel des réseaux russes, cette révolution peut prendre en France, si ces réseaux développent cette adaptation en français d’une façon sérieuse (1), une forme de révolution spécifique à la France elle-même, et conduisant à un renouveau français.

Je suis sensible à cette hypothèse puisqu’on sait bien, par cette chronique justement (voir le 19 janvier 2013 et le 19 novembre 2014), combien je suis Français et combien le sort actuel de la France m’est particulièrement pénible ; qu’on sait bien également, par des récents textes du site dont j’épouse évidemment complètement le sens (voir le 18 janvier 2015 et le 13 février 2015), combien il semblerait qu’un courant nouveau se fait sentir, qui pourrait être utilement exploité par la Providence dont on sait la vigilance, pour donner à la France une nouvelle orientation ou retrouver simplement une orientation ancienne. On voit et lit dans ces diverses citations et références combien la question russe peut contribuer à cette évolution française, tant la substance même de cette évolution porte sur la revigoration des principes essentiels (souveraineté, identité) auxquels les Russes sont eux-mêmes attachés pour leur compte. Je crois qu’à cet égard, la communication, et l’information qu’elle véhicule, peuvent suivre cette même logique, et faire espérer des effets semblables.

Aussitôt se pose, à ce niveau de la réflexion et pour les esprits vigilants, la question du contenu par rapport à la vision russe, ou plutôt par rapport aux intérêts russes. Ceux qui suivent le raisonnement dont l’enjeu essentiel est bien la sortie, c’est-à-dire la “libération” de l’information-Système (essentiellement manipulée et diffusée par l’anglosphère ou les réseaux anglo-saxons), peuvent aussitôt avancer l’argument contestataire qui semble aller de soi : “Et si c’est pour retomber sous l’emprise d’un autre courant partisan, qui est le courant russe ?” Je ne m’y attache pas, toutes réflexions faites, pour une raison essentielle. Ce qui fait la nouveauté et l’originalité des capacités nouvelles des Russes au niveau de la communication, c’est leur réalisation (des Russes), consciente ou inconsciente qu’importe, que, pour l’emporter, il ne faut pas tant faire la promotion des intérêts russes que se battre contre l’américanisation de la communication (ou l’américanisation-Système pour introduire le maître d’œuvre de l’entreprise). D’un certain point de vue, la communication russe agit moins pour construire quelque chose qui lui soit propre que pour détruire quelque chose qui a été jugée par elle comme un ennemi mortel de la Russie en tant que structure souveraine et identitaire. Il s’agit par exemple, mais exemple massif et décisif sans nul doute, d’opposer ce qu’on nomme dans ces colonnes des “vérités de situation” à la narrative-Système, spécifiquement pour détruire la narrative-Système. Il s’agit de détruire, détruire et encore détruire, cette prison de la communication dans laquelle le Système nous contraint avec une puissance stupéfiante.

Dit autrement, dit plus hautement me semble-t-il, il s’agit d’opposer le principe fondamental qui est nécessairement indépendant de tout engagement politique, donc indépendant à ce point des intérêts propres à la Russie, aux “valeurs” selon la dialectique du bloc BAO qui s’accordent nécessairement à une forme politique, donc à un engagement politique. On remarque combien les Russes parlent peu de la forme et des valeurs de leur régime, et cela leur est tant reproché par ceux qui ne peuvent concevoir un discours politique sans le structurer selon les “valeurs” qui soutiennent et, à leurs yeux, légitiment leurs régimes. Il suffit de prendre les Russes au mot et raisonner de leur façon, selon les principes au-delà des engagements politiques et non plus selon les “valeurs” liées aux engagements politiques, et par ce fait retrouver, dans le chef de la France, la référence gaulliste dont la conception politique également sous forme de référence est justement le principe au-delà de toute forme de régime (le régime n’étant que l’expression possible selon les circonstances des nécessités des principes).

... Il n’y a rien à craindre, pour ceux qui craignent l’influence russe, pour ceux qui croient encore à l’importance des influence nationales par rapport à la puissance énorme de l’affrontement entre le Système et l’antiSystème. Il s’est produit le même phénomène, avec une intensité moindre dans l’enjeu bien entendu, dans les années 1960 et 1980, qui fut un peu le banc d’essai de la façon dont on peut lutter, et aider ceux qui en sont le plus les prisonniers à lutter, contre une forme qui a les allures qu’on prête désormais à ce qu’on nomme ici “le Système”. Les années 1960-1980, c’était l’époque où l’URSS avait amorcé la pente descendante de sa décomposition et se trouvait en position de semi-ouverture vis-à-vis des pénétration extérieure à cause du relâchement de ses énergies de censure, de répression, ou de propagande pour ce qui concerne ce qui était l’équivalent beaucoup plus frustre de la communication d’aujourd’hui. Il y a donc eu une ouverture à la pénétration des moyens de communication occidentaux, qui, de plus, pour radicaliser la démonstration, étaient bien plus orientés vers la promotion du système occidental que les réseaux russes le sont aujourd’hui pour leur propre système (toujours cette différence principes-“valeurs”). Quel fut le résultat en profondeur de cette action ? Nullement l’américanisation-Système de l’URSS redevenue Russie mais plutôt la réactivation de la tendance psychologique et spirituelle à l’indépendance de pensée des Russes, ou à la pensée russe spécifique des Russes, c’est-à-dire de ce qui avait été affreusement érodé par le système soviétique.

Pour le cas de la France, qui est en situation d’oppression psychologique et d’occupation intellectuelle du fait de l’américanisation-Système, ce processus doit être encore plus envisagé dans le sens de la libération parce que la Russie est évidemment beaucoup moins prédatrice et déstructurante que les USA pour les autres cultures, elle évite même complètement cette forme d’action ne serait-ce que pour préserver les principes généraux (souveraineté, identité) dont elle-même dépend pour sa stabilité et sa pérennité. C’est-à-dire que la nouvelle méthodologie de communication de la Russie, ouverte, puissante, rapide et efficace selon les méthode modernes dont même les traditionnalistes doivent se saisir pour renforcer leur cause, ne peut en aucun cas se comparer à de la propagande. Elle ne fera pas des Français des captifs d’hypothétiques intérêts russes, elle conduira au contraire à la libération des esprits français de l’américanisation dont ils souffrent en fait depuis des décennies. (Paradoxalement, me semble-t-il, depuis les années 1960, qui furent les années les plus intenses du développement de la doctrine gaulliste, malheureusement secrètement et radicalement contestée par une américanisation-Système accélérée de type-sociétal dont les événements de mai-68 furent, pour une bonne partie, un exemple achevé de son opérationnalisation.)

On comprend donc, à cette lumière, la hauteur de l’enjeu. Il s’agit bien, dans ces temps gigantesques, d’un épisode d’une bataille entre le Système et les antiSystème qui se dressent contre lui. Dans ce cadre-là, les choses basculent vite et, souvent, les moyens de ces basculements sont pleins de surprises.

 

Philippe Grasset

 

Note

(1) Sur ce point très précis, il faut espérer tout aussi précisément que les versions françaises des réseaux russes, notamment RT, seront développés avec énergie dans le but d’arriver à l’égal, en contenu, en rapidité de parution, en soutien par des textes et émissions d’analyse, au réseau étranger principal de RT qui est le réseau en langue anglaise. C’est loin d’être le cas pour l’instant. Les Russes doivent comprendre que la France est, dans la bataille du Système contre l’antiSystème, un enjeu capital et fondamental, qu'il faut mesurer en appréciations qualitatives et non en estimations quantitatives.