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192719 mars 2013… Je vais commencer cette chronique par des citations de lecteurs, lesquelles citations ont à voir avec le mécanisme des donations mensuelles, lequel mécanisme a à voir avec l’établissement de cette chronique du 19 courant… (voir le 19 juillet 2012). Voyez comme tout s’enchaîne harmonieusement… “Harmonie”, d’ailleurs et justement, tel est le titre de cette chronique, alors qu’en une première version j’avais choisi “Angoisse & panique” ; vous avez déjà tout en résumé, par la grâce d’une logique que je jugerais admirable parce qu’elle m’était au départ étrangère et qu’elle est venue, par la force des choses, guider les choix de ce texte et de ses mots, et la plume qui les écrit. (Ce qui veut dire également ceci : ne craignez rien et ne vous découragez pas, je ne parlerai des donations que dans l’entame ; ensuite la musique changera.)
Les lecteurs, d’abord. Ils sont deux, et tous deux d’excellent conseil, ils ont écrit dans un esprit chaleureux que je ressens comme la marque d’une belle estime pour le site, le travail qui y est fait et tutti quanti. Mon esprit à moi, en les citant, est à mesure. Il y a d’abord Jean-Jacques Hector, le 25 janvier 2013, dans le Forum du texte correspondant, et son intervention sous le titre “Angoisses”.
«Je comprends que la fréquentation quotidienne de l'absurde fasse monter chez vous quelque angoisse, comment faire autrement?
»Mais quoi? Voilà un moments que les donations sont significativement plus importantes en fin de mois. […] [A]lors, pourquoi vous inquiéter ? Epargnez-vous ce pesant exercice mensuel si vous le pouvez. Bonne chance.»
Il s’agit ensuite de notre lecteur qui s’est lui-même donné le pseudo de Mumen, le 25 février 2013, sur le Forum du texte attenant. (Mumen nous signale par ailleurs des manquements de notre part. Je dis cela en reprenant le “nous” courant sur dedefensa.org, parce que c’est dans ce contexte qu’il faut répondre, en mettant en évidence que nous sommes inexcusables, que nous n’avons pour notre cause que les piètres choses habituelles du débordement de l’esprit par les circonstances qui s’accumulent et qui pressent, du temps trop court, de l’attention sans cesse sollicitée par les événements du monde…) Mumen met également en cause cette “panique” mensuelle (qui était “angoisse” dans le premier courrier) et les textes d’alerte des donations qui en seraient le legs.
«Et puis votre panique mensuelle du 19 est déprimante. Je la saute. C'est le seul post de votre plume que je zappe par lassitude, dussé-je perdre une once de votre personne privée, puisqu'il s'agit la d'une de ses rares manifestations. Mr Grasset, je vous aime, mais n'ai pas l'intention de vous “sauver” tous les mois.
»Votre force tient sans doute en autre chose que QI, culture, outils et talent. Le stress est il votre moyen de toujours rester en éveil ? Désireriez vous réellement le calme et la paix que procurent une trésorerie et des comptes prévisionnels sains ?
»dedefensa mourra-t-elle de ce stress, de cette vie survoltée, surdouée, ou bien aurons nous la chance et le privilège de vous lire encore des années (tant que ça dure, je veux dire, le monde comme on le connait). Qui perdra en dernier, vous ou le système ?»
Sans considérer le fond de l’argument, comme promis, il est vrai que ce sentiment d’angoisse, voire de panique (ce terme est peut-être moins approprié), disons d’une façon plus générale cette humeur dépressive est la marque du caractère de l’auteur de ces lignes. A sa décharge, j’ajoute, qu’outre de n’en pas faire mystère, il lui arrive d’en faire son miel sinon sa bonne fortune. On a vu des textes sur la mélancolie, sur notre tragédie, sur la maniaco-dépression et le bon usage qu’on peut en faire, mais surtout sur la résilience où je trouve l’argument décisif de l’utilité absolument bénéfique, voire essentielle, de ce qui semblerait être un côté irrémédiablement sombre de la psychologie. Ma conviction plus générale, par expérience certes mais par appréhension intellectuelle également, est bien que tout ce qui est dépressif dans le caractère présente, dans une mesure importante ou minime c’est selon, d’une façon évidente ou dissimulée c’est selon encore, le germe d’une utilisation contraire, d’une capacité d’inversion vertueuse de la situation dissolvante et inféconde de la dépression, d’un surgissement d’une force constructive et créatrice. De ce point de vue qui met la chimie organique complètement de côté en ne la considérant que comme un outil de transmission, ce qui est désigné dans le langage courant comme une pathologie serait l’occurrence malheureuse où l’être ne parvient jamais, pour une raison ou l’autre, à activer cette potentialité.
Cela, c’est un aspect du problème que ces remarques m’ont amené à considérer de nouveau. L’autre aspect est la question de la permanence de cet aspect dépressif, ou bien sa relativité, et par rapport à quoi. Ce point de vue est très important, dans mon chef, car il est le déterminant d’une conception selon laquelle je considère l’être en général, le sapiens et sa psychologie dans ce cas mais aussi d’autres êtres, comme très fortement liés à l’activité, à la dynamique, à la puissance du monde, – en d’autres mots et pour d’autres buts de démonstration : liés à l’histoire et à la métahistoire, et influencés par elles, directement (par les événements eux-mêmes), et surtout pour notre propos, indirectement, avec l’évolution et la transformation de l’humeur, voire du caractère lui-même. Je me répète pour permettre la transition et généraliser le propos : cela est très important pour une conception des choses que je crois primordiale, au sens commun et au sens spirituel du mot.
En effet, si cette combinaison de la “résilience” avec sa potentialité créatrice existe heureusement, il n’en reste pas moins qu’elle témoigne d’un déséquilibre, d’une absence d’harmonie (on verra plus loin pourquoi j’insiste sur ce mot “harmonie”). Je considérerais alors et dans un premier temps, – bien entendu, – cette résilience comme une réaction urgente et nécessaire, un acte de résistance, un acte antiSystème si vous voulez, activé contre cette entreprise funeste de déstructuration-dissolution qui frappe la psychologie. (C’est dire, à l’énoncé de cette phrase chargée de mots et d’expression de l’“arsenal dialectique“ courant de dedefensa.org, combien j’adhère à l’hypothèse de l’influence directe, et surtout indirecte comme je l’ai définie, des événements sur la psychologie.) Si elle est cela (réaction, acte de résistance, acte antiSystème), c’est qu’il y a agression, et qu’il y a bien entendu Système avec le cortège de pressions déstructurantes et dissolvantes. Ainsi ai-je toujours eu la conviction, très longtemps confuse, plus récemment explicitée, que cette situation (dépression-résilience) n’est pas une situation absolue, une fatalité de la psychologie humaine. Elle est si forte aujourd’hui, si oppressante, avec éventuellement mais nécessairement une résistance à mesure, parce que les événements ont l’ampleur que l’on observe, qu’ils sont les événements de ce qui est peut-être une crise terminale du Système, d’une civilisation devenue contre-civilisation. (Là aussi ma conviction fait bon marché du “peut-être” pour avancer que c’est sans nul doute le cas.)
… Alors se trouve puissamment et glorieusement activée, comme l’indice d’une réaction à la fois vitale et sublime, la tendance naturelle à se tourner vers le passé, pour trouver, ou plutôt re-trouver des signes de cette harmonie perdue de la psychologie. J’y viens parce qu’une lecture très récente m’en a donné quelques indications précises. Il s’agit de celle de Lucien Jerphagnon, que j’ai découvert sur le tard, comme tant de choses qui tentent de contrebattre mon inculture originelle. (1) Jerphagnon est un maître de la description de la psychologie des anciens, appuyée sur une formidable connaissance de la philosophie de ces temps-là. (Le favori de Jerphagnon est Plotin, ce qui en a tout de suite fait un de mes amis.) Dans son dernier livre posthume (Jerphagnon est mort en septembre 2011), au titre si parfaitement résilient après tout de L’homme qui riait avec les dieux, on trouve rassemblés divers textes recueillis dans les documents qu’il a laissés derrière lui. J’en retire ici deux extraits du même texte («Mystère et vérité») où il nous parle de cette psychologie des anciens dont il situe les dernières traces dans notre Moyen Âge, qui se trouve résumée par ce mot déjà cité plus haut, que je souligne en gras.
«Si les sciences et la philosophie éclairaient la nature d’un monde trop longtemps resté opaque, si elles permettaient de s’y affirmer et d’y mieux vivre, il fallait bien reconnaître qu’aucun savoir n’expliquait tout. A commencer par le fait qu’il y avait un monde. La croyance répondait au besoin qui subsistait d’une présence tutélaire, quasi parentale, avec l’insondable origine de tout, avec la source éternelle d’un monde emporté par le temps. Avec, finalement, la source de toute espérance. […]
»Ayant si longtemps partagé la vie quotidienne des gens de l’Antiquité et du Moyen Âge, j’aurais aimé restituer aujourd’hui quelque chose de l’harmonie d’hier. Réconcilier autant que possible le mystère de la vérité et la vérité du mystère. Comme dans tous les divorces, la rupture entre le savoir et le croire a fait des dégâts, et il me paraît difficilement évitable que l’homme moderne ne se sente frustré d’une dimension essentielle, aussi essentielle que l’autre, de son équilibre, pour ne point prononcer le mot trop vague de “bonheur”…»
Je ressens comme la présence exaltante d’une vérité grandiose dans cette discrète suggestion de la puissance apaisée qu’implique cette “harmonie” d’hier, que je vois principalement s’appliquer à la psychologie humaine et, par conséquent, directement alimenter et aider à mettre au jour une pensée exprimant aussi précisément cette même harmonie dans la perception du mystère du monde et dans la description qu’on peut en faire. Admettant cela, on ne peut plus s’étonner que les Grecs nous ait donné tant de grands esprits, et que les plus grands qui suivirent tant que cette harmonie survécut y fissent constamment référence, en même temps qu’eux-mêmes étaient de la même référence, – au moins, de Platon à Plotin si l’on veut… (Jusqu’au moment du commencement du grand changement, selon Jerphagnon, où, «[a]vec Augustin, l’autonomie de la philosophie par rapport à la religion prend fin».)
Comme on devrait la comprendre selon cette appréciation de notre civilisation mise dans la perspective de l’évolution tragique du sapiens, l’évolution de sa psychologie est la mesure la plus incontestable de cette tragédie, et les tourments de cette psychologie confrontée à des conditions du monde insupportables le sont plus encore. Je crois fermement que si l’on parvient à avoir un comportement, un caractère, une pensée nourris à cette intuition haute de l’existence originelle de cette harmonie, comme une lumière qui parvenait à transcrire encore le reflet du Principe unique, de “l’insondable origine de tout”, les tourments de la psychologie que l’on connaît nécessairement aujourd’hui acquièrent un sens. Elle ne sont pas en vain ; elles sont absolument le contraire d’une pathologie mais source de guérison ; elles sont nécessaires, elles sont tout simplement vitales en ceci qu’elles sont la sauvegarde de l’esprit si cela est possible, et puisque cela est évidemment possible…
Ainsi est-ce en revenir à la dépression, à l’angoisse, à la mélancolie qui étaient au point de départ de cette réflexion, pourtant à partir d’une occasion qui pourrait apparaître anodine ou triviale et qui n’en est pas moins révélatrice comme tout ce qui a trait à notre psychologie. Dans ce cas, la résilience qui vous fait transmuter une humeur dépressive en une dynamique créatrice se nourrit à cette conviction que l’harmonie a déjà existé, et qu’elle pourrait exister à nouveau, et ainsi cette terrible agitation qui vous secoue et semble vous martyriser à nouveau et constamment prend tout son sens en éclairant le sens dont elle est porteuse. La résilience qui vous fait jaillir d’une dépression n’est pas une revanche, une riposte, ce qui indiquerait que vous êtes toujours prisonnier de votre dépression, mais justement le contraire, une échappée vers la lumière et l’harmonie dont cette lumière est l’indice. La bataille et le tumulte que nous connaissons sont ce que nous faisons qu’ils sont ; ils peuvent parfaitement être, ils le sont même nécessairement au bout de la réflexion, une recherche de l’harmonie.
Ainsi n’ai-je aucune hésitation, lorsqu’une de mes réflexions y invite presque sous la forme de ce qu’on jugerait être une confession, à exposer ces tourments de mon esprit suscités par les écarts de ma psychologie. Les lumières du passé m’indiquent sans le moindre de ces doutes que l’ombre de notre époque crépusculaire suscite parfois, qu’il y a dans ce trouble profond les signes d’une lutte ardente qui a un sens si élevé. Ce n’est pas être si fou (je ne suis pas si fou) ; c’est celui qui en jugerait différemment qui, malheureusement, prendrait ou subirait le risque terrible de l’être, le fou.
Philippe Grasset
(1) … Certes, inculte, bien plus inculte qu’on croit, l’auteur. Aussi, pour répondre à une lectrice, j’avoue sans fard n’avoir pas lu l’Homme sans qualité de Robert Musil. Puisque l’occasion s’y prête, commande de la chose a été passée.
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