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168719 septembre 2012… L’angoisse est ce que je désignerais comme une sorte d’implacable réductionnisme psychologique, sur la voie de l'entropisation. (Étymologiquement, pour “angoisse”: angustia [“resserrement”], d’angustus, “étroit”, lequel vient d’ango, “serrer”.) La chose, – l’angoisse et la façon d’en disposer, d’en user, – tient une grande place dans ma vie psychologique et dans la force et l’orientation, voire l’inspiration de mon intellect. Je n’aborde pas ici une question qu’il suffirait de régler par un “Prends donc un Xanax”, même si c’est le cas. La chimie reste ce qu’elle est, une partie d’un moyen qui serait bien en peine de nous expliquer pour quelle fin l’employer. (En vérité, pourquoi sortir de l’angoisse, pour quel dessein et pour quel destin ?)
L’angoisse pose un problème singulier à celui qui la ressent dans le cours de son travail, si son travail est de cette sorte qui est un accaparement enveloppant tout son être, et si ce travail est de ce domaine où s’offre toute entière sa pensée elle-même, qui est elle-même tributaire d’une façon ou d’une autre de cette angoisse. On voit bien où je veux en venir, immédiatement, pour commencer cette chronique, en exposant que l’angoisse est quelque chose d’infiniment intime, mais qui influe décisivement sur une activité qui, par essence, est du domaine de la communication des choses essentielles, qui est donc d’une certaine façon et d’une façon très puissante antagoniste de la situation de l’intimité.
Ainsi, très curieusement ou bien d’une façon significative et même exemplaire, – ainsi en est-il de cette chronique. La décision de la publier a été prise, on sait pourquoi, sous le titre et selon la chronologie du “19 courant…” de chaque mois. Cela semblait un projet cohérent, voire enrichissant, et l’idée de la régularité, à la fois une discipline et une incitation nourrissant la création de la chose, – laquelle est laissée, de son côté, pour le contenu, à la liberté de l’inspiration. Pourtant, il s’avère que cette chronique provoque chez moi une angoisse, par l’autorité qu’elle prétend avoir sur moi : “Tu dois publier, me dit-elle, ce texte pour le ‘19 courant…’”, et cette autorité heurtant mon autonomie et allant jusqu’à provoquer chez moi une sorte de paralysie, peut-être par rébellion, concernant le choix du sujet et son développement. (“Puisque cette chronique exige de moi ce texte, je me refuse à le faire en refusant l’inspiration qui lui est nécessaire, en déclarant même que je n’ai aucun sujet à traiter pour cette chronique.”) D’autre part, comme le montre ce texte, l’angoisse que son autorité suscite en moi en semblant attenter à ma très-précieuse liberté devient également le sujet du texte, et donc le sujet d’une réflexion ; le frein à la création du texte devient lui-même le sujet du texte, donc l’aliment de cette création… L’attentat contre ma très-précieuse liberté devient l’aliment de la liberté de développer une réflexion à ce sujet.
J’ai débuté avec un cas en apparence anodin, peut-être vain, et finalement qui semble abstrait ou dans tous les cas pauvre par son étroitesse (le cas de la nécessité de l’énergie pour se mettre à la composition d’un texte, avec les sensibilités un peu sollicitées de la très-précieuse liberté et du pathos, cette “emphase affectée” allant avec) ; un cas qui se découvre pourtant bien concret puisqu’il débouche sur ce texte, par lequel j’entends aller plus loin, plus large et plus haut dans l’exploration de la chose, l’“angoisse-melancholia”. Cet exemple “en apparence anodin” n’est effectivement pas un accident, il se révèle comme l’illustration introductrice d’une situation que je ressens, qui est d’une puissance inouïe, à la fois écrasante et libératrice. Il devient nécessaire de tenter de s’en expliquer dans un cadre plus large.
Cela se passe le matin, très tôt, selon mes habitudes de lever qui me jettent aussitôt dans mon travail, dans mes pensées et mes réflexions. L’éveil est complet et rapide, et il détermine aussitôt mon humeur de l’angoisse. Dans ce cas, l’angoisse est bien l’expression de l’humeur, et de l’humeur au sens le plus noble ; l’humeur est alors l’expression du caractère, sa forme même. “Très tôt” et au réveil, et dans ces conditions d’une activité aussitôt intense, l’on se trouve dans cet instant où l’on est à nu… L’on dirait alors que l’humeur de l’éveil, qui s’exprime dans l’angoisse, retient avec elle le noir de la nuit, le gouffre terrible de l’interrogation suprême refermée sur sa conclusion néantielle, qu’elle est encore emprisonnée par ce côté sombre. C’est là le champ de la bataille de la libération, et il s’agit d’en définir les conditions pour mieux décrire ce champ et livrer bataille.
Observant à la fois les traits de mon caractère, les pensées qui roulent, à mon âge et dans mes activités, je me rendais compte à moi-même de quelque chose qui aurait pu être nommé “nostalgie” pour caractériser l’humeur produisant cette angoisse. Mais la “nostalgie”, si elle embrasse parfaitement ce besoin formidable et vital de la référence du passé, et d’un passé mythique autant qu’expérimenté, restait pour moi beaucoup trop “fixiste” ; trop fixée dans le passé, emprisonnée par lui, – ayant compris la dimension libératrice du passé pour l’esprit mais n’en usant nullement pour se libérer soi-même, dans le présent.
La tâche, la fonction, le principe de l’activité tiennent une place essentielle dans mon explication du phénomène. Il s’agit d’observer le monde dans un Moment d’une crise d’une ampleur, d’une profondeur et d’une force sans précédent ; une crise de civilisation, une crise d’un temps métahistorique, la crise de la fin d’un cycle ; une crise dont l’ampleur et la source dépassent évidemment les sapiens, dont la spécificité eschatologique s’impose, comme je la ressens, d’une façon irrésistible. L’angoisse demande alors une explication plus large et plus libératrice, et la référence à la “nostalgie” s’avère définitivement insuffisante… Voici donc melancholia.
Il semble que ce soit le film de Lars von Trier (Melancholia) qui ait orienté mon attention sur le cas de la mélancolie. On y voit l’héroïne plongée dans une dépression profonde, dévorée par l’angoisse, totalement étrangère et insensible, voire hostile, à toutes les sollicitations (riche mariage, réussite sociale) que peut offrir notre monde dans son époque d’une catastrophique pauvreté, de cette pauvreté qui annonce les catastrophes… La catastrophe, justement, change tout. Ce sera Melancholia, du nom de cette planète errante qui s’approche de la terre. Tout le monde veut croire ce que la science proclame, que la collision sera évitée et que le si riche destin actuellement manifesté de l’humanité se poursuivra. L’héroïne dépressive et angoissée sait bien que non, que la collision aura lieu. Sitôt confrontée à la proximité grandissante de Melancholia, elle retrouve toute son énergie, toute sa force, toute sa lucidité, et soudain la voilà d’un calme impérial et apaisé. Confrontée au destin tragique qu’elle identifie, elle se libère de sa dépression et écarte son angoisse d’un esprit rétabli et d'un geste de congédiement. La mort est le terme de ce destin, comme de tous les destins ; mais, éclairée par une telle lumière de cette libération de l'esprit, la mort acquiert des dimensions transcendantes, presque la beauté d’une promesse sacrée. Melancholia a animé la transmutation de l’humeur, et soudain elle a élevé l’esprit.
Cette question avait été indirectement abordée dans le dde.crisis du 10 janvier 2010, parlant de la “maniaco-dépression” du monde, où une fonction faussaire fondamentale est attribuée à l’aspect maniaque, tandis que la dépression est la sanction de cette aventure dans la folie, mais la sanction dont il est donné de pouvoir user pour retrouver le domaine sacré de la conscience la plus haute. Dans ce cas, la dépression est l’angoisse, et l’angoisse le moment de vérité.
«Ainsi dirions-nous qu’à la lumière et sous la pression de la modernité, l’épisode maniaque, qui est tromperie pure, inversion de la vérité, simulacre du monde, constitue effectivement la démarche centrale de cette modernité. C’est dans ce cas que se manifeste le plus précisément le Mal, comme si l’individu, ou l’époque, était complètement possédé́ par le Mal (sans en être pour autant, ni la source, ni même la substance). Et le Mal se manifeste sous son vrai visage, qui est simulation du contraire de lui-même, inversion de la vérité́ du monde, tandis que le mouvement marqué par l’obsession compulsive, par sa pression permanente et désordonnée, empêche la pensée, notamment sous la forme de la raison, de se rassembler, de se retrouver et de s’ouvrir à l’intuition haute.
»On comprend que, dans ces conditions, effectivement, l’épisode dépressif signifie une sorte de défense paradoxale ; la dépression extrait la psychologie de l’épisode maniaque ; elle lui impose la lourde charge d’effectivement sentir tout le poids de la matière qui est dans l’âme, mais elle permet aussi de se dégager du tourbillon maniaque, ménageant ainsi une chance de retrouver une certaine stabilité structurée. En quelque sorte, la dépression permet de retrouver la vérité du monde, et comment cette vérité elle-même objet des attaques qu’on a détaillées a conduit nécessairement la psychologie à la dépression. Il s’agit alors de dépasser les aspects négatifs de la dépression pour, en s’appuyant sur ce en quoi ces aspects rendent compte de la vérité du monde, monter une défense puis une contre-attaque contre l’illusion maniaque qu’est la modernité. Comme on le comprend, tous ces phénomènes évoluent parallèlement, et la psychologie doit évoluer entre l’un et l’autre selon ce qu’elle peut, pour se sauver elle-même, d’elle-même.»
La mélancolie permet de faire passer l’angoisse de l’aspect dépressif négatif à la puissance de riposte que suscite la nécessité de réaction que certains individus, et que la situation du monde elle-même si ces individus y sont liés, trouvent dans la dépression. Aristote rapporte que l’on cite Hercule (Héraclès), comme doté de cette humeur mélancolique, ce qui paraîtrait singulier pour ce héros qui a, pour rendre service à Atlas, porté le monde le temps qu’il fallait (avant de le refiler à nouveau à Atlas)… Pourtant, s’il est dit que l’on prend, tôt le matin, le fardeau du monde au-dedans de soi, l’“angoisse-melancholia” justifie toute sa présence et sa pression et le cas d’Hercule devient lumineux pour qui sait en user : n’aurait-il pas trouvé dans la melancholia qui l’accablerait la force de porter momentanément le monde ? L’“angoisse-melancholia” pourrait être nommée, par le psychiatre tenté par la psychanalyse, comme le “complexe momentané d’Hercule” ; le psychiatre s’arrêterait là, heureux d’avoir ainsi l’objet d’une communication scientifique, lancé alors dans l’exploration des bas-fonds du complexe au lieu d’en faire une base libératrice pour tenter d’embrasser toute la hauteur de cette conformation évolutive de l’humeur ; intéressés par la pathologie du cas plus que par la métaphysique de la contraction crisique angoisse-élan de sauvegarde.
Effectivement, Aristote parle, à propos d’Hercule, de “mélancolie”, qui vient de la bile noire (selon la théorie des quatre humeurs d’Hippocrate, – le sang, la lymphe, la bile jaune et la bile noire) : «Pourquoi tous les hommes qui se sont illustrés en philosophie, en politique, en poésie, dans les arts, étaient-ils bilieux, et bilieux à ce point de souffrir de maladies qui viennent de la bile noire, ainsi on cite Hercule parmi les héros ? Il semble qu'en effet Hercule avait ce tempérament ; et c'est aussi en songeant à lui que les Anciens ont appelé mal sacré les accès des épileptiques.»
Wikipédia, qui cite cette phrase d’Aristote, explicite cette dimension de la mélancolie qui m’attache si particulièrement, que je ressens avec tant de force. «La mélancolie est un trouble de l'humeur caractérisé par un état dépressif, un sentiment d'incapacité, une absence de goût de vivre pouvant, dans les cas les plus graves, conduire au suicide. Toutefois cette définition est contestée car elle serait un avatar de la modernité. […] Le mot est emprunté au latin melancholia, […] [il] signifie donc étymologiquement la bile noire… […] La mélancolie dans le sens antique permettait de vivre le deuil, [de] se dépasser ou encore de trouver un sens à la vie, en d'autres termes, c'est un passage en temps de crise (qui n'aboutit pas toujours à un résultat négatif). Et c'est là que la mélancolie prétend dépasser ces états de tristesses.»
L’angoisse est comme une main qui est une poigne de fer, la poigne de la Matière qui a fait incursion en vous pendant l’heure sombre de la nuit et qui vous prend l’estomac, le serre, le roule et le boule, et qui vous dit en ricanant, – non, en persiflant plutôt : “Mais TU ES cet estomac, et rien d’autre, toi-même réduit à ton estomac, cette misérable poche dont la fonction basse est de transformer le noble mets en une bouillie infâme”. L’image est lourde, comme l’estomac, mais c’est bien là l’idée de l’angoisse, celle qui vous assaille, vous entraînant vers le bas, vers l’horrible sombritude ; mais vous-même, vous débattant dans cette bouillie infâme, pour, justement, vous en libérer et vous élancer vers le champ des idées et de leurs représentations, vous-même conduit à vous transmuter ! L’enjeu est alors posé, comment en sortir, faire en sorte d’échapper à la prison de l’estomac en produisant des idées et non plus une bouillie infâme, et des idées soudain élevées par la grandeur sacrée de la libération ainsi réalisée ; “Et tu ne seras plus estomac en crise, producteur de la bouillie infâme et toi-même complice de cette production, mais soudain devenu le monde en crise, toi-même observant le monde en crise et ainsi libéré, et enfin contemplant l’angoisse enfin réduite à une vaine impuissance, à une paralysie réductrice du rien”. Ainsi se délivre-t-on, chaque fois encore une fois dans le tôt matin pour mon compte, de l’esclavage de l’angoisse. Cet acte cathartique de libération, nécessairement vers le haut, nécessairement vers la dimension du sacré qui, seule, vous donne la clef et l’énergie de cet élan. La puissante melancholia, justement désignée aussi comme “un passage en temps de crise” transmute l’angoisse horrible
…Certes, vous n’empêcherez pas, bientôt, que renaisse une vague de la même chose recommencée, angoisse encore insidieuse et pourtant bien connue : j’ai réussi cette fois encore, mais réussirai-je encore, la prochaine fois, à vaincre l’angoisse en la transmutant ? L’homme est une corde tendue entre le côté sombre de l’angoisse, et son côté lumineux.
Philippe Grasset
Il était écrit, dans le premier “19 courant” de cette chronique, – ceci : «Je crois que, souvent, ou bien parfois je ne sais, le texte de cette “Chronique du 19 courant…” sera terminée par cette Note en forme de ‘Post Scriptum’” dont le rôle sera de clore le texte par un rappel de la situation des donations, ce “19 courant…” Habile, n’est-ce pas ?»
Eh bien, “habile, n’est-ce pas ”, – quelle drôle de question. Vraiment, ce n’est pas le propos de cette chronique, ni de servir d’argument pour la barre de comptage de nos donations, en aucune façon… Si l’idée vous en vient, soyez-en remercié mais ne croyez pas une seule seconde que cette chronique fut écrite dans ce but.
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