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214319 juin 2013... L’idée m’est venue, inhabituelle pour cette rubrique, de revenir sur un texte très récent du site, et plus précisément sur une partie très spécifique de ce texte, pour la commenter, pour en mieux cerner sa nécessité qui n’est pas évidente, sa spécificité justement, et ce qu’elle représente, ce qu’elle dit précisément d’une appréciation intuitive que j’ai depuis longtemps à propos de son sujet. Il s’agit du texte du 13 juin 2013 sur le scandale PRISM/NSA/Snowdon, plus axé sur les réactions et les agitations à Washington, à ce propos. Le texte se termine, peut-être abruptement à première vue, par un dernier intertitre sur Lincoln, et une rapide réflexion sur le 16ème président des Etats-Unis, et peut-être “le plus grand”, – c’est ce qui est avancé dans le texte, – er certainement, pour mon propre jugement intuitif justement, le plus tragique. Je reproduis ce passage ci-dessous, tel qu’il est dans ces Notes d’analyse...
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» Effectivement, le “regard de pierre de Lincoln”, à la fois furieux, méprisant, énigmatique, et sans doute secrètement las... Que pense-t-il, ce Lincoln écrasant, installé sur son gigantesque fauteuil de pierre qui n’est pas un trône, – surtout pas ! Que pense-t-il, installé dans son Mémorial, de la frénésie de ces fourmis hystériques qui peuplent les couloirs du Congrès de la Grande République, comme si elles s’agitaient au rythme glorieux de The Battle Hymn of the Republic ?
» Il n’y a pas un moment décisif, une circonstance tragique ou d’une gloire fardée de la Grande République... Il n’y a pas une scène d’un film hollywoodien sur la politique washingtonienne où le réalisateur prétend exprimer la vérité d’une situation ou la vérité d’un personnage, de Mister Smith Goes to Washington de Capra au Nixon de Stone, qui ne se passe au pied de cette immense et écrasante sculpture du grand président.
» Lincoln, l’emblème d’Obama pour son élection, Lincoln le plus grand président de l’histoire des États-Unis, l’homme par qui les USA furent tordus par le fer et par le feu pour paraître la nation qui importait, et qui ne le furent jamais, cette nation... Lincoln, le plus grand président, c’est-à-dire le plus autoritaire, le plus tyrannique, le plus producteur de forfaitures diverses, le plus faussaire en un sens et l’installateur du Système au cœur de la République, et sans doute également, le plus angoissé et le plus dépressif. Le 9 juin 2013, Thomas di Lorenzo, spécialiste de Lincoln de la sorte que Spielberg s’est bien gardé de consulter pour tourner son sucre d’orge du même nom, écrivait, à propos d’un obscur mais héroïque parlementaire, ce qu’il faut savoir du grand président :
» “....all of these heroes stand on the shoulders of Democratic Congressman Clement L. Vallandigham of Dayton, Ohio, who was deported by the Lincoln administration in 1863. He was treated in this way for saying such things as how any British sovereign over the past 300 years would have lost his head for doing things Lincoln was doing (illegal suspension of Habeas Corpus, mass imprisonment of tens of thousands of political dissenters, shutting down more than 300 opposition newspapers, committing treason by “levying war upon the [Southern] states”, the exact definition of treason under Article 3, Section 3 of the Constitution, confiscating firearms, intimidating federal judges, rigging Northern elections, waging war without congressional approval, and worse). He also condemned the Lincoln administration on the floor of Congress for waging total war on his own country for the purpose of institutionalizing corporate welfare, protectionist tariffs, and nationalized banks and currency to pay for it all.”
» Ainsi était Lincoln, et c’est précisément pour cela que cette figure malgré tout tragique est effectivement le plus grand président des Etats-Unis. Sa victoire, à la veille de son assassinat, vit son grand général, Grant, recevoir la capitulation de Lee en mettant presque le genou en terre d’émotion et de respect devant le grand général sudiste, à Appomatox, en avril 1865, résumant ainsi involontairement, par ce comportement, la forfaiture de cette fausse Civil War. Les débuts en politique du grand Lincoln, en 1838, avaient été marqués par un discours, dans sa ville de Springfield, dans l’Illinois. Il disait ceci :
» “A quel moment, donc, faut-il s’attendre à voir surgir le danger [pour l’Amérique]? Je réponds que, s’il doit nous atteindre un jour, il devra surgir de nous-mêmes. [...] Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant.”
» Ainsi soit-il ? »
Lincoln, on en a parlé par ailleurs, déjà, d’une façon appuyée ; sur le site, certes, mais également, et précisément pour ce qu’il m’importe de développer ici, dans la préface (le 18 décembre 2009) de ce qui est devenu le premier tome de La grâce de l’Histoire. C’est là, surtout, à partir d’un parallèle fait par un biographe (Arnaud Teyssier) de Lyautey entre son sujet et Lincoln, que je me suis attaché au fait du caractère dépressif et profondément angoissé de Lincoln ; l’auteur cité assimile ce trait de caractère (plutôt que pathologie, certes), comme dans le cas de Lyautey, à ce “mal” du taedium vitae dont parlait Sénèque (et Lucrèce avant lui, selon l’excellente intervention d’un de nos lecteurs sur le Forum de l’Introduction de La grâce, le 10 février 2010). Le taedium vitae, ou “dégoût de vivre”, est souvent présenté comme une affection individuelle caractéristique d’un sentiment collectif d’angoisse et de dépression devant la situation de la grande République romaine à des périodes spécifiques, et que je serais conduit intuitivement à identifier comme une appréhension prémonitoire de la décadence et de la chute de la grande aventure romaine, réalisée avec le destin final de l’empire de Rome. L’interprétation essentielle qui m’arrête ici est celle d’une affection individuelle datée, et liée à l’histoire directement, qui n’est donc pas à proprement parler une pathologie comme l’on entend la chose, que je définirais plutôt comme une connexion fondamentale entre la psychologie individuelle et l’histoire, et même métahistoire sans aucun doute puisque la connexion serait de cette sorte ; c’est une de ces occurrences, ce Moment psychologique, où apparaît la vérité du lien nécessaire entre l’individu et le destin collectif.
(Certes, avec la question implicite posée dans le cas évoquée : ce taedium vitae est-il la conséquence psychologique individuelle de ce qui apparaîtrait comme des signes de la décadence et de la chute, même si celles-ci ne se réalisent pas aussitôt, ou bien en est-il une intuition prémonitoire qui en deviendrait une des causes ? Avec le penchant de répondre, pour mon compte, que c’est les deux, à la fois conséquence et cause ; avec l’hypothèse que c’est d’abord la conséquence d’une perception effectivement intuitive et prémonitoire du destin fatal qui s’identifie au niveau de la métahistoire, et cette perception aussitôt manifestée comme un élément actif de ce destin fatal, pour l’accélérer si l’on veut. Dans tout cela, on retrouve l’idée souvent exploitée ici des rapports directs entre la psychologie, jusqu’à son affection fondamentale qu’est la maniaco-dépression [voir le 19 janvier 2012], et l’histoire dans sa dimension métaphysique.)
Dans ce contexte général, et dans ce texte de dedefensa.org précisément, Lincoln est un cas à part et un cas paradoxal et éventuellement contradictoire. Dans la longue citation ci-dessus, ce qu’il y a d’“à part”, de paradoxal et d’“éventuellement contradictoire” est suggéré, par rapport à ce qu’on sait des engagements de ce site, et même d’une façon explicite par des enchaînements significatifs. Lincoln est présenté comme un géant, le “plus grand président” de l’histoire des États-Unis, jusqu’à ce membre de phrase qui peut paraître, lui aussi, complètement paradoxal, voire contradictoire : «[...C]ette figure malgré tout tragique est effectivement le plus grand président des Etats-Unis.»
Le “malgré tout tragique” semble extrêmement restrictif, et s’opposer à l’idée de “plus grand président des Etats-Unis”… Il est vrai que cette phrase ambiguë vient après la citation d’une note de l’historien Thomas di Lorenzo détaillant toutes les infamies qu’a commis Lincoln pendant sa présidence, laquelle est presque exactement ajustée aux dates du début et de la fin de la Guerre de Sécession. Je précise aussitôt que je partage largement l’aspect factuel critique du jugement de di Lorenzo sur Lincoln, jugement par ailleurs documenté d’une façon convaincante sinon irréfutable, et qui fait bon marché des diverses sornettes dont est constitué le détail de la légende-Système de Lincoln, cela qui tient lieu d’“histoire officielle” et de diktat continué depuis un siècle et demi. Durant sa présidence, Lincoln a été d’infamie en infamie, – le mot est justifié, – si l’on considère ses actes par rapport aux fondements de la Grande République ; mais il faut aussi considérer ces mêmes actes par rapport au Système et tout devient alors inversion, l’“infamie” devient “privilège”, en faisant le plus qu’il pouvait faire pour que le Système, né du déchaînement de la Matière, puisse s’installer aux USA comme chez lui, absolument. Je précise également que, pour moi, le fait d’“être tragique”, surtout pour un dirigeant politique d’une dimension historique, est une vertu essentielle et de toutes les façons nécessaire pour un tel dirigeant. Ainsi s’exprime l’ambiguïté de la phrase, entre un dirigeant dont les actes peuvent être jugés infamants et qui est pourtant désigné comme “le plus grand président de l’histoire des États-Unis”, qui est pourtant présenté comme “malgré tout tragique”. Il ne manque pas d’affirmations qui paraissent contradictoires, puisque l’on trouve quasiment une double contradiction. Enfin, le texte se termine par une citation dont on devine que je la juge magnifique, dans la mesure où elle reflète absolument ce que doit être le sort des USA en tant que bras armé du Système, – de la surpuissance à l’autodestruction.
Conservant toujours plus forte mon attention pour la place et le rôle de cette figure historique dans une période si importante pour l’histoire des USA, cet artefact antihistorique qui a une place centrale dans mon rangement historique et métahistorique, mon sentiment n’a cessé de se raffermir et de se structurer avec la progression de l’expérience, selon lequel Lincoln est une figure extrêmement attachante et historiquement importante, dont la dimension hors du commun ne peut être réduite, niée, écartée. Cet intérêt a grandi encore avec, parallèlement, la réalisation grandissante du malaise psychologique, si grand chez lui, notamment avec ce jugement du taedium vitae comme marque de cette psychologie. C’est justement avec le cas de Lincoln que l’idée exprimée ci-dessus apparaît d’une façon éclatante, savoir que le taedium vitae n’est pas une affection psychologique au sens pathologique… La thèse développée par l’auteur de la biographie de Lyautey est que les deux hommes d’État, Lyautey et Lincoln (comme d’autres d’ailleurs), avaient justement réussi, en en retournant les effets, à faire de leur taedium vitae une force tragique qui, bien que nécessairement pessimiste dans sa forme, leur avait permis de poursuivre leur entreprise puissante, et plus encore, la nourrissant, la transcendant en transmutant l’aspect destructeur et déstructurant du mal en son contraire. Cela s’appelle en termes psychologique “la résilience”, mais elle s’exerce ici en termes historiques, voire métahistoriques, selon la conception développée sur le site (voir notamment le 9 novembre 2012).
Jusqu’ici, tout semble suivre une certaine logique, où l’on voit mis en évidence ce lien de la psychologie de l’individu avec l’histoire qu’il vit et qu’il tente d’influencer, avec la métahistoire dont il a l’intuition… Puis la logique trébuche : émettre un tel jugement, c’est évidemment établir un rapport entre l’individu et les événements historiques avec leur sens, éventuellement avec leur signification métahistorique. Le rapport entre Lyautey et son taedium vitae avec la situation de son époque peut se comprendre : nation historique par essence (la Grande Nation), depuis son origine et au travers de ses vicissitudes, et à la fin du XIXème siècle et au début du XXème encore plus, le sort de la France peut effectivement nourrir le taedium vitae, et plus encore chez un Lyautey qui se référait plutôt à la tradition et pouvait juger ou simplement ressentir le destin français de son temps, sinon le destin de la civilisation elle-même, comme une course commune de la décadence vers la chute… Mais Lincoln ? C’est bien à ce point que le personnage devient fascinant.
Cet homme, parvenu au très haut sommet de l’action politique, au faite du pouvoir, là où la charge des choses dépasse la gloire qu’on en peut tirer, dans une période d’immense tension et de transformation décisive dont il porte la maîtrise d’œuvre, ardemment américain et patriote ; cet homme qui semble porter l’idée de l’union comme une religion qui accomplira le destin de l’Amérique, au nom de laquelle il ne recule devant aucun subterfuge, devant aucune contrainte qu’il juge nécessaire pour l’accomplissement de ce dessein ; cet homme qui paraît brandir comme le seul destin possible de l’humanité cette grande Idée de l’Amérique ; cet homme qui peut se croire inspiré par la gloire de Dieu et qui conduit l’Union à la victoire totale qui imposera comme on l’écrase au reste son idée des États-Unis d’Amérique ; cet homme enfin est dévoré de l’angoisse du taedium vitae qui est celle de la décadence et de l’échec historique par la définition qu’on en a faite. C’est à ce point de la péroraison à la gloire de Lincoln que l’on doit distinguer cette contradiction absolument fascinante, qui fait la grandeur du mystère de Lincoln : tout lui réussit de l’accomplissement historique qu’il semble poursuivre et son caractère s’abîme dans l’angoisse de la décadence et de la chute. A ce niveau de l’appréciation, l’explication ne peut être que métahistoire. Cette conclusion guide mon hypothèse intuitive qui doit percer le mystère de Lincoln.
Une idée maîtresse, souvent exprimée dans tous nos textes, est que l’homme n’est pas mauvais en soi, qu’il n’est mauvais que par proximité de la source du Mal, – selon la référence de Plotin : «Mais les autres, ceux qui participeraient de lui et s’y assimileraient, deviennent mauvais, n’étant pas mauvais en soi.» (Voir notamment le 10 septembre 2010.) Ainsi Lincoln serait-il ce grand homme à l’immense destin qui, pour des raisons qui lui sont propres, “devient mauvais, n’étant pas mauvais en soi”. En quoi est-il devenu “mauvais” en soi, sinon évidemment en déployant sa formidable énergie, sa puissance historique, au service d’une cause générale dont l’effet fondamental et final sera de favoriser décisivement l’installation d’un cadre d’une puissance inouïe pour le développement ultime du Système né du déchaînement de la Matière. Alors, son taedium vitae si incompréhensible au regard de son œuvre de l’achèvement opérationnel de l’Idée de l’Amérique, s’éclaire évidemment si l’intuition lui fait voir, au fond de lui-même et d’une façon incompréhensible par lui-même, que cette construction colossale fait en vérité le lit de l’américanisme, puis du panaméricanisme, c’est-à-dire d’une chose (le Système) qui est la représentation opérationnelle du Mal. Si ce cas est bien le sien et compte tenu de ses qualités véridiques d’un grand caractère, la souffrance de l’angoisse intime qui le dévora dut être sans limite, car il vécut et agit dans l’histoire comme un prisonnier métahistorique de sa proximité du Mal sans jamais distinguer précisément la nature des barreaux qui le tenaient dans cet état, ni la nature de cet état d’ailleurs. Il souffrit affreusement sans savoir pourquoi il souffrait. (Par contre, je tiens effectivement l’extrait du discours cité, de 1838 à Springfield, comme une prémonition de son propre destin en tant que créateur du destin catastrophique de l’Amérique, et du reste par conséquent : «…Si la destruction devait un jour nous atteindre, nous devrions en être nous-mêmes les premiers et les ultimes artisans. En tant que nation d’hommes libres, nous devons éternellement survivre, ou mourir en nous suicidant.»)
Cette hypothèse n’est envisageable bien entendu, du point de vue de ses constituants historiques, que si l’on révise radicalement le jugement que l’on porte sur les USA en tant qu’entité, par rapport au jugement convenu, – qui deviendrait alors un jugement-Système, tromperie évidente du Système. Mis à part mon jugement propre, qu’on connaît à cet égard, je pense fermement que les évènements actuels, à l’extrémité où ils sont de faire apparaître à une très grande vitesse des perspectives d’anéantissement de ce qui reste de substance à notre civilisation, conduisent objectivement à cette révision radicale. A cette lumière, le cas de Lincoln devient un mystère métaphysique qui mérite effectivement, pour le percer décisivement, cette sorte d’hypothèse.